Le génie du Totem

Jean-Louis Lippert,

Sous le dôme babylonien du Palais de Justice de Bruxelles, tous les hommes de loi sont en branle contre Gilgamesh. Le scribe de celui-ci n’aurait–il pas discrédité l’image posthume du patron de l’Académie ? Car le héros de la première épopée de l’humanité souhaitait que revînt à JDD le premier exemplaire d’un scandaleux Axiome de la Sphère

Voici plus de vingt ans j’ai baptisé Jacques De Decker Totem, ayant constaté combien d’acteurs de la vie littéraire lui étaient redevables d’étoiles symboliques, sans qu’il fût jamais lui-même bénéficiaire de telles gratifications, quel qu’ait pu être le nombre d’étoiles accrochées à son képi de général en chef des armées de la littérature belge…

Ceux qu’il a baptisés dans ses articles, n’en portent-ils pas toujours le lustre ? C’est dans la cinquième dimension du rêve et de la mémoire que Jacques est immortel. Outre le baptême, n’a-t-il pas dispensé à beaucoup les sacrements de confession, de communion, de confirmation, d’ordination, voire d’extrême-onction ?…

Jusqu’à une période récente, sa prodigieuse faculté d’empathie pour des contrées de l’esprit qui lui étaient a priori peu familières – je pense au monumental Principe Espérance d’Ernst Bloch, traduit par Françoise Wuilmart, à l’Ariane et Don Juan de Claire Lejeune, à l’Indien de la Gare du Nord de Jacques Crickillon, au Kaspar Hauser de Véronique Bergen, aux œuvres d’Yves Wellens et de Kenan Görgün – lui fit tant donner de sa personne et si peu recevoir que j’en adresse mes remords à Claudia. N’est-il pas mort de la souffrance d’un déséquilibre dans l’économie des échanges de la grâce, tout paré d’honneurs qu’il ait pu paraître ? C’est même l’écart grandissant entre la stature de ses innombrables images publiques et l’inavouable blessure de n’être pas reconnu comme il aurait dû l’être, qui incita peut-être son cœur à nous dire bye bye…

Jacques est l’une des seules personnes appartenant à l’officialité, que j’aie vues capables de plus d’enthousiasme pour accorder légitimité à un délirant illuminé, que pour cautionner l’honorable et le distingué. Qui fut-il jamais mieux placé que lui pour savoir quelle monnaie de singe régit les commerces mondains ? Ce qui ne va pas sans frictions. Le différentiel générant des tensions électriques entre Totem et Tabou, tient en ce qu’il était par excellence un leader de la Pyramide, quand celui qu’il appelait Tabou depuis quelques centaines de lunes en exprimait le point de vue du négatif. Toujours l’estime et le respect de Totem à l’égard de Tabou furent sans défaut, ce dont il put à bon droit douter de la réciprocité. J’en éprouve quelque honte, et c’est de cette mauvaise conscience hégélienne (à mes yeux l’un des plus précieux héritages de la culture européenne), que je voulus l’entretenir lors de notre ultime rencontre sur une terrasse à Tervueren. C’est la belle âme d’un parfait gentleman que j’invite à considérer le tableau de la présente situation, comme nous le faisions en partageant un cigarillo…

Vois-tu, cher Totem, ce qui se passe ? Où en est le discours libéral sur vices publics et vertus privées ? Quelle catégorie de parasites est-elle la plus dangereuse pour la planète et l’humanité ? Les représentants de ta classe dénoncent un ensauvagement de la société, mais qui fait subir à celle-ci les plus cruelles férocités ? Renversé contre le dossier de ta chaise, tu clignes des yeux dans un silence approbateur. La violence mortelle d’une pandémie n’est-elle pas démultipliée par celle des inégalités sociales, puis par celle des mesures de sécurité policières et militaires ? J’admire ta patience à écouter mes vitupérations. Voici que me prend à la gorge une infecte sensation de culpabilité. Je revois ton regard souriant, révélant une simultanéité d’affects contradictoires, où se lisent candeur fascinée, tolérance courtoise, irritation sourde et indulgence teintée d’ironie enjouée ; mais ce regard contient aussi ce que je n’ai jamais aperçu que chez toi : quelque chose, quand les yeux se dérobent d’une certaine manière, signifiant qu’il y a des portes infranchissables et certains sentiments qui ne seront jamais donnés à lire. Ce qui m’était pénible à supporter. D’où s’attisait une amicale conflictualité n’ayant cessé de nous lier depuis la prime escarmouche, voici plus d’un tiers de siècle. Chacun joue d’un instrument qui lui est propre dans l’orchestre des étoiles : ne devrait-ce pas être le véritable sens du mot propriété ? Voici le soleil délégué par l’univers pour nous remercier de ce rappel d’un précepte élémentaire assez peu suivi par une civilisation droguée aux Stars Wars. L’issue ne peut venir que d’une Parole stellaire, suggère le rayon frappant son front de sage. À combien de mondes appartenons-nous, combien de mondes sommes-nous ? Voilà ce qui s’échappe de la fumée des cigarillos…

Les volutes éclairent une race élue de winners flottant dans l’éther, et les damnés losers se traînant dans la poussière. Une guerre sociale ruinant la terre, empoisonnant l’air, infectant l’eau, irradiant le feu. L’humanité ne dispose-t-elle pas d’une âme collective qu’offusque cette cadavérisation du monde ? Ainsi parlent des fumées soulevées plus par les rêveries de Totem et Tabou que par le vent. Dès lors, bénie soit la querelle qui nous unit jadis, quand lassé d’attendre la publication promise par Totem d’un Manifeste convulsiviste en Carte blanche, Tabou s’était permis de distribuer un tract incendiaire dans les locaux de son journal dirigé contre lui. « Vous m’avez fait bisquer, mais je vous respecte », avait-il réagi. Plus récemment, pourquoi donc était-il allé écrire, dans une préface à Richard Miller, qu’il n’y avait pas de littérature-monde ? Étincelles, grabuge par presse interposée…

Jacques était d’un tribalisme assumé, n’ignorant pas la relation du mot Totem à une ancestralité commune inséparable du Surmoi. N’ai-je pas à lui fournir ici l’image de ce Surmoi telle qu’elle apparaît au Tabou ? L’horloge de l’histoire est munie d’un balancier qui oscille au-dessus des hommes, les ramenant aux face-à-face entre plèbe et patriciat, serfs et seigneuries féodales, prolétaires et bourgeois, pour pointer son doigt fatidique sur cette forme ultime de scission : spéculat et précariat…

Sans renier le capitalisme, Jacques en était douloureusement contrarié. Mais l’un et l’autre état (plus grande part de l’humanité pour celui-ci, 1/1 000 pour celui-là) n’ont aucun ring où s’affronter. Nul terrain de médiation possible entre cancer de la tête et gangrène du corps social. C’est donc tout l’édifice idéologique du Tiers-État qui s’écroule ici. Jacques en était conscient, ce dont témoigna sa conversion à Aragon. Totem n’admit-il pas l’hypothèse de Tabou, selon laquelle au Quart-État de la bureaucratie devrait s’ajouter le Quint-État des intellectuels ? Puis-je révéler l’effarement de Jacques à la lecture des Mémoires d’un Davignon, muet sur les circonstances de l’assassinat de Lumumba ? Et quelle aurait été sa lecture de Brecht, dont il préparait une biographie ? Qui fait partie des winners ou des losers, des insiders et des outsiders ? De quoi se composent races élue et damnée ? Le doigt du balancier ne désigne pas seulement des états, mais délivre aussi des interprétations. (Ce travail d’herméneutique cher à qui se veut le disciple d’Hermès.) Ainsi ce doigt indique, entre la grouillante et dévorante frénésie de l’affairisme planétaire et la crise mondiale sanitaire, une relation de fatalité comparable à celle ayant existé entre ivrognerie et prohibition. (J’entends ici l’éclat de rire du Totem, avalant sa gorgée de travers.) Les mêmes rouages en surchauffe du businessisme faisant s’agiter les énergies fossiles, végétales, animales et humaines dans une immense orgie de valorisation, soudain sont frappés d’une rigidité cadavérique les faisant entrer dans une catalepsie qui les réfrigère le temps d’une purge salutaire, avant que la machine ne reprenne de plus belle. Cycle analysé par Marx dans son Capital, identique à celui de la cuite et de l’effondrement, de la saoulerie monstrueuse au-delà des limites et du coma éthylique en deçà de toute vie sociale. Qui peut encore signaler l’involution générale de l’humanité vers un état de bestialité soumis à des facteurs exclusivement biologiques, si les appareils symboliques de la société suivent une même courbe régressive ? Marx n’avait pas imaginé cette phase du capitalisme où la plupart des produits seraient toxiques ; où les activités relèveraient de l’industrie du poison : ce que ne déniaient ni les bières ni les cigarillos sous le soleil de Tervueren…

Cette machine infernale qui, à l’époque de Marx, fonctionnait encore au charbon, quelle serait son explosion finale après les Mille Soleils inaugurés par Hiroshima ? Ne nous étions-nous pas donné rendez-vous le 6 août 2045 – il aurait alors eu cent ans – pour cet anniversaire de l’anthropocide atomique ? C’est sous l’angoisse de telles questions qu’il me fit l’honneur de présenter publiquement Ajiaco. Kapitotal, tour Panoptic, pseudocosme : il admettait le bien-fondé de ces notions. De quelles démences les foules étaient-elles dupées, qui les entraînaient dans quelles épidémiques folies, orchestrées par quelle danse de milliards ? La plus haute leçon de sagesse que Totem nous ait prodiguée, fut précisément d’oser incarner cette image honnie du Surmoi, figurant le mât central d’un chapiteau qu’il nous enjoignait de ne pas mettre bas. Donc de s’interroger sur sa validité. Vous qui aimiez Jacques, voyez-vous son visage à cet instant ? Voyez-vous sa moue goguenarde ? Car ce dont il est question revient à se demander quelle imposture a remplacé le Surmoi de l’humanité par son ersatz, lequel s’écroule effectivement sous nos yeux. Kelle histwar de foux !

C’est lui-même, venant de prononcer ces quatre mots d’un ton qui leur donne cette orthographe après une esclaffade arrosée de bière, qui me somme à présent, d’un regard devenu soudain grave, de produire l’aveu justifiant ces lignes. Celui de culpabilité pour homicide involontaire. Je n’ai pas mesuré l’impact qu’auraient, sur le cœur de Jacques, certaines phrases contenues dans le texte Acéphalopolis, qu’il dut lire peu avant sa mort. Pour être précis, ce titre, lancé comme une xiie invitation à l’Axiome de la Sphère, avait été déjà celui d’un document rédigé en juin 2014, dont il envisageait alors possible une publication préfacée par lui-même, dans une collection qu’ouvrirait la revue Marginales. Ce dernier texte, à la relecture, m’effraie comme un coup de feu. Je revois alors son émerveillement devant une sculpture de Michèle, et comme il rêve tout haut qu’elle veuille l’immortaliser en compagnie de son frère : la double statue aurait place dans le parc de Bruxelles. Interminable serait l’énumération de pôles opposés qu’il conciliait à plaisir – comme si l’habitait un don du dépassement dialectique –, ce qui lui fut gage de nombreux succès, mais lui valut aussi d’indicibles ressentiments dans tous les milieux. De sorte que nul, jamais, n’osa parler du génie de Jacques De Decker. Qui mieux que lui fit-il de son existence entière une mise en scène dramaturgique brassant tous les domaines, comportant une pléthore de personnages, pour un public de l’avenir ? A-t-on jamais vu quiconque organiser pareillement sa vie comme une pièce de théâtre ? Le rideau ne s’est pas levé sur le début de la pièce. Tous les Ancêtres du Diwan sont au premier rang, groupés sous l’eau du Spiegelvijver à Tervueren, pour entendre dire que l’Être sans limites signifie aux êtres la réalité d’un monde limité. Le monde fini, mesurable selon des lois quantifiables, devrait être appelé l’État. Quant à l’Être incommensurable et infini, composé de nature et de culture, de biosphère et de psychosphère, c’est à lui qu’il reviendrait de couronner l’architecture de l’humanité par une position symbolique au-dessus de l’État. Chacun vivrait une double vie, comme être et comme état. La prééminence qualitative de l’Être sur l’État serait vérifiée par le fait que chacun placerait les exigences de son être au-dessus de celles de son état par la Parole. Celle qui leur aura permis d’imaginer un monde au-delà des temps où l’État dominait l’Être en ayant usurpé ses attributs. Telle était la situation quand j’ai quitté cette mascarade, où l’Être était à ce point soumis à l’État que celui-ci sommait chaque état de renoncer à son être et de ne combattre que sur le terrain de l’État, tant régnait une terreur à l’égard de l’Être. L’État avait organisé une telle précarité des états que ceux-ci sacrifiaient leur être pour ne plus penser à l’Être…

Ainsi parle une voix si l’on écoute bien ce que dit l’étang du Miroir. 

 

TABOU

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