Nous produisons selon les lois de l’offre et de la demande. Comme sur tout autre marché. Sans doute est-il recommandé dans notre secteur, plus encore qu’ailleurs, de respecter les exigences du consommateur et d’obéir aux normes de traçabilité. C’est une question d’éthique. On n’imagine plus une entreprise qui ne fasse dépendre son image de marque d’une transparence bien comprise. Mais il ne faut pas faire une distinction dogmatique entre les personnes et les choses. Voyez le taux de croissance des pays émergents. Croyez-vous que, face à une telle concurrence, nous puissions rester compétitifs en étant soumis à des législations archaïques ? Vous prétendez que les produits issus de nos technologies pourraient exiger plus tard un droit de regard absolu sur les éléments de la chaîne qui les auraient conçus. Ne confondons tout de même pas affaires et bondieuseries. Ce serait mettre le monde à l’envers ! Voyez-vous toutes les autres marchandises prendre la parole et prétendre connaître le fin mot de leurs origines ? Elles pourraient tout aussi bien s’interroger sur leurs destinées ultimes, tant qu’on y est. Que resterait-il de la liberté de commerce ? Un contrat de confiance avec l’acheteur, nous sommes les premiers à y souscrire, à condition de ne pas pénaliser à l’excès l’investisseur qui trouverait sans peine ailleurs des conditions plus motivantes. Comme dit le grand penseur Milton Friedman : la seule responsabilité sociale de l’entreprise est de faire du profit. Pour ne prendre que l’exemple des matrices, il est certain que les délocalisations vers des contrées plus dynamiques y rencontreraient des marchés porteurs autrement attractifs, ouverts aux capitaux soucieux d’une saine rentabilité. Prenez les fonds de pensions. Ne serait-ce pas la meilleure solution, pour le financement des retraites, qu’il soit garanti par un marché de la procréation en constante expansion ? Car il faut savoir ce qu’on veut : soutenir l’économie réelle, oui ou merde ? Si je peux d’ailleurs me permettre une réflexion personnelle, il n’y a jamais lieu d’entretenir trop de nostalgies rétrogrades. Ma propre famille, tenez, se compose d’une étoile à huit branches. Depuis que mon ex-femme s’est mise en couple avec son amie de toujours, et que je suis tombé amoureux du mari de celle-ci, nos enfants respectifs ont fait de même et nous formons tous les huit la plus unie des tribus. Plus de scènes de ménage, plus de tracasseries conjugales, plus de dialogues de sourds. Les mâles, comme les femelles, sont mieux faits pour se comprendre entre eux que pour se quereller à n’en plus finir. Il est vrai qu’une entente parfaite exige de l’espace. Nous avons la chance d’occuper quatre vastes maisons, deux en ville et deux dans la banlieue verte. Ainsi ma fille et sa compagne, de même que mon fils et l’homme de sa vie, disposent d’assez de place pour construire leur nid d’amour en attendant les quatre heureux événements. Vous pensez si j’ai fait le nécessaire. Avec les tarifs préférentiels que j’ai pu leur offrir, ils se sont payé deux utérus full options. Je parle du dernier modèle de familiale à huit portes. Car, pour chacun de leurs couples, c’était une bonne affaire de commander des jumeaux : chacun le sien pour le prix d’un. Sans doute y a-t-il eu quelques frictions à propos des photos du catalogue : tendance asiatique, africaine ou latino, peau sombre ou yeux bridés, tant les spécimens étaient adorables. Et puis, comme les mères porteuses font pratiquement partie de la famille, tous les looks se mélangeront chez nous quand elles feront le ménage avec leurs propres bambins, qui seront comme des copains. Ne soyez donc pas rabat-joie. Vivez avec votre temps. C’est ça, la mondialisation heureuse… Et si vous voulez que je vous dise le fond de ma pensée, sachez qu’il y a quarante ans j’ai milité dans l’extrême gauche. Il m’en est resté le dégoût des opinions passéistes. Je me sens plus que jamais révolutionnaire, mais affranchi des tabous qui nous coinçaient autant que la bourgeoisie ringarde. Son programme réactionnaire — Travail, Famille, Patrie — ne l’avons-nous pas aboli ? N’avons-nous pas mis l’imagination au pouvoir ? Interdit d’interdire, prendre ses désirs pour des réalités, jouir sans entraves : Dany le Rouge a donné à ces mots d’ordre force de loi. L’idéal d’une société libertaire n’est-il pas en voie de s’accomplir ? Nous avons dépoussiéré les chimères d’une autre ère grâce à l’audace qui était nécessaire pour subvertir tout système. Et d’abord, cette prétendue dialectique du maître et de l’esclave. Nietzsche nous y a beaucoup aidés. Alors oui, si je dirige une start-up spécialisée dans la circulation mondiale du sperme et des ovules, c’est un enjeu citoyen pour moi de soutenir la réforme du mariage pour tous. Et je suis encore prêt à monter sur les barricades pour crier : « À bas la dialectique du positif et du négatif, du masculin et du féminin, du jour et de la nuit, de la vie et de la mort, du rêve et de la réalité ! »

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