La guerre de Rose

Françoise Pirart,

Le 5 septembre 2005 à 4 h 35 du matin, Aurèle et Rose partagèrent leur premier joint sur le parking de la boîte de nuit La Panthère rose, réputée pour son DJ à la techno déjantée. La fumette allait être le début d’une passion digne des plus beaux films d’amour. Ce fut Rose qui d’un coup délicat de sa chaussure à talon aiguille écrasa le mégot encore humide des salives mélangées.

Le 16 novembre 2005, les deux tourtereaux décidèrent tambour battant que les flirts sur les parkings d’autoroute et les petits coups tirés vite fait bien fait dans des toilettes publiques ne comblaient plus leurs attentes. Aurèle voulait davantage, Rose aussi. L’amour a toujours raison. Les cœurs à l’unisson, ils emménagèrent dans une annexe de l’appartement des parents d’Aurèle.

Le 1er janvier 2006, Aurèle et Rose s’enfuirent et se jetèrent dans le premier taxi venu. Ils errèrent dans la nuit menaçante, leurs mains jointes serrées à se rompre, jusqu’à ce que le chauffeur les déposât en un lieu anonyme que nous ne citerons pas pour éviter toute ressemblance avec des faits réels. (Précisons ici que La Panthère rose est un nom d’emprunt.) Excédé par les critiques virulentes de son père à l’égard de l’amour de sa vie, Aurèle avait intimé à Rose l’ordre de plier bagage, alors que lui en faisait tout autant afin d’échapper au flot d’injures homophobes déversé par son paternel.

Le 8 juillet 2007, Rose, après une profonde réflexion de plusieurs semaines, se résolut, en accord avec son amoureux, à abandonner ses vêtements de femme puisqu’il n’en était pas une. Elle — ou plutôt Il — retrouva son apparence de sportif, avec ses jeans, ses baskets et ses sweat-shirts. Mais le jeune homme continua à se faire appeler Rose, prénom qu’il préférait à celui qui figurait sur sa carte d’identité : Quentin. Depuis le départ précipité du domicile des parents d’Aurèle, le couple avait connu plusieurs déménagements.

Le 9 octobre 2008, le couple signait enfin un contrat de bail avec une dame joviale qui leur répéta à l’envi qu’elle était très large d’esprit et ne serait pas du tout « du genre à ». Mais dans l’immeuble, certains locataires ne tardèrent pas à se montrer « du genre à ». Un petit rigolo s’amusa à taguer des mots que nous tairons ici pour ne pas entacher l’âme pure de certains lecteurs. Les railleries à connotation sexuelle poussèrent les jeunes gens hors de leur premier véritable nid d’amour.

Après quelques recherches infructueuses, ils finirent par dégotter un appartement plus spacieux que le précédent, au troisième étage, avec vue sur un joli parc. Et comme tous deux travaillaient et que Rose (Quentin) avait reçu une prime d’avancement dans l’entreprise où il était maquettiste, le prix du loyer leur parut abordable. Tout doucement, le jeune couple commençait à s’embourgeoiser : quelques bibelots ringards, trois écrans plasma, un paillasson imprimé d’un gros chat, des pantoufles assorties pour chacun, un canapé gigantesque, des soirées plateau télé, un lave-vaisselle high-tech, des costumes griffés pour Aurèle, grand amateur de fringues de luxe. Ils faisaient l’amour avec moins de passion, ils s’arrangeaient surtout pour trouver les positions exigeant le minimum d’effort physique, ils s’empâtaient, ils prenaient des bourrelets et des petites habitudes stupides. Et ils étaient heureux. Car l’amour a toujours raison.

Le 8 septembre 2012, après quelques années d’une existence confortable qui s’écoulait telle la Lena suivant son cours tranquille à travers la Sibérie, Aurèle publia dans un quotidien un plaidoyer en faveur de l’union pour tous. Il s’engagea dans une lutte politique acharnée et traîna Rose dans des meetings tumultueux. Ils scandèrent des slogans enflammés en agitant des pancartes : « Mon cul est un lieu d’ébats, pas un lieu de débat ! », « Gay mariage, gai partage ! », « Hollande, perds pas les pédales ! », « Je glisse mes doigts partout, pourquoi pas dans une bague ? » Et, venant d’une idée fixe de Rose, une réflexion commune naquit.

Le 21 janvier 2013, le projet avait éclos. Le mariage ! Aurèle et Rose ne partageaient pas que leur lit. Ils avaient les mêmes valeurs, les mêmes aspirations, les mêmes phobies et douces folies, entre autres une attirance prononcée pour les chats, vivants ou inanimés. C’était un couple comme n’importe lequel. Avec les récents remous politiques et le bel espoir de modifications de la loi, ils se disaient qu’ils avaient droit à une existence semblable à ceux dont les goûts sexuels sont plus ordinaires. Aurèle, qui rechignait encore à la perspective d’une union officielle, céda à la pression de Rose qui envisageait en outre d’adopter.

Le 28 février 2013, les invités, venus peu nombreux à la cérémonie — car les futurs mariés ne comptaient que quelques amis fidèles —, applaudirent à tout rompre lorsque Rose répondit « oui » au prêtre qui avait au préalable posé la même question à Aurèle. Oui, oui et oui ! Pour le meilleur et pour le pire ! Pour la vie entière ! Les nouveaux époux échangèrent leurs alliances avant le baiser d’usage. Aurèle portait une veste et un pantalon noir jais Lagerfeld, Rose un costume immaculé avec, à la boutonnière, une rose de couleur rose, couleur des années paisibles qui devant eux ne manqueraient pas de s’écouler (telle la Lena et son cours tranquille, au risque de nous répéter). Un ami leur avait offert un chat siamois qu’ils appelèrent Sissy.

Le 19 avril 2013, moins de deux mois après leur mariage, les époux se renseignèrent sur les formalités pour une demande d’adoption. Devant l’insistance de Rose, Aurèle, las, avait fini par céder. Autant il s’était montré ardent à défendre le droit pour tous de se marier et d’avoir des enfants, autant il reculait à s’engager dans une aventure qui ne lui convenait guère. La longueur des démarches l’effrayait, comme l’idée d’une future présence étrangère entre eux. Plus d’une fois, il affirma vouloir renoncer. Mais devant les supplications de Rose, il se taisait, rongeait son frein. Lorsqu’il craquait, Rose lui rappelait les slogans et les pancartes, les valeurs pour lesquelles tous deux — et surtout lui, Aurèle — s’étaient battus comme des lions à côté des manifestants des deux sexes : « Mieux vaut une paire de mères qu’un père de merde ! », « Ma maman, c’est aussi mon papa ! » Quand le désarroi prenait le dessus, il suffisait d’un miaulement de Sissy, de son long corps souple qui se déployait en caresse voluptueuse sur les cuisses collées d’Aurèle et de Rose assis côte à côte sur le gigantesque canapé, et tout redevenait comme avant : ils s’embrassaient, s’étreignaient, s’aimaient, chassaient leurs soucis dus à la future adoption. L’enfant pressenti serait peut-être Haïtien. Dans un dépliant touristique, Rose avait déjà découpé la photo d’un bébé anonyme pour l’encadrer. Rien qu’à la vue de la charmante petite bouille dans le cadre posé sur la table de nuit, Rose sentait son cœur battre plus fort. Si tout se passait bien, s’ils s’accordaient enfin pour signer les documents d’adoption, ils n’auraient plus besoin que de patience.

Le 30 août 2013, la chambre voisine du couple, une jolie pièce lumineuse, fut terminée : aux murs peints en rose par Rose les cadres accrochés, au plafond le mobile tournoyant de chatons de toutes les couleurs, et dans un coin le landau encore vide. « C’est beaucoup trop tôt, rien n’est officiel, avaient répété des amis. Ça vous portera malheur ! »

Désorienté, le chat Sissy errait dans l’appartement. Lui, qui avait toujours été docile, se montrait agressif, griffait les fauteuils, le landau, les mains d’Aurèle quand il les agitait, comme souvent en parlant. Aurèle élevait la voix, menaçait la bête d’un journal plié. Parfois, il interpellait Rose avec agacement en l’appelant par son véritable prénom, Quentin. Puis tout rentrait dans l’ordre comme par miracle : Sissy sur les genoux de l’un ou de l’autre (ou de l’un et de l’autre), les quatre mains caressantes sur le poil doux, les six prunelles rivées à l’écran plasma qui chatoyait des images flashy d’un jeu télévisé que ni Aurèle ni Rose ne regardaient vraiment, chacun plongé dans ses pensées. « Tu lui as donné sa pâtée ? » s’enquérait soudain Rose d’un ton agressif. Aurèle haussait les épaules avec mépris. Bien sûr qu’il avait donné la pâtée. Et le lait et aussi les croquettes ! Qui était le premier à brosser le chat, à lui inspecter les coussinets, à vérifier son carnet de vaccinations et à l’amener chez le vétérinaire ? Et qui, par contre — oui, QUI ? — avait laissé un jour grande ouverte la porte donnant sur le couloir commun de l’immeuble ? Sissy aurait pu s’échapper dans la rue, se faire écraser par une voiture, être kidnappé, se volatiliser à jamais ! Aurèle avait craint le pire. Rose aussi, malgré sa distraction coupable. En rêve, tous deux avaient vu défiler des images horribles de mutilation, d’avis de disparition, de rondes désespérées dans le quartier, silencieux de tout miaulement de Sissy…

Nous resterons muets sur les années qui suivirent, sans doute les plus difficiles. Mais nous ne pouvons taire la fin de notre histoire, sinon elle n’aurait aucun sens, pour autant qu’elle en ait un : la fugue du siamois (une véritable escapade, pas celle imaginée dans les pires cauchemars du couple), sa réapparition fortuite, les cris et les reproches, les remarques cinglantes de Rose sur la réticence d’Aurèle à entamer les démarches d’adoption, les portes claquées par ce dernier, les nuits passées chacun à ruminer seul : Aurèle dans la pièce qui avait jadis été le témoin de leurs ébats amoureux ; Rose dans la chambrette rose au landau. Rose qui ne cessait d’écrire, de téléphoner en cachette, de prendre des rendez-vous secrets. Jusqu’à disparaître un jour complètement de la vie de son conjoint, lui laissant le landau… Mais pas le chat.

Aurèle sombra. Plutôt que de se montrer combatif comme il l’avait toujours été, il s’enfonça dans la tristesse et la paranoïa. Il se débarrassa du landau. Il n’ouvrit plus sa porte ni ses courriers. L’appartement lui semblait vide, sans la présence de Rose, même si la guerre avait été déclarée par sa volonté. Et Sissy lui manquait.

Une nuit, saisi par un obscur pressentiment, il descendit les escaliers communs dans le noir (la minuterie et l’ascenseur ne fonctionnaient plus), ouvrit sa boîte aux lettres débordante puis regagna son logis.

La première enveloppe dont il s’empara portait le cachet d’un avocat inconnu de lui. Les phrases dactylographiées, aux tournures parfois désuètes, s’alignaient avec une régularité inquiétante. Sidéré, Aurèle parcourut la requête en diagonale avant de s’attarder sur la dernière page. Il y était déclaré que le demandeur, c’est-à-dire Rose, exigeait le divorce sans toutefois réclamer de pension alimentaire.

Aurèle se mit à lire avec plus d’attention. Le document l’accusait de ne pas s’être présenté à une audience et de ne plus avoir donné signe de vie depuis plusieurs mois, « nonobstant » les courriers recommandés d’avocats. Plus il approfondissait sa lecture, plus il se sentait désemparé, accablé par une solitude encore jamais éprouvée auparavant, même juste après le départ de Rose. Il était halluciné, fasciné par un langage dont la signification lui échappait.

Attendu que

– Le demandeur, M. Quentin-Rose B., a fait état de violences psychologiques de son conjoint, M. Aurèle T., non seulement envers sa personne mais aussi envers l’animal de compagnie du couple, un chat siamois dénommé Sissy ;
– Le chat Sissy, perturbé par l’ambiance au sein du couple qui n’a cessé de se détériorer, a manifesté les symptômes d’une grave dépression dont l’origine évidente était la présente accablante de M. Aurèle T.
– Le comportement inadapté et hautement préjudiciable de M. Aurèle T. ne pourrait que nuire au bien-être dudit chat.
– M. Aurèle T., par son silence actuel, démontre avec force qu’il n’éprouve aucun attachement envers son animal de compagnie.
– Sissy semble à présent guérir peu à peu de ses souffrances psychiques, preuve que son ancien maître ne lui manque pas.
– Le demandeur, M. Quentin-Rose B. a déclaré à de multiples reprises : « Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour garder mon Sissy auprès de moi, quitte à y laisser ma vie. Vous comprenez, il s’agit d’amour, et l’amour a toujours raison. »
Attendu que M. Quentin-Rose B., en conséquence de tout ce qui précède, revendique la garde définitive du chat Sissy.
[…]
Par ces motifs, plaise au Tribunal… déclarer la demande recevable et fondée…

Rose obtiendrait sans nul doute la garde de Sissy.

Rose avait gagné sa guerre !

Aurèle s’effondra, la tête dans les mains. Puis, après un très long moment, il finit par se ressaisir. Ses idées devenaient limpides. Papa, maman, l’animal de compagnie et le futur bébé, désiré seulement par l’un des partenaires… Qu’avait été son couple avec Quentin-Rose, qu’avait-il été de plus qu’un banal pas de deux, une union ordinaire si semblable à celles de tant d’hétérosexuels ? Semée de joies, de misères, de dons de soi, de coups bas, d’errances, de déchirements, de… trêves ?

Il se dirigea vers la chambrette préparée autrefois pour le petit être qui n’avait existé que dans les rêves de Rose. La guerre du bébé, la guerre de Rose, avec pour otage un chat siamois… Sissy ! Les minables vilenies, destructrices des âmes pures, consumaient les gens dits « normaux » aussi sûrement que ceux qui, tels Rose et lui, avaient revendiqué le droit à l’égalité pour tous.

Une vague mélodie sortit de sa bouche, une ritournelle qui se reproduisait à l’infini et résonnait dans la pièce vide. « L’amour a toujours raison, l’amour a toujours raison, l’amour a toujours raison… » Plus il se répétait cela, plus il sentait monter en lui une force inattendue. Par la fenêtre, un rayon de lumière éclairait un pan de mur. Le rose de la chambre lui parut plus tendre, rien n’était perdu, et Rose reviendrait peut-être un jour avec le flambeau de la paix.

 

Merci aux manifestants, souvent anonymes, des récents meetings qui ont eu lieu en France pour leurs slogans inventifs que j’ai empruntés ou transformés à ma guise.

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