Pour l’amour des femmes

Alain Dartevelle, Yves Deleu,

C’est cela, voyez-vous, qui m’ayant obsédé tant d’années durant, me poursuit aujourd’hui encore : le spectacle attirant, effrayant, hallucinant vraiment de ma nudité très crue. De ce reflet dans le miroir où Ludovic se mire, où je me noie dès que mes yeux s’embuent pour gommer ce sexe masculin qui prolonge mon bas-ventre et que je vois parfois se dresser, pour prendre toute la place dans une image de moi que je préfère, et de loin, ô combien, totalement travestie, rectifiée par mes soins ! Comme quand, adolescent, je me pavanais devant la glace après m’être harnaché d’un soutien-gorge et d’un porte-jarretelles noirs : accessoires maternels que je m’appropriais pour que mon buste pigeonne, ce dont je me rengorgeais, et pour, enfilant des bas nylon qui m’instillaient la chair de poule, que j’imagine ma présence en vitrine, dans toute ma splendeur de fille : à rendre jalouse jusqu’à la plus belle et la plus laide des femmes !

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Le paradoxe étant que des érections grandioses me prenaient par surprise au plus fort du bonheur de me sentir si désirable en lingerie féminine…

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Il est vrai également — et je n’en étais pas dupe —, que ma version Ludovic ne manquait pas de charme, au point de me transmuer en un tombeur de ces dames, façon Fangio de la séduction. Un champion malgré lui qui durant des décennies, de mon état d’adolescent à celui d’homme qu’on dit mûr, amassa par dizaines les conquêtes féminines : faisant battre leur petit cœur et les faisant gémir à mort. Tandis que le sexe de Luc s’introduisait en elles pour y cracher son suc et m’inspirer des sentiments mêlés : satisfaction béate, dégoût de moi-même, impression de faire comme si au plus fort de l’orgasme.

Et il en fut ainsi longtemps, jusqu’à ce que…

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Ainsi, jusqu’à ce que Jenny vienne mettre un rien d’ordre dans tout ça. Qu’elle entre dans ma vie et moi dans la sienne. Et que je m’assagisse. Provisoirement, du moins.

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Jenny, beauté batave et impavide qui semble m’avoir compris dès le départ : avoir vu clair en moi bien mieux que je ne le pourrai jamais. Jenny qui m’aura fait vivre une vie d’homme marié sans rien renier de mes lubies. Et m’aura fait deux fois papa, père de deux fillettes à présent jeunes femmes en ménage.

Sans rien exorciser du tout, et sans rien me reprocher, jamais, de ces hantises qui ne me quittent pas, telles des folles du logis, Jenny qui me conseille quand je maquille mes yeux de khôl, étale le fond de teint sur mon visage fraîchement rasé. Jenny, lumière de ma vie trouble qui me regarde sans mot dire revêtir ses dessous, son slip et son soutien qu’elle vient de quitter pour moi, pour la scène du miroir, et m’accompagne même dans ce petit bazar de la rue des Alouettes, à deux pas de la place de Brouckère, pour y choisir en couple une perruque rousse, une perruque blonde dont je m’équiperai pour mes sorties en ville de drag-queen ordinaire, mère tranquille dirais-je, si me prend le désir de rentrer dans la peau de cette autre moi-même qui ne sort que le soir — et le week-end, seulement ! —, dans des clubs de lesbiennes où elle joue les intruses.

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Où elle joue les intruses en se jouant de moi-même, guettant les compliments de celles qui prennent Luc pour l’une des leurs. Quand, mazette, et j’en soupire, je n’en suis que le leurre.

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Je m’oblige à fixer ce sexe que je déteste. Cette bourse que j’appelle mon sac à châtaignes, marrons glacés et marrons chauds. Ce gland aux veines apparentes, son réseau violacé à fleur de peau. Et ce méat, méat mio, entrouvert telle la bouche d’un poisson, qui veut que les femmes mouillent avant de les embrocher et puis, peut-être, les faire jouir.

Mais quel est leur plaisir ?

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Pas de quoi s’étonner si la cinquantaine venue, et l’exaspération étant à son comble, j’ai subitement cessé de mentir, à moi comme à ces autres que je côtoyais dans ma vie de travail. Cette existence douillette et stressante à la fois de cadre moyen où j’ai créé la surprise — que dis-je, le séisme ! — quand par un beau lundi, de retour de vacances, changeant délibérément de vie, je me suis présenté non en costume cravate, mais en tailleur moulant et chemisier à jabot, avec une perruque fauve, monté sur des talons aiguilles tintant dans le couloir menant au bureau de Ludovic.

Ce Ludovic que désormais, chacune et chacun serait prié d’appeler Ludivine.

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Ludovic devenu Ludivine ? Comme ça, de but en blanc, par la seule grâce d’un changement de nippes, de coiffure et d’allure ? Apparemment du moins. Apparemment seulement, ainsi que se récriait ce sexe que je voulais oublier et gommer.

Et qui se rappelait à moi, s’obstinant à bander chaque matin que dieu faisait.

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Ainsi, à force d’exaspération, aura progressivement pris corps le désir de m’en débarrasser, de ce sexe qui n’était plus pour moi qu’un appendice sans raison d’être, vestige d’un passé rejeté de tout mon cœur.

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Cette opération, ses préparatifs et ses conséquences, auront été une expérience déterminante et j’en suis sûr, la plus cruciale de mes vies physique et mentale. Une aventure, en somme, dont je dirai le moins possible. Tant il est malaisé de relater ce que c’est, de crever le miroir.

Un chemin de croix aussi, avec cette kyrielle d’interrogatoires censés déterminer la motivation et la sincérité d’un homme qui veut devenir femme. L’obligation d’assurer, comme on dit d’un comédien qui tient la vedette, quand pour moi c’était bien davantage : une simple question de vie et de mort.

Et ces souffrances aussi, ces gavages hormonaux et ces crises, et ces vertiges d’identité quand fut commis l’irréparable que j’appelais de tous mes vœux : échanger ce sexe hypertrophié de mâle contre une cavité qui désormais, bientôt, serait la source et le refuge de mes plaisirs. Une fois que j’en aurais fini de devoir réapprendre bien des choses.

À pisser, par exemple, et à pisser assis, ainsi que Ludovic feignait de le faire en laissant glisser sa jupe de travelo jusqu’à ses chevilles.

Sauf qu’ici, ce n’est plus du tout faire comme si.

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Quelle drôle d’idée, vraiment, d’avoir voulu sauter le pas à soixante ans passés ! Ce que j’ai fait, pourtant, et ce que beaucoup, même parmi mes intimes, prendraient aisément pour un combat d’arrière-garde, comme on dit en jargon militaire.

Alors qu’en fait, je ne mens pas ni ne me sens ringarde : tout cela équivaut pour moi à une totale, une merveilleuse cure de jouvence !

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Je m’attarde à contempler ce sexe tout neuf, que me valent les talents du docteur Vanden Broeck. Un chirurgien hors pair, une sommité. Un artiste dans son genre, soit celui des transgenres, dont je découvre maintenant la création qui m’appartient, m’imprégnant de chaque détail grâce à un petit miroir de poche.

C’est donc à moi, tout ça, ces lèvres grandes et petites, et puis cette excroissance que Ludovic avait tant de plaisir à embrasser chez les femmes de sa vie ? Mais oui, c’est moi, Ludivine qui se découvre comme sur une planche anatomique, et qui pour mieux se connaître, introduit gentiment deux puis trois doigts au creux de son vagin somptueux, et puis se fait ce que je faisais à d’autres, ce que d’autres vont me faire…

Bon sang, dans tous les sens du terme, c’est épatant d’être une fille !

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L’opération réussie, à peu près oubliée, et mon corps devenu à l’image de celui que je rêvais, ma vie aurait pu reprendre tranquillement son cours en compagnie de Jenny et de ma chienne Rita, si jolie épagneule, et puis d’Abbott et Costello, mes chats siamois… Petite vie de famille dont je serais le centre, désormais matriarche visitée de temps à autre par l’une de mes filles traînant après elle l’un ou l’autre de mes gendres qui me tirent la tête, qui se renfrognent ou pestent dès qu’il s’agit de faire risette à belle-maman !

Ce que je comprends mal ! Moi qui ne les déteste pas, qui les plaindrais plutôt…

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J’avoue que parfois, mes lubies d’homme et mon passé de bellâtre remontent à la surface, au point de me rendre honteuse. Même si Jenny admet. Même si Jenny comprend ce plaisir à peu près infantile où me plongent certains de mes loisirs, comme celui qui consiste à assembler des maquettes en plastic d’avions de chasse de la Seconde Guerre mondiale, le Fokker, le Messerschmitt, le Spitfire et l’hydravion Curtiss… Nostalgie inavouée de ces années de service militaire où Ludovic, formé au journalisme, écrivait articles et reportages pour Vox, la revue de l’armée belge !

Souvenirs de garnison, et aussi l’euphorie qui m’habite quand je suis sur le point d’exécuter de grands travaux. Quand je me mets à manier la pelle et à préparer du béton, à jouer au maçon. Ainsi quand il s’est agi de construire un sauna dans notre grand jardin. Fameux travail de force où, toute Ludivine que je sois, musclée et bronzée comme pas deux dans une ample salopette maculée de peinture et de plâtre, j’en ai remontré aux ouvriers de chantier, question chargement des brouettes et creusement des tranchées ! Serait-il exact qu’on ne peut pas se refaire, comme veut l’expression populaire ?

Même si, en accord avec ma seconde nature, c’est un sauna que j’aidais à construire : afin que Jenny et moi goûtions secrètement, sereinement le plaisir d’être nues des après-midi entiers, passés à nous faire jouir tout en nous caressant le plus intimement du monde.

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Est-ce pour me racheter d’avoir trop fait l’homme ? Oui, sans doute est-ce pour cela que dans les mois qui ont suivi, je me suis appliquée à suivre des cours de massage tantrique, formation à laquelle Jenny m’a accompagnée de bon cœur, livrant son intimité à toute une gamme de frôlements et caresses d’abord timides et maladroits, puis me félicitant de regards langoureux, suivis d’étreintes passionnées, au fur et à mesure que faisant mes classes, il devenait évident que le métier rentrait.

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Pour ne rien cacher, il se fait que malgré moi, et presque à mon insu, ainsi que Jenny le croit, il n’aura pas fallu longtemps pour que mon naturel rapplique au galop, me poussant à me trouver des amies de cœur via différents sites de rencontre. De quoi me ménager quelques expéditions sentimentales.

Des escapades d’amoureuse solitaire en terrain inconnu, comme ce week-end à Amsterdam où je me suis épuisée deux nuits durant à faire gémir une Dolly au corps de top-modèle, de trente ans ma cadette, qui pas un seul instant ne voulait croire à mon âge — soixante-deux ans aux prunes ! — et admirait tellement ma poitrine si ferme et cependant si opulente : de magnifiques seins tout neufs, auxquels je commençais à peine à m’habituer !

À Amsterdam auprès de Dolly, et puis, plus prosaïquement, dans ce trou perdu du Limbourg où j’avais levé Katrien : elle dont l’époux, passionné de colombophilie, quittait le nid plus souvent qu’à son tour pour s’adonner à des concours, laissant ainsi tout loisir à Katrien, quadragénaire aux beaux yeux gris d’acier, de me recevoir en parfaite impunité, poussant le vice jusqu’à vouloir que je la prenne au beau milieu du pigeonnier. Ce qui la faisait frémir, et ne me faisait pas rire !

Me reste de Katrien et de Ludivine, telle une carte postale, l’image de nous deux enlacées au beau milieu d’un champ de fientes : deux oiselles vieillissantes se bécotant sans fin dans un concert de roucoulements.

Ce dont je ricane encore, quand au contraire mes yeux larmoient dès que je songe à Hilde et à son sacrifice, à sa métamorphose. Hilde qui fut ma maîtresse du temps de Ludovic, et qui ne m’a pas quittée, qui ne s’est pas déprise. Qui m’a accompagnée et dont la passion se serait même accrue, lorsque j’ai décidé de devenir Ludivine. Hilde pendue à mon bras de travelo, se serrant contre moi sur une banquette du Cirio, ce café proche de la Bourse de Bruxelles où nous allions le midi boire notre thé au lait en compagnie de mémères avant de nous aimer à mort dans un hôtel de passe de la rue Chair et Pain.

Hilde que j’adore encore, même davantage qu’avant, depuis que je suis comme elle, et que je lui susurre que seul l’amour saphique sait me satisfaire. Ce qui la fait bien rire, tandis que je la suce, la fait rire aux anges et ensuite aux éclats, avec ce rire de gorge que j’aime tant chez elle et cette voix suave qui me chante gentiment, sur tous les tons : « Tout ça pour ça, tout ça pour ça ! »

Eh oui, tout ça pour ça ! Ce dont Jenny faisait plus que se douter depuis pas mal d’années : elle à qui, de mémoire d’homme, je ne donnais du plaisir qu’avec ses lèvres et les miennes, et en jouant des doigts. Tout ça pour ça, effectivement : pour l’amour fou des femmes ! Celui des femmes entre elles, où je tiens enfin mon rôle à parts égales.

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Ainsi me vois-je, quand presque tout est dit, en ce miroir aussi nu que moi : Ludivine à jamais, belle femme for ever qui serre les mâchoires, mine décomposée, blanche comme une morte avec ses lèvres peintes, alors même qu’elle ausculte l’être dont elle rêvait. Cette femme recomposée au prix de larmes de sang. Cette beauté de chair vive qui écarte les jambes afin de savourer, encore et encore, la vue du sillon spongieux s’ouvrant en son bas-ventre : le fruit de ses entrailles, en somme, où il n’est pas question que s’aventure, que jamais ne s’insinue quelque homme que ce soit. Puisqu’il est exclu de rappeler à la vie, même s’il frappe à la porte, le spectre d’un certain Ludovic.

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