Je m’appelle Jean-Marc Carassou et, depuis dix-sept ans, je suis le maire de B., une commune du Calvados, à une vingtaine de kilomètres de Deauville. Il y a chez nous, d’après le dernier recensement, quatre mille trois cent quarante-sept âmes. Je dis « âmes » en pensant au célèbre roman de Jim Thompson, 1 275 Âmes, le numéro 1000 de la Série noire, que j’ai lu à sa parution en 1966, l’année même où je me suis engagé au Parti du Renouveau normand dont l’acronyme PRN est connu de tout le monde en Normandie.

À l’époque, je voulais devenir romancier. Je rêvais d’écrire des romans policiers musclés, des polars comme on ne le disait pas encore, un peu à la manière entraînante de James Hadley Chase que j’admirais beaucoup, dont j’avais lu et relu tous les livres, et que je considérais alors comme le plus doué des auteurs du genre. J’ai le souvenir d’avoir commencé une vague histoire de trafic d’organes qui se déroulait sur la Côte fleurie et de l’avoir abandonnée après le troisième chapitre, faute d’avoir pu trouver une bonne idée pour entamer le quatrième.

Aussi, loin d’avoir mené à bien une brillante et glorieuse carrière d’auteur de romans criminels, j’ai repris le négoce de mon oncle et je suis devenu marchand de matériaux, un secteur où il est extrêmement aisé de faire du noir. Je n’ai pas honte d’affirmer que mon commerce est prospère et qu’il me rapporte beaucoup d’argent.

Tous les groupes politiques sont représentés à B. — une palette qui va des trotskistes (oui, il y en a au cœur du Calvados !) aux sympathisants du Front national, et même de l’aile la plus droitière et la plus fasciste de ce mouvement. Malgré quoi, mes adversaires les plus coriaces sont les membres de l’UMP et, surtout, les socialistes. Lesquels sont dirigés dans le pays par une femme, Annette Pétrone, Pétrone comme l’auteur romain du Satiricon. Annette Pétrone est d’ailleurs, cela ne s’invente pas, latiniste de formation et elle a longtemps enseigné le latin à Bayeux. Elle a quarante-cinq ans, mais elle en paraît dix de moins. Elle en a parfaitement conscience et elle en joue pour séduire les électeurs, ceux de mon camp y compris.

C’est une femme que je ne supporte pas. Chaque fois qu’on l’interroge, et peu importe le sujet sur lequel on le fait, elle répond, avec une morgue déconcertante, comme si elle était une Pic de la Mirandole et qu’aucune matière ne dépassait ses connaissances. Elle parle indifféremment des nuisances sonores, des aménagements routiers, des logements sociaux, des aides financières aux petites et moyennes entreprises locales, des bibliothèques publiques, des déchetteries, des crèches, des désastres immenses provoqués par la maladie d’Alzheimer ou de la TVA sur la restauration que des parcmètres, des braderies, du dernier Goncourt, des courses hippiques à Deauville ou que des résultats très encourageants de notre équipe de basket féminin, l’ASBB, une des meilleures du Calvados.

En somme, elle a réponse à tout.

Un jour, sur le marché, comme un vieux paysan lui montrait ses girolles fraîchement cueillies, elle est partie dans de grandes déclarations sur la culture des champignons et sur le grave danger que pouvaient causer certaines espèces comme les clitocybes, quand elles poussaient dans les parcs et les jardins.

Le vieux paysan en est resté baba.

Moi aussi, lorsque mon adjoint chargé du patrimoine, Ulysse Lafeuille, m’a rapporté l’histoire.

Comment enrayer la marche en avant d’Annette Pétrone ? Que faire pour qu’elle ne remporte pas les prochaines élections municipales, dans deux mois et demi à peine ? À quels stratagèmes recourir ? À quelles méchantes manigances ?

Je me dois d’être franc, au risque de passer pour un goujat et un salaud : depuis près d’une année, j’ai mis sur elle un de mes hommes de main. Son nom de famille commence par la lettre V., c’est tout ce que je peux dire. Un type trapu et basané qui a environ le même âge qu’Annette Pétrone et qui a toute ma confiance. Ulysse Lafeuille prétend que V. n’est ni beau ni laid. Ce qui est, selon lui, la pire des difformités. Difforme ou pas, V. a noué des liens dans les milieux les plus divers, que ce soit dans les administrations publiques ou dans le privé. Grâce à quoi, il a réussi à obtenir pas mal de renseignements sur Annette Pétrone — la plupart, j’en conviens, par des moyens illégaux, ne serait-ce que les écoutes téléphoniques et les poses de micro à son domicile, un joli bungalow à la sortie de B., en bordure de la route départementale conduisant à Deauville.

C’est désolant, mais à ce jour, V. n’a rien trouvé. Rien, en tout cas, qui soit de nature à déstabiliser Annette Pétrone et à jeter la suspicion sur son intégrité politique et morale.

À croire qu’elle n’aurait aucun défaut, qu’il n’y aurait chez elle aucune faille, aucune faiblesse, qu’elle n’aurait jamais connu la moindre glissade. À croire qu’elle serait l’incarnation même de l’honnêteté, de la probité et de la droiture. À croire qu’elle serait une sainte, et je sais à quel point les Normands, et jusqu’aux plus tolérants et aux plus libertins d’entre eux, davantage que les Bretons, ont toujours été fascinés par les femmes vertueuses.

V. n’a rien trouvé non plus sur ses proches, ni sur son mari qui est le directeur du lycée de B., un homme assez quelconque, ni sur son fils unique, Christophe, qui a juste vingt ans et qui vient de s’inscrire à la faculté de médecine à Caen. Un moment, on a cru que Christophe pouvait être le maillon faible, à la suite d’une affaire de drogue — de drogue frelatée — dans une boîte branchée de Trouville où il aurait été vu avec quelques dealers notoires et des trafiquants originaires du Caucase. Mais l’enquête de police a rapidement révélé qu’il n’avait jamais mis les pieds dans cet établissement et qu’au surplus, il ne fumait pas, ne buvait pas, ne draguait pas et ne baisait pas.

Un saint, lui aussi. Un modèle de vertu et de bonne conduite. Le fils tout craché de sa mère. Et pour moi, mes supporters, le PRN, une calamité. Une calamité d’autant plus insoutenable que tous les sondages que V. a fait faire discrètement par les instituts les plus fiables me donnent perdant dès le premier tour !

Et rien sur sa sœur cadette, une brave infirmière restée célibataire. Rien sur son père, un ancien cheminot, excellent joueur d’échecs et président d’une amicale de jeux de société à Houlgate. Et rien sur sa mère, une ancienne vendeuse au Monoprix de Deauville, aujourd’hui bénévole dans une association de défense des animaux domestiques dont il existe une obscure permanence à B., à deux pas de la mairie.

J’enrage. J’en suis malade. J’en pleurerais presque, si j’avais le courage de pleurer, si je n’avais perdu depuis des années et des années mes facultés de m’émouvoir.

Mais qu’est-ce que je vais faire ? Qu’est-ce que V. peut encore entreprendre ?

À ma montre, une superbe Calvin Klein Flash que j’ai reçue de Gisèle ma maîtresse, il est vingt et une heures trente-cinq, et je suis toujours dans mon bureau, au premier étage de la mairie, en train de signer mon courrier, après avoir séjourné une semaine à Chamonix avec la nouvelle trésorière de mon parti, une grande bringue rousse native de Courseulles-sur-Mer.

Soudain, je dresse les oreilles. J’ai l’impression d’avoir entendu du bruit, quelque part au fond du couloir, là où j’ai fait installer les services de l’urbanisme dont Gisèle est la responsable.

Gisèle occupée à examiner des dossiers en souffrance ?

Est-ce qu’elle ne m’avait dit qu’elle devait partir tôt aujourd’hui, vu que ses beaux-parents venaient dîner chez elle et qu’à cette occasion, elle comptait préparer des tripes à la mode de Caen ?

Je sors silencieusement de mon bureau et me dirige à petits pas feutrés vers celui de Gisèle.

La porte est fermée.

Le bruit qui me parvient est bizarre. Difficile de le définir. On dirait un halètement. Cela me rappelle quelque chose, quelque chose que je connais bien, mais je suis incapable de dire quoi au juste. Peut-être un chat qui serait en train de laper du lait dans une soucoupe. Un chat très goulu, me semble-t-il.

Depuis quand y a-t-il un chat, un chat très goulu, dans la mairie ?

Sans marquer la plus petite hésitation, je pousse la porte devant moi, franchis le seuil et me fige aussitôt sur place.

Pas besoin que je me frotte les yeux pour comprendre que je ne rêve pas, que le spectacle qui s’offre à moi est la navrante, la consternante réalité.

C’est bien V. qui est là, à deux mètres de l’endroit où je me suis immobilisé, et c’est bien Annette Pétrone qui est agenouillée devant lui et qui lui fait une fellation. Quoique je la voie seulement de dos, je n’éprouve aucune peine à la reconnaître, à reconnaître sa longue chevelure auburn et le magnifique galbe de son dos et de ses fesses.

Je serre les poings. Je sais à cet instant précis qu’aux prochaines élections municipales, je serai battu à plates coutures.

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