Knapkoeken et knubbelkensvlaaien

Corinne Hoex,

Il va là-bas. Revoir des petits-cousins et des arrière-neveux. “Petits” parce qu’ils sont loin. “Arrière” parce qu’il leur tourne le dos. Des silhouettes derrière lui qui s’effacent au bout d’une route. Il va revoir sa grand-mère aussi, et sa grand-tante, et son grand-oncle. Des personnes qu’il dit grandes, mais qui sont surtout vieilles. Grandes comme les ombres qui pèsent sur lui. Ses ancêtres. Ses lares.

Il y va seul. Sans ma mère ni moi. Qui est-il là-bas que nous ne puissions voir ? Qui redevient-il ? Son enfance est restée sur les berges d’un fleuve. Une enfance de balades à vélo, de pique-niques, de baignades. Avec de jolies cousines et de nombreux cousins. Là-bas, c’est un pays de champs de blé et de prairies en fleurs. Un pays sans montagnes. Où le ciel est partout. Mais il y a des oiseaux. Les battements de leurs ailes habillent les nuages d’une dentelle turbulente. Les cimes sont des cimes mouvantes.

Tout petit, déjà, il aime les oiseaux. Il précède son grand-père dans l’escalier du colombier et trépigne devant le cadenas pendant que le vieil homme gravit les quatre étages. Là-haut, il se trouve sur une île. Une île dans le ciel. Une robinsonnade. Son grand-père lui enseigne à juger de l’ampleur des rémiges et à baguer les pattes. Mais lui, ce qui l’intéresse, c’est de lancer à deux mains vers le ciel un de ces voyageurs intrépides qui vole droit devant lui et devient une goutte dans l’eau du vaste espace.

Très jeune, il goûte aux roucoulades. Au milieu des perchoirs, des fientes et des plumes. Les yeux dans les yeux fixes des pigeons qui crispent leurs mains rouges sur la barre de bois. Et au salon aussi, le dimanche, à l’heure du café, dans les fauteuils de velours. Ou, quand la saison est belle, au jardin, dans l’herbe, à l’ombre du tilleul. La famille installée autour de quelques “délicatesses”, biscuits croquants ou tartes aux abricots. La compagnie est nombreuse. Des amis s’y joignent. Et des voisins aussi. Tout le monde parle flamand. Mais c’est en français, dans une langue châtiée, qu’on rédige chaque semaine de petits compliments rimés assez suaves qu’on se dédie les uns aux autres. On versifie volontiers, sans prétendre au génie et sans rougir de la modestie de son inspiration. On est naïf, enfantin, un peu scolaire. On est content. On rit beaucoup. Et on est applaudi.

Mais maintenant, quand il va là-bas, il n’y a plus de poésies. Plus de flatteries, ni en vers, ni en prose. Plus d’applaudissements. Dans la chambre trop meublée d’une maison de retraite, il voit de vieilles gens assises devant la télé, hypnotisées par la lumière bleutée, qui, indifféremment, regardent Derrick, Dallas, Starsky et Hutch, les Smurfen, Chantal Goya, Will Tura, Adamo, le Tour de France, Paris-Roubaix, Liège-Bastogne-Liège, les Vingt-quatre heures du Mans, le Rallye de Monte-Carlo et la météo. Il rentre à Bruxelles pour l’heure du souper et mange sans lever les yeux.

Au moment du dessert, pourtant, il pose devant moi deux paquets circulaires de hauteurs différentes dont l’épais papier blanc est noué d’un bolduc vermillon et sur lesquels je lis en lettres rouges : “Banketbakkerij Huis Maison Van Weyck Maaseik”. Je connais cet emballage : ce n’est pas la première fois que mon père, revenant de là-bas, rapporte avec cérémonie de semblables colis. Ma mère, déjà, hausse les épaules. Elle n’a rien en commun avec le contenu de ces paquets et va chercher sur le vaisselier son “ballotin” de marrons glacés. Lui, avec des gestes de prestidigitateur, tranche le bolduc, écarte l’un après l’autre les quatre pans du papier et fait apparaître, cerclée d’un carton arrondi, une tarte grumeleuse, toute en bosses et en fosses, une “knubbelkensvlaai” aux abricots, semblable à celles que, dans l’enfance, il dégustait en rimaillant et dont le paysage lunaire se referme sur son mystère. Il en prélève deux quartiers et me sert et se sert. Il ouvre également, avec une liturgie non moins dévote, le deuxième paquet. Du même papier blanc empesé et ficelé de rouge se dégage cette fois une boîte ronde à couvercle. Un carton à chapeaux où s’empilent les “knapkoeken”, des biscuits assez durs, un peu collants, revêtus de gros grains de sucre. Le dessert du dessert. Au moment d’y goûter, les grains se détachent et retombent. Comme dans les champs se répandent, aussitôt qu’on les frôle, les semences de graminées. Je les recueille un à un et les fais fondre sur ma langue. Leur saveur rejoint mon terreau intime. Mon père, à son tour, brise un morceau de “knapkoek”, le porte à la bouche et le broie longuement. Je n’entends plus que l’effort de ses dents qui réduisent le biscuit. Mais je sais qu’il m’observe. Et je crois qu’il aimerait sourire. L’objet de son voyage, c’est à cet instant-ci, peut-être, qu’il le rejoint.

 

 

Les “knubbelkensvlaaien” (ou, selon différentes prononciations entendues, “knobbelkensvlaaien” ou “knibbelkensvlaaien”) sont des pâtisseries limbourgeoises à base soit de farine, beurre, œufs et sucre, soit de farine, beurre, œufs et abricots. “Vlaai” est un mot patois qui désigne une tarte. “Knobbel” se traduit par “bosse, durillon, callosité, nodosité, nœud, tubercule”.

Les “knapkoeken” sont une spécialité traditionnelle de Maaseik. Ce sont des biscuits assez durs, faits de farine de froment, d’œufs, de lait, de beurre, de cannelle, de vanille et recouverts de grains de sucre. “Koek” se traduit par “biscuit”. “Knap!” est une interjection qu’on peut traduire par “Crac!”. “Knappen” (ou “knapperen”) signifiant “crépiter, craquer, se fêler, broyer, croquer (un biscuit)”. Les “knapkoeken” existent à Maaseik depuis le dix-septième siècle. A l’époque où la ville était un port très actif sur la Meuse, les navigateurs en auraient appris la recette auprès des marins hollandais avec lesquels ils étaient fréquemment en contact et qui faisaient usage, lors de leurs longs voyages en mer, de ce genre d’aliments faciles à conserver. Une fête, dénommée “Knapkoekbakken”, célèbre chaque année ce fleuron de la gastronomie locale. Au cours de cette fête, une “knapkoek” de trois mètres de diamètre est cuite en plein air au son de la fanfare sur la place de Maaseik. Cette année, cette fête a lieu le premier septembre.

Partager