La guérite

Jacques Cels,

Pour André

 

Je ne puis pas en vouloir à ces enfants goguenards qui régulièrement s’attroupent en demi-cercle à quelques mètres de la statue vivante que je suis pour eux et dont ils attendent ne fût-ce qu’un frémissement, un hoquet, un signe imperceptible qui ne leur serait même pas adressé, mais qui leur permettrait d’espérer davantage : un blocage de nerf ou carrément une crampe, un clin d’œil, un retroussement de narine, une quelconque mimique. Ils sont là, devant moi, constamment à l’affût d’un insecte qui viendrait me démanger, me piquer la carotide ou me bourrer l’oreille.

Ils sont rares ceux qui me prennent en photo pour la dignité hiératique que je mets un point d’honneur à observer comme si je n’étais pas de ce monde. Ils finissent en général par s’y résigner, mais c’est toujours après m’avoir accablé de pitreries diverses et de grimaces rafraîchissantes, il est vrai, ou alors, pour les plus âgés d’entre eux, de provocations à la limite du bon goût le plus élémentaire.

J’ai fait la même chose quand j’avais huit ou dix ans. À Athènes, à Rabat, à Londres, à Madrid, moi aussi, comme un chasseur de forêt domaniale, je traquais le gibier d’une démangeaison sur le faciès d’une sentinelle, devant un ministère, une caserne, un palais royal, bref devant un de ces bâtiments que l’on se doit de garder parce que s’y rassemble le costumé gratin présidant aux plus nobles destinées d’une nation, puissante ou minuscule, indépendante ou colonisée ; parce que s’y retrouve l’élite responsable des ingénieux traceurs de routes, des concocteurs de plans illuminés, des décideurs de guerres salutaires, des malaxeurs d’accords commerciaux, des bâtisseurs d’avenir radieux, des réformateurs de soins de santé, des penseurs de la pédagogie interactive, c’est-à-dire de tous ces gens censés construire, en âme et conscience, le quotidien de tout un chacun et le futur de la collectivité dont ils assurent la sécurité, la prospérité, la reproductivité, l’ingéniosité, la créativité…

Moi aussi, armé de l’appareil photographique que m’avait offert un oncle, j’ai fait le clown devant des surveillants ou des factionnaires, devant des miliciens ou des gendarmes, et j’avoue sans le moindre détour que j’aimais beaucoup, vers huit ou dix ans, les pompons et les plumes, les sabres et les guêtres. Alors pourquoi donc en voudrais-je à ces enfants qui me narguent ici, chaque après-midi, maintenant que sont revenus les beaux jours. Oh ! l’hiver j’ai presque la paix, et à ce moment-là je me rends compte à quel point tout ce petit public amusé me manque. Une réelle solitude me cerne dès que la pluie et le brouillard deviennent mon quotidien et que je dois me résoudre à ne plus voir passer près de moi que des adultes qui n’ont pas le temps de voir que j’existe et qui ont encore moins celui d’avoir le reconnaissant projet de me faire rire.

Ce sont des gens sérieux. Des élus du peuple, des représentants de la patrie, des parlementaires dévoués, des députés austères, des sénateurs assermentés. Avec leurs dossiers sous le bras, tous ont l’allure martiale et l’air déterminé sitôt qu’ils sortent de ces limousines glissantes auxquelles je dois d’avoir eu la lumineuse idée de demander une promotion l’automne dernier. Je l’ai obtenue. Dès janvier prochain, je deviendrai le chauffeur particulier de l’une de ces sommités qui viennent ici pour éclairer le pays de leur intelligence. Bientôt je serai donc définitivement privé de tous ces enfants qui raffolent des légionnaires, des grenadiers, des janissaires, des lansquenets ; bientôt moi aussi je conduirai une belle voiture puissante et silencieuse, me réjouissant au fond d’avoir monté en grade par rapport à ce que je suis depuis trois ans.

Je crois pouvoir le dire, je ne me suis jamais laissé aller dans l’existence. J’ai terminé des études de lettres et, le jour où j’ai compris que je n’aurais jamais un travail en rapport avec la littérature, j’ai rebondi en acceptant un boulot qui allait avoir au moins le mérite de me rappeler vers cet âge où, comme tout le monde, j’étais amoureux des mousquetaires. Il est vrai que je dois à une autre de mes passions d’avoir pu trouver tout de même une occupation rémunératrice. Depuis l’école primaire, je pratique assidûment deux ou trois arts martiaux et je me félicite d’avoir consacré à cela toute une rubrique dans mon curriculum. On ne me l’a pas caché : c’est à elle que je suis redevable de cet emploi dont au début je craignais qu’il fût tout sauf exaltant, bien sûr, mais qui au fil des jours s’est révélé ni plus ni moins une aubaine dans la mesure où, je ne le dirai jamais assez, il m’aura permis de passer des heures et des heures à rêver, à réfléchir, à observer, et même, qui sait, à devenir plus vivant peut-être que si j’avais été visiblement actif.

Ici, dans ma guérite, je parais minéralisé, mais l’on s’imagine mal à quel point je les examine à la dérobade tous ces gens qui me croisent et se fixent rendez-vous derrière mon dos dans ce vaste bâtiment où, de séance en conseil et de conférence en réunion, ils s’appliquent à organiser le tout petit monde qui nous enclôt. Oh ! je ne tiens pas à me servir des traditionnelles divergences politiques. Il est cependant clair que deux grandes catégories d’individus se sont dessinées sous mes yeux faussement morts.

Il y a d’une part les élus qui, sans le vouloir, émettent un certain nombre de signes d’aisance et d’autosatisfaction, dès l’instant d’ailleurs où la porte de leur voiture leur est ouverte par un chauffeur résigné, et ceux-là me donnent toujours l’impression d’être des réalistes pour qui le monde après tout ne tourne pas trop mal. Quant aux autres, qui par exemple ont savamment fait disparaître de leur habillement quelques accessoires dits bourgeois, et qui d’emblée semblent un peu fragiles ou sceptiques, ceux-là généralement sont plus convaincus que le monde n’appartient qu’aux hommes et qu’il leur incombe de le remodeler sans cesse, un peu comme on le ferait d’une maison, finalement, pour laquelle on prévoirait, avec le bon sens le plus élémentaire, qu’elle devienne tout simplement de plus en plus vivable au fil des années.

C’est à ces derniers, sans le moindre doute, que va ma préférence – et cela pour une raison précise : je n’ai jamais aimé le fatalisme.

En fait, je crois même qu’une des plus belles réalisations dont notre espèce puisse vraiment se réjouir, en certains points du globe, il est vrai, et pas encore partout sur la planète, c’est de s’être affranchie des dieux à l’aube des Temps Modernes et de s’être ensuite, tout au long du splendide XVIIIe siècle notamment, libérée de ce poisseux déterminisme que nous avions tant accordé les yeux fermés aux différentes classes sociales qui ont toujours stratifié les groupes humains – et dont par ailleurs il ne me viendrait jamais à l’idée qu’il faille se débarrasser, non, ne craignez pas cela, ce que je veux seulement dire, c’est que je verrai jusqu’à la fin des temps une beauté sensuelle dans l’idée que rien n’est joué d’avance, qu’aucun chemin n’est tracé pour nous avant même que nous naissions, que ce n’est pas un disque déjà gravé que nous recevons sur la ligne de départ, mais au contraire une bande d’enregistrement parfaitement vierge et sur laquelle il nous est tout de même loisible, pour une bonne part, de déposer la seule musique que nous désirons entendre.

Oh ! je n’ignore pas l’importance du premier coup de gouvernail, celui qui fait partir le bateau dans telle direction plutôt que dans telle autre. Le berceau dans un taudis n’est pas le même que dans un château, nous sommes d’accord. Mais on ne me fera jamais admettre que ce premier coup de gouvernail, pour y revenir, soit à bord du navire le seul geste dont dépendra l’ensemble de son voyage. Bien entendu, des courants existent qu’il est impossible de remonter. Les aléas de la mer sont même tellement nombreux qu’il serait sot d’espérer qu’une odyssée quelconque ne puisse s’accomplir que selon les caprices et la volonté du navigateur.

Il n’empêche que pour un marin le comble de l’abdication serait évidemment, sous prétexte de reconnaître la toute-puissance de l’océan, d’en arriver à le laisser seul décider des évolutions de son vaisseau. On ne prend pas le large en décrétant que le radar, le compas, les cartes et le sextant ne serviront de toute manière à rien, et qu’il est même préférable de les jeter par-dessus bord, pour que les dieux ne soient pas vexés, pour qu’ils demeurent au contraire bienveillants et concoctent un itinéraire plus ou moins agréable.

Les outils de la raison n’arrangent pas tout, mais ce n’est pas pour autant qu’il convienne de les laisser tomber, puis de baisser les bras. Eux seuls permettent la construction d’un voyage. Et celui de notre espèce non moins que celui d’un bateau. Notre monde aussi ne cesse d’accomplir sa propre odyssée. Et fort heureusement le XXe siècle a bien compris dans un premier temps que l’abandon de ces merveilleux instruments marins (toujours imparfaits) revient à constamment donner carte blanche au destin. Et puis, dans un deuxième temps, quelque part au début des années quatre-vingt, ce même siècle, qui en son point le plus prospère se croit si peu religieux, a curieusement jugé bon de rétrograder vers d’étranges fatalismes de toutes sortes (l’ancienneté parmi les fonctionnaires, la compétitivité dans le secteur privé, la mondialisation dans le domaine économique…).

Vous ne vous doutez pas du nombre de prétendus décideurs qui tous les jours passent à côté de ma guérite et se décochent de petites phrases semblables à celle-ci : « Que voulez-vous, mon cher ami, nous ne pouvons rien y faire. » Quand on a choisi d’embrasser une carrière permettant d’œuvrer dans le concret et d’être équipé des moyens pour y parvenir, ce double gommage du pouvoir et de l’action a quelque chose de choquant. Quand la nouvelle religion ambiante incite tout un chacun à s’adaptera la rigueur du réel, c’est que l’on doit avoir singulièrement perdu le réflexe de le transformer.

Or j’ai le très net sentiment que le plus bel acquis que notre espèce ait pu placer dans son jeu tout au long de sa séculaire pérégrination, il est quelque part caché là, dans cette incroyable faculté à être le faber fortunae suae, comme on disait à toutes les époques de haute émancipation, c’est-à-dire dans cette éblouissante aptitude à être l’artisan forgeron de son propre destin. J’ai beau chercher, de capital authentique pour l’ensemble des humains, je n’en vois pas d’autre. Dans l’odyssée de l’espèce, il n’y a pour moi que cela qui compte. Franchement.

Hier soir encore, sous la plume d’un critique littéraire que j’admire, et disons-le pour être plus précis, dans un écrit d’Albert Thibaudet datant de mars 1924, je lisais ces lignes : Le vrai personnage d’un roman sur l’argent, ce devrait être moins les hommes qui se servent de l’argent que l’argent qui se sert des hommes. Eh bien, soyons sûrs qu’à la fin du siècle dernier on soit arrivé à l’écrire, ce roman-là. Seulement sachons aussi que dès l’instant où nous acceptons qu’une divinité quelconque se serve de nous, autrement dit nous considère comme étant ses esclaves, nous consentons automatiquement à entrer dans un processus qui ne peut conduire qu’à la tragédie. Alors maintenant que nous avons mis les pieds dans un nouveau millénaire, rendons-nous compte qu’il nous faut absolument retrouver nos compas et nos sextants.

C’est cela que j’aimerais dire à tous ces gens importants qui sans arrêt passent à côté de ma guérite. Mais pour eux je ne suis qu’un monolithe de silence. Je ne compte pas plus à leurs yeux que cette multitude d’écrivains que j’ai découverts durant mes études et que je continue de lire depuis que, pour le plus grand plaisir des enfants, je monte la garde devant un intimidant édifice de la nation. Il n’empêche que je ne désespère pas. À bord d’une belle voiture, je serai bientôt le chauffeur de quelqu’un qu’à mon tour je conduirai quelque part en me sentant responsable de tout.

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