Elle ne savait pas quelle décision prendre.

Marcher serait la meilleure des choses, ça l’avait toujours aidée à réfléchir, mais se promener était de plus en plus compliqué dans la Cité.

Le podomètre de son Ex-I-28 indiquait qu’elle était loin du quota permis, elle aurait pu rejoindre la barrière verte sans amputer son crédit mensuel, mais c’était devenu quasi impossible depuis le début de ce quadrimestre : des affichettes auto-fluo signalaient un danger potentiel et interdisaient l’accès à l’aire Forestière : des vents de force XO avaient en effet tracé un nouveau couloir et les derniers grands arbres n’y avaient pas résisté.

Elle n’avait aucune envie de s’attirer des ennuis avec le contrôle sécuritaire en forçant les barrages et décida donc d’aller simplement jusqu’au parc des Mystères. Les nouvelles constructions métallosylvestres y étaient remarquables et leurs ancrages, forés profond, les garantissaient de tout déracinement, protégeant du même coup le promeneur.

Il n’y avait pas grand monde sur l’avenue, le programme 4D-transactif de 14 h 30 attirait de plus en plus de public et la grande majorité des tiersemplois y étaient accros. À la première intersection, elle monta sur la voie A et s’assit sur un des sièges chauffants du déroulant qui l’amènerait en douze minutes à l’Aléa Magna. Elle regrettait presque de ne pas avoir emmené Pantalon, son compagnon autorisé, mais il aurait fallu le recharger à chaque borne et elle craignait que ça ne lui gâche la promenade… C’est vrai qu’elle aurait dû l’envoyer en révision depuis deux semaines, mais ces histoires d’élections lui avaient tellement pris la tête qu’elle avait négligé tout un tas de choses dans l’organisation de sa cellule.

Enfin… Dans quelques jours tout rentrerait dans l’ordre, la vie reprendrait son cours dans la Cité et c’était l’essentiel !

Quelle aventure ces élections tout de même !

C’étaient les premières pour elle !

Monsieur J., son orientateur, avait essayé de lui expliquer en quoi ça consistait, mais ça semblait tellement compliqué ! Avant ça, elle n’avait jamais entendu parler de campagne électorale, de légitimité de candidats ou d’irrésistible attrait du pouvoir… Elle n’était pas née lors du dernier repositionnement, elle avait grandi aux confins de la Cité et ignorait tout des règles propres aux conseils d’administration… Avant son lâcher social, ses géniteurs, lors de leurs visites mensuelles dans le secteur éducationnel n’évoquaient jamais ce genre de chose. Leur seule préoccupation était de savoir si elle, leur unique descendance, avait une chance d’entrer un jour dans la Grande Maison. Ils avaient placé là tous leurs espoirs et s’attendaient à ne pas être déçus. Appartenir à la Maison garantissait la sécurité matérielle et, à condition de se faire remarquer par les doyens, offrait aussi la possibilité d’une ascension civique. Et c’était fait… Elle y était parvenue, depuis un an, elle y était, elle appartenait à la troupe !

Évidemment, ça n’avait pas été facile, ses géniteurs avaient dû investir : une auriculo-plastie et trois gusto-succions ! Mais ça en valait la peine… Aujourd’hui, elle faisait partie de la Grande Maison ! Bien sûr, les premiers plans n’étaient pas pour elle, bien sûr elle n’approcherait jamais les grands rôles du répertoire antique… Pour jouer les Célimène ou les Chimène, il fallait un autre arc charismenteux et là… les chirurgiens n’avaient, malheureusement, rien pu faire.

Mais peu importe, elle y était, elle était dans la place !

Et finalement, jouer les seconds plans n’était pas si mal : ça la mettait à l’abri. Au foyer, elle avait entendu parler de complots larvés, de jalousies malsaines, de coups bas et de diffamations dans le cercle très fermé des premiers rôles. Tracer son petit bonhomme de chemin sans faire d’envieux lui semblait bien plus confortable, son physique, charmant, mais somme toute assez quelconque la mettait à l’abri des médisances féminines et n’attisait pas la convoitise des ténors.

Une sonnerie discrète lui rappela qu’elle était arrivée à bon port. Elle récupéra sa carte d’immuno-reconnaissance et quitta souplement le déroulant. Il lui suffisait à présent de remonter l’avenue de la Poétique, d’emprunter le boulevard du Calembour pour arriver au parc.

Avant de s’asseoir sur le monobanc, elle actionna le programme de désinfection du périmètre et, quand le voyant vert l’y autorisa, elle put enfin se poser et tenter de mettre un peu d’ordre dans ses idées.

Au début de son apprentissage éthico-social, Monsieur J. avait tenté de lui expliquer qu’avant l’avènement de « la Maison » au pouvoir, les élections ne ressemblaient pas du tout à ce show surmédiatisé : c’étaient, à l’époque, d’après lui, de simples citoyens qui, se sentant chargés d’une mission « politique », comme on disait alors, se voyaient appelés par la fonction et postulaient pour des postes de gouvernants. Elle ne l’avait pas cru alors… Monsieur J. avait toujours fait partie des comédies d’intrigues et semblait toujours privilégier le répertoire du Grand Complot ; aussi, tout en ne remettant pas sa parole en question (ce qui aurait pu lui coûter un A au rapport semestriel !), elle n’avait jamais fait de commentaire sur ces dérives révisionnistes. Mais aujourd’hui, à la lueur des dernières informations, elle ne savait plus que penser. Avait-on vraiment, dans le passé, pu élire des bouchers, des médecins ou des professeurs aux postes de dirigeants de la Cité ?

Ça lui paraissait incroyable, absurde… Comment de simples citoyens pouvaient-ils s’imaginer comprendre les mystères de l’âme humaine ? Comment, sans avoir abordé, étudié, maîtrisé les grands textes, pouvait-on prétendre comprendre la psychologie des personnages de l’administration centrale ? D’un autre côté, ces simples citoyens, se sentant appelés à exercer des responsabilités sociales, devaient logiquement être des idéalistes, des utopistes peut-être même… des gens qui voulaient sincèrement améliorer le sort de la Cité. Ils étaient probablement naïfs et désarmés face à la complexité de la tâche mais ce devait être bien agréable, à cette époque, de ne pas voir les candidats au pouvoir rivaliser de vocalises et de pause de voix, d’implants capillaires et de bouches siliconées, de talonnettes et de réductions abdominales ! Les débats alors étaient peut-être centrés essentiellement sur l’humain (on peut rêver), peut-être même ces gens se préoccupaient-ils de ceux qui vivaient en dehors de la Cité, au-delà de la barrière verte, et qui n’avaient jamais pu avoir accès à une seule des représentations de la Grande Maison !

Comment savoir. Peu de traces subsistaient de cette période, les adaptateurs avaient évidemment réécrit l’histoire…

Elle doutait et le doute était mauvais pour son teint ; l’encadreur de la troupe le lui avait encore dit il y a trois jours lors du cliché promotionnel pour le nouveau spectacle de la Maison ; quand elle était soucieuse, elle prenait moins bien la lumière, il fallait dès lors qu’elle sorte au plus vite de ce conflit intérieur et trouve pour qui elle allait voter.

Elle n’avait droit qu’à une seule voix. Et encore, une toute petite qui serait ralliée d’office à la majorité en cas de balance électorale. C’était une voix tout de même ! Et c’était la première fois que, au sein de la Maison, elle allait pouvoir donner son avis… Ce n’était pas rien.

Comment s’y retrouver ? Les affiches mouvantes avaient envahi tous les murs de la Cité et chacun des caractères semblait tout aussi convaincant. Ils avaient tous été mobilo-shoppés et leurs discours avaient été réécrits par la cense mère. Comment, dès lors, se faire une opinion ?

Elle essaya de s’abstraire des images hologrammineuses qui parcouraient les allées du parc et tenta d’y voir clair.

Depuis son entrée dans la Maison, elle avait pu côtoyer certains candidats, son statut était donc enviable : la plupart des spectatoélecteurs lambda, eux, ne les avaient vus que de loin, sur scène, floutés par l’éclairage enjolivant et gonflés par les textes pompeux des auteurs de la pré-ÈRE. Elle, au moins, avait eu le privilège de les voir sans filtre esthéto-brouillant. N’empêche… Elle ne parvenait pas à arrêter un choix.

Tout allait se jouer entre les ténors, les premiers plans… et ça n’en était pas plus rassurant. Chacun d’eux se réclamait d’un des quatre grands courants ; en réalité, les membres de la Comédie de Geste n’avaient que peu de chances, leurs deux représentants principaux, gominés, fardés, avec leur gilet de brocard, feraient long feu face aux répliques acerbes de ceux du vaudeville et de la Comédie de Caractère. Il ne fallait pas non plus négliger l’intrigue qui, toujours, surgissait là où on l’attendait le moins.

À qui donner sa voix ?

Indépendamment des courants, il y avait bien sûr les interprètes, les individualités, chacun voulant se démarquer, peu ou prou, du mouvement auquel il était rattaché… mais on retombait invariablement sur les mêmes, au pouvoir, depuis si longtemps.

Il y avait le triumvirat : D. le plus vieux, S. le plus grand et K. le plus riche. Ils promettaient une alliance et une codirection de la Maison ; personne n’y croyait. Ce serait, comme d’habitude, à qui tirerait le plus fort la couverture à lui. Choisir l’un d’eux séparément ? C’était compliqué, ils se présentaient comme un numéro d’ensemble, les séparer aurait déforcé le sujet…

D., dans le passé, avait fait preuve d’audace en invitant dans sa succursale d’au-delà-de-la-barrière-verte des troupes exotiques, étrangères à la Cité. Après, il avait fallu les gérer, ces exotiques, et ça n’avait pas été simple ! Ils avaient tout de suite réclamé leur statut d’artiste-intégré… Ça avait créé plein de désordre dans l’administratrure et D. avait perdu des points dans les sondages ! Alors, non… D’autant que, à en croire les bruits de coulisse, il était maintenant si vieux et bavait tant dans sa barbe… qu’il ne pouvait même plus jouer Géronte… Alors, non !

Le grand S., bien que plus jeune, n’était pas très ouvert à la diversité. Il s’enorgueillissait de son rang d’intellomanipulcenseur pour faire régner une terreur verbeuse… Foutre… Alors, non !

K., appliquait les règles bizenaises merchandaiseuses des temps d’avant. Et jusqu’ici, ça avait drôlement bien marché. Il séduisait le public, mais les vieux de la troupe commençaient à tirer la langue et les jeunes premiers jouaient des coudes pour des feux de misère ! Merdre… Alors, non !

Il y avait bien le jeune D., mais comment savoir ce qu’il mijotait, il venait à peine d’entrer dans la cour des Grands et, déjà, avait transpatouillé les débats… Merdre, merdre, alors non !

Qui restait-il ?

H., l’éternelle coquette dont le visage était si figé qu’il avait perdu depuis longtemps toute expression ? Si ses idées étaient aussi coincées que son rictus, ça promettait des lendemains qui déchantent.

La grande P. alors ? Pleine d’assurance, elle était la championne du coup de jarret… Beaucoup de bruit pour peu d’effets !

Il restait S., le petit, tellement nerveux qu’il en mangeait la moitié de ses mots, tellement inquiet qu’il en oubliait ses répliques, tellement anxieux qu’il ne passait pas le troisième rang. Les balcons n’avaient jamais entendu la couleur de sa voix, elle n’allait tout de même pas lui donner la sienne !

Merdre, merdre, merdre, foutrement non !

Cornegidouille, il fallait bien qu’elle trouve une solution.

Si ça continuait, ce comique de répétition allait les entraîner droit dans les cintres et l’effroi de la tragédie remplacerait bientôt le rire que chaque citoyen était en droit d’attendre ! D’exiger même !

Pourquoi avaient-ils abandonné les règles évidentes de la commedia dell’arte ? Les mimiques, les cabrioles, les pantomimes étaient sans détour et exprimaient bien mieux la vérité d’un caractère que les jeux de mots, les impertinences et le double sens. Le drame bourgeois avait introduit le vers dans la pomme ! Auparavant, il était simple de trancher entre les fâcheux, les mondains, les ridicules et les farceurs… Aujourd’hui, où les caser ? Ils passaient sans vergogne d’un registre à l’autre, brouillant les pistes, changeant de répertoire et retournant leurs costumes. Même les jeunes premières n’assumaient plus leur rôle ! C’était un vrai vaudeville !

Il était tard, l’obscurité gagnait les allées verbeuses, les spots de la rampe faiblissaient déjà, les services allaient bientôt s’allumer, elle devait rentrer au plus vite vers le quartier des Quiproquos avant que les voitures de la critique ne s’en mêlent.

Fatiguée, elle se dit qu’elle y serait plus vite si elle empruntait la voie du Dénouement sans passer par le tunnel des Péripéties, toujours encombré à cette heure. Si elle évitait la petite ceinture des Rebondissements, elle pouvait espérer arriver à temps à la place du Final.

Ils seraient tous rassemblés là, en conclapse, attendant les trois coups qui devaient annoncer le nouveau Premier Plan de la Maison. Elle aurait juste le temps de passer au maquillage avant de glisser son programme coché dans la boîte à sel…

Elle n’avait toujours pas fait son choix.

Alors qu’elle passait à côté de son trou, la souffleuse lui murmura qu’il était grand temps… qu’elle arrivait en fin de réplique. Il fallait conclure sans attendre de deus ex machina.

On était à trois minutes de l’acte cinq, elle repensa à ce philosophe du quaternaire-d’avant-l’ÈRE qui mettait la moralité du théâtre au centre de ses débats. Monsieur J. lui en avait parlé, en aparté, un jour de générale. Elle n’avait jamais oublié cette vision du monde, ce retour à la comédie classique où la farce divertit et dénonce. Monsieur J. avait aussi évoqué l’anticlaste, l’anténisme et les paralipomènes. Il lui avait décrit avec nostalgie les siloques, les superloques et les interloques de pataphysique. Était-ce une utopie ? Lui avait-il parlé de ces distributions improbables parce qu’il la savait pertinemment incapable d’assumer un premier rôle ? Elle ne le saurait jamais… Monsieur J. avait été remplacé lors de la dernière tournée et personne ne savait plus dans quelle salle il jouait… ni même s’il jouait encore. Voilà le sort réservé à ceux qui s’opposaient aux règles de la Grande Maison. Elle ne voulait pas ça ! Ses géniteurs et elle avaient fait tant de sacrifices pour y parvenir, elle n’allait pas tout gâcher maintenant pour une erreur de casting !

Pourtant quelque chose en elle, une voix sourde et grondante comme celle d’un chœur antique, lui disait que ça ne sonnait pas juste, que ce n’était pas ainsi que devait se jouer la Comédie. Elle savait que, face aux ténors de la scène, elle ne ferait pas le poids, qu’en deux répliques ils la moucheraient, la tourneraient en ridicule, elle ne pouvait pas les affronter sur le même plan, il fallait qu’elle remonte en fond de scène et les oblige à montrer le dos, il fallait qu’elle prenne toute la lumière, elle, la soubrette, la faire-valoir, la suivante, l’utilité, il fallait leur montrer à ces premiers plans d’opérette que le poulailler aussi avait son mot à dire !

Elle ressortit et plongea sans hésiter dans les ruelles obscures de l’anonymat.

Un ami de Monsieur J., dissident, membre de l’anonymus-alternativeculture, sachant qu’elle pouvait, sans contrôle, pénétrer par l’Entrée des Artistes et circuler librement dans la Maison, avait déjà essayé de la convaincre de l’utilité d’un coup d’éclat. Elle s’était rendue à certaines réunions du commando C4 mais n’avait jamais franchi le pas. Régulièrement, elle recevait leurs appels sur son transpondeur de poche mais n’y avait, jusqu’ici, jamais répondu. Leur slogan se répandait à travers les ondes :

we are anonymous

government should be afraid of the people

people should not be afraid of the government

spread this message

sky is the limit

we are anonymous

we never forgive.

Aujourd’hui, ce message trouvait en elle un écho.

Aujourd’hui était un bon jour pour tomber le masque, se dit-elle en se rendant chez son contact.

Il lui fournit tout le matériel nécessaire…

Cependant, de retour, face à la majesté de la Grande Maison, elle hésita : le fronton, les colonnes, les statues de tous les grands auteurs de la pré-ÈRE (plus personne n’avait été autorisé à écrire depuis, toute tentative de rimage étant formellement sanctionnée par le comité de surveillance des belles lettres) tout ici était érigé pour impressionner… et elle l’était, impressionnée.

La devise s’étalant, large, sur la façade de pierre de France la nargua : « ici est le temple des mots ».

Un temple, c’est inviolable, pensa-t-elle, prête à faire demi-tour, gagnée par le trac. Au dernier moment, son sac à dos, chargé, lui rappela sa mission : si elle gardait intacte sa fascination pour les belles tournures, les envolées lyriques, les moments inspirés et les scénographies sublimes, elle ne pouvait plus supporter ces marionnettes bouffies d’orgueil qui prétendaient les gouverner, régir les mises en scène et faire toutes les distributions !

Résolue, elle contourna la billetterie, passa par la loge du concierge. Personne ne la vit, personne ne songea à l’arrêter… Personne ne la connaissait… Même la secrétaire hésitait sur l’orthographe de son nom quand il fallait l’ajouter en bas de l’affiche. Elle escalada les cintres et parvint sur les caillebotis du grill surplombant la scène. Ils étaient tous là, sous ses pieds, pérorant, faisant assaut de bons mots, de cabrioles ; ils avaient sorti leurs plus beaux atours, perruques et colifichets ; leurs voix, chauffées de longs « ba-be-bi-bo-bu » tonnaient sous les perches lourdement lestées de fumants projecteurs ; leurs consonnes, affinées par les « trois-petites-truites-cuites » précisées par les « pour-qui-sont-ces-serpents-qui-sifflent-sur-vos-têtes » sonnaient magnifiquement, réver-bérées par les ors de la Grande Salle !

C’était inespéré !

Personne ne s’était méfié d’elle, la petite grue, la bécasse, la dernière engagée de la troupe…

Ils avaient tort… elle les tenait à sa merci.

À tour de rôle, ils occupaient le devant de la scène, argumentant, faisant monter le suspensif, enquillant les lazzis, épastrouillant les bouffonnades, algamentant les marades… Ils étaient à leur affaire !

Le ton montait, les répliques s’enchaînaient, le dénouement était proche !

Au moment où D., S. et le jeune D. bataillaient pour séduire le parterre, au moment du final où, d’un coup de talon savamment exécuté, d’une cambrure matamoresque et d’un lever de mâchoire magistral, ils espéraient soulever les vivats, les rires et les bravos, à ce moment précis, elle sortit la bombe de son sac et la tendit, à bout de bras, au-dessus de leurs tonitruades.

Moment de suspension… l’avenir de la Comédie était entre ses mains.

Fallait-il encore jouer ou abattre ses cartes ?

Le répertoire tenait-il encore la route ou fallait-il en changer ?

Qui pouvait s’ériger en censeur du bel esprit ?

Où étaient les bouffons et où étaient les dupes ?

Foutre, diantre, palsambleu.

Elle lâcha tout.

Admirable, l’arme se déployait magistralement derrière le rideau de scène. Elle descendait, sombre, gracieuse, mortelle, imparable… Aucun d’eux ne s’en relèverait. Dans un souffle, un battement de cil, avant que le premier applaudissement n’ait pu retentir elle allait les toucher, les recouvrir, les ensevelir. Ils ne pouvaient rien contre elle !

Son arme, suprême, inattendue, son arme était une chape de plomb, une nappe de silence, le froid couvercle d’un bide monumental qui suivrait un effet raté… L’horreur totale… Aucun d’eux ne s’en relèverait, comment pourraient-ils survivre à une telle honte ? Ce profond salut consterné, atterré, incrédule, serait aussi le dernier.

Silenzio.

Au moment où le voile de stupeur les toucha, tous explosèrent en un magnifique bouquet final, les avares, les jaloux, les cocus, les ridicules et les mondains, les fâcheux et les farceurs, les grandes coquettes, les soubrettes et les jeunes premières, les valets et les marquis, les bourgeois et leurs serviteurs, les paysans et les soldats… Tous s’épastrouillèrent à l’unisson, boyaux en débandade, égaux face à la tripaille.

Quand la fumée se dissipa, les spectateurs ébahis virent la splendide couleur carmin qui recouvrait les murs du théâtre. La Grande Maison avait enfin retrouvé son rouge et ses ors !

Demain, le spectacle pourrait continuer neuf et léger.

Sous un tonnerre d’applaudissements, le public salua ce final spectaculaire, commenta, en quittant la salle, la véracité des effets spéciaux, l’inattendu de la trouvaille, le magnifique tombé soyeux et écarlate des longs rubans de chair suspendus aux lustres de cristal.

Chacun, se précipitant pour attraper le dernier navetton, put rentrer chez lui, satisfait et content.

Finita la commedia.

Merdre aux assis !

Véronique Ubuefnot, novembre 2011.

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