La langue finale

Émile Clemens,

Usually when one thinks of translation, one imagines it as the transfer of a piece of text from one language to another.

But I feel that this is far too simple. I would instead choose to describe it as a transfer between two linguistic media.

Douglas R. Hofstadter, Le Ton beau de Marot, In Praise of the Music of Language

Pourquoi doit-on revenir dans son pays d’origine après tant d’années ? On dit que les criminels tôt ou tard retournent sur le lieu de leur méfait. On dit que les individus sont instinctivement poussés vers leurs roots*. On dit tant de choses ! On dit surtout beaucoup de choses pour remplir les milliers de magazines qui doivent paraître quotidiennement. Pour occuper les temps d’antenne de centaines de chaînes de télévision. Et tout cela se vend comme la conscience de l’humanité. What a load of crap.

Je dois veiller à ne pas abuser de l’anglais. Cela fait mauvais effet, car les gens croient que je cherche à les impressionner. Mais je le jure : je n’y peux rien. Qui du reste devrais-je chercher à impressionner ?

Je ? Hello. Permettez-moi de me présenter. Mon nom est Harry Demeester. J’entame ma dernière révolution, the end of my story. Ce fut une belle histoire, pleine de rebondissements et de suspense. Ceci pour dire que j’ai vécu une vie passionnante. Je ne me suis jamais vraiment préoccupé de ce que les autres pensaient ou faisaient, the right way of thinking. Liberté de penser et d’agir, tel a toujours été mon principe. J’en ai hérité de mon père, qui était très en avance sur son temps.

J’aurais aimé en discuter avec lui, mais c’est désormais impossible. Il est mort. Il a vécu vieux, mon père. Cent trois ans. Belle perspective pour moi. J’ai envie de vivre très vieux. Il aurait pu devenir célèbre dans son village, mon père, s’il n’était pas sa vie durant resté indifférent à son clocher. Il a toujours habité le même endroit – jusqu’au jour où de son plein gré il a déménagé dans une maison de repos — mais jamais il ne s’est senti, comment dire, « sentimentalement » concerné par ce qui se passait autour de lui. Il avait une famille, un boulot, une maison, un jardin et un passé de prisonnier de guerre. Ce dernier lui avait valu une médaille qu’il avait dû acheter lui-même. Et il avait encore dit merci.

Je suis revenu pour liquider des affaires, et notamment sa maison, celle dans laquelle il avait vécu seul après la mort de ma mère et qui était à l’abandon depuis un certain temps déjà. Pour les funérailles, j’étais arrivé trop tard. Ils disent qu’ils n’avaient pas réussi à me trouver.

Me voici à l’administration communale, à Bruxelles. L’homme qui me fait face, à la recherche de mon dossier dans ses fichiers d’ordinateur, ne risque pas d’en perdre le sommeil.

« Quand au juste êtes-vous parti en Amérique ? », me demande-t-il. Pour la troisième fois ce matin.

C’était il y a si longtemps, et je ne compte pas en années. C’était pour mon troisième ou mon quatrième boulot. Dans une entreprise américaine ayant son siège à Bruxelles. Ils m’ont envoyé pour un training de deux mois à New York. À mon retour, j’ai donné ma démission et je suis parti définitivement. New York me fit rapidement voir la différence entre un monde en technicolor et une vie monotone en noir et blanc. Je revenais de temps en temps en Belgique, mais je ne m’y attardais jamais. À New York, j’avais ma propre affaire, un bistrot sur Cornelia Street. Ma vie s’y écoulait dans un kaléidoscope de nationalités et de mentalités.

Dans la cave de mon établissement, j’avais installé un bar et un podium sur lequel défilaient tour à tour des écrivains et des musiciens de jazz, tous d’avant-garde, ce qui m’attirait une clientèle restreinte mais intéressante. Le café tournait bien ; c’était devenu une sorte de meeting place pour les étrangers qui travaillaient aux Nations Unies. J’avais quitté la Belgique avec un bon bagage linguistique, ce qui me permettait de servir la plupart de mes clients dans leur langue. La connaissance est-elle le pouvoir ? Non. Le pouvoir est le pouvoir. La connaissance, c’est de l’argent. Si l’on en fait bon usage. Ma connaissance des langues faisait sonner mon tiroir-caisse. Mes clients ignoraient d’où je venais. Pour les Français, je venais de France, et pour les Allemands, d’Alsace. Je maîtrisais l’allemand, le français, l’anglais et le néerlandais. Lorsqu’ils entendaient le patron parler leur langue, ils se sentaient un peu chez eux. Et pour leur faire plaisir, j’avais aligné derrière le zinc les drapeaux de leurs pays, et accroché quelques photos de monuments célèbres. When it makes a man happy.

Et me voici de retour après tant d’années, à la demande d’un notaire. Le bistrot, je l’ai revendu, et j’habite une maison modeste de Queens. Je me rends rarement en ville. Un jour que je passais par Cornelia Street, j’ai vu que le café était fermé. On m’a raconté que le nouveau propriétaire n’avait pas su plaire à tous ces fonctionnaires, qui étaient allé trouver leur consolation ailleurs. Au bout d’un mois, il n’avait plus de clientèle.

L’employé a fini par trouver le dossier. Je lui donne les renseignements dont il a besoin, et nous liquidons l’affaire. Le tout s’est passé plus vite que prévu, et je peux donc envisager de rentrer chez moi. Mais auparavant il faut que je m’acquitte d’une mission pour ma voisine de Queens.

Il est une heure et quart ; un quart d’heure trop tard pour être exact. Impossible désormais d’être exact. Il aurait fallu qu’il soit midi, mais l’heure d’hiver est en avance de soixante minutes. Il aurait dû être midi, mais toutes les petites aiguilles de toutes les horloges indiquent une heure. Et le soleil a dépassé le zénith d’un quart d’heure.

Bah ! qu’est-ce que cela peut faire. Ce n’est quand même qu’un jeu. Auquel je ne crois pas. Et pourtant il y a ici quelque chose de magique, j’en suis convaincu. Je crois qu’il peut se produire quelque chose ici. Croire ? Illusion peut-être. Faire appel aux dieux pour recoller les morceaux, pour retrouver l’hier, l’avant-hier. Pour retrouver quoi au juste ?

Tout était-il si bon ? Je veux le croire. Je le veux.

Le soleil se trouve encore à la verticale de la pierre. J’appuie mon dos contre la face sud. Cela correspond exactement, je le vois sur ma boussole. Ce petit quart d’heure ne fait aucune différence. Tourne le soleil. La pierre est chaude. L’air est froid. Il gèle. Une nuée de corneilles picore un champ aride qui attend le paysan qui viendra le labourer et le herser jusqu’à ce que l’eau et la chaleur y pénètrent. Je sais ce qu’il y a au-delà de l’horizon, mais je ferme les yeux et laisse venir une nouvelle image. Je vois le même paysage il y a mille ans, deux mille ans. Je devine. Personne ne sait. Personne ne sait pourquoi des hommes ont traîné cette pierre jusqu’ici, pourquoi ils l’ont érigée sous le soleil. Quels rituels ils y pratiquaient et pourquoi. Qu’espéraient-ils ? Que recevaient-ils ? Quelle langue employaient-ils ? Était-ce l’instinct de survie, la peur, le pouvoir des magiciens ? Que faisaient-ils de l’amour ? Voulaient-ils parler à l’avenir ? La pierre est verbe.

Le soleil me brûle le visage. Je respire lentement, profondément. Je me colle à la surface polie de la pierre, nu, mon dos contre son ventre, ses seins, ses hanches, je presse les paumes de mes mains contre ses flancs. Je glisse hors du paysage. Un grand cri retentit dans ma tête, un magma jaillit de mon corps.

Une voiture s’avance sur la colline. Je l’entends s’arrêter le long de la route, et j’ouvre les yeux. D’abord, je ne discerne rien à cause des rayons du soleil qui m’éblouissent. Je fais quelques pas.

C’est une petite voiture grise, et trois personnes en sont descendues. Elles viennent voir la pierre. Je les salue en les croisant. Pensent-elles aussi que les pierres renferment des secrets ?

Et si elles m’avaient vu quelques instants auparavant ?

La pierre a reçu un nom. La Pierre Brunehaut. Une cheville dans le paysage, sur le haut plateau. Si on la retire, le monde éclate en fragments comme une orange s’entrouvre en quartiers. La pierre assure la cohérence du monde.

Des flèches indiquent sa direction, le Syndicat d’initiative en assure la promotion.

Je remonte dans ma voiture et jette un regard à ces trois personnes. M’ont-elles vu, se sont-elles demandé quel excentrique se collait le dos à la pierre, m’ont-elles vraiment vu, nu, irradiant sur ce paysage aride toute l’énergie dont la pierre avait chargé mon corps ?

Tout cela est insensé. Une pierre est une pierre, et celle-ci se trouve toujours là parce qu’elle est grande, lourde et dure. Et si elle se renversait, lors d’un tremblement de terre par exemple, le Syndicat d’initiative s’empresserait de la redresser.

J’ai toujours alimenté ma curiosité pour les mégalithes. Ma bibliothèque compte nombre d’ouvrages consacrés aux sites mégalithiques et aux théories sur leur origine, et lorsque mes déplacements me mènent à proximité de l’un d’entre eux, je vais sans faute y jeter un coup d’œil. Je peux même leur parler.

Des mégalithes, on en trouve partout. Sur tous les continents, dans tous les pays. Et ils parlent tous la même langue.

Dans quelques heures je serai à nouveau dans l’avion qui me ramènera par-dessus les frontières du temps vers ma maisonnette de Queens. Ma voisine sera contente. À mon départ elle était triste. Elle était persuadée que je ne reviendrais pas. « Tu rencontreras de vieux amis, disait-elle, de la famille. Tu respireras l’air d’autrefois, et tu ne voudras plus repartir. » Elle a même versé quelques larmes. C’est que nous sommes liés, ma voisine et moi. Elle soigne mes chats lorsque je suis absent, et moi lorsque je suis là. C’est ça, l’Amérique.

J’allume la radio de ma voiture de location pour prendre quelques nouvelles. J’entends d’abord une énumération de bâtiments détruits par les bombardements en Serbie. L’immeuble de la télévision a été rasé parce qu’ils ne racontaient pas la vérité. Il paraît aussi que les pilotes donnent des noms aux bombes. Sweetlove, par exemple. Qui contrôle les médias détient le pouvoir. Les informations sur le Kosovo durent dix minutes. Le journaliste parle ensuite du ministre-président flamand ; celui-ci exprime son désaccord avec le nouveau président de la FEB, qui aurait fait une déclaration à propos de l’unité du marché belge et de son opposition aux barrières. Suit un compte rendu de diverses rencontres politiques. Il y aura bientôt des élections dans ce pays. Les politiciens belges ont besoin d’ennemis.

J’ai grandi dans une commune des environs de Bruxelles où il était politiquement incorrect de parler une autre langue que sa langue maternelle. C’était il y a longtemps, mais les informations font affluer des images du passé. J’allais à l’école primaire communale, et il y avait dans ma classe un garçon qui parlait français à la maison. Il s’appelait Jean-Marc, et je m’entendais bien avec lui. Je m’entendais bien avec tout le monde. On était tous copains, on jouait au football et on se bousculait pour gagner. On se battait lorsque l’autre raflait toutes les billes, car comme tous les enfants on ne pouvait pas accepter de perdre. Je me souviens d’une récréation où l’on s’était vraiment battu, et le maître avait puni Jean-Marc. Il avait dû aller s’asseoir au dernier rang de la classe. Il trouvait cela injuste, il avait crié qu’il savait bien pourquoi lui seul avait été puni. Le maître lui avait demandé pourquoi, et il avait lancé à la classe que c’était sûrement parce que ses parents parlaient français. Nous avions éclaté de rire, car nous ne comprenions pas ce qu’il voulait dire.

Pourquoi ai-je retenu cet incident ? Est-ce parce que c’était la première fois que j’étais confronté à ce phénomène ?

Nous parlions flamand à la maison, et mon père lisait Le Soir ex. achetait Télé 7 jours pour les programmes de télévision. On regardait souvent Bruxelles français et Lille. Parce qu’on aimait les émissions. Ma première copine trouvait cela mal, et puisque je l’aimais, j’ai changé d’avis aussi. Je ne suis pas difficile pour cela. L’amour est quand même plus important que le journal qu’on lit. Mais ma copine m’a appris que ce n’était pas aussi évident que cela. Elle disait que je devais défendre ma langue. La langue de l’amour ? Elle ne le disait pas comme cela. Son père faisait de la politique dans la commune, une chose dont je ne savais rien mais dont j’appris bientôt tout. Il n’y avait que deux partis : un flamand pour les Flamands et contre les Francophones, et un parti francophone pour le contraire. Et comme j’étais amoureux, j’ai dû choisir pour la première fois. Mon père trouvait cela triste, mais moi j’estimais que ma copine avait raison. Après tout, c’était elle mon amour. Fini donc de lire Le Soir et de regarder la télévision en français. Cela a provoqué des discussions. Avec mon père. Pas avec mon amour.

Je me suis mis à parler leur langue, une autre langue que la mienne. Et j’ai soudain reçu une autre nationalité. Pas pour de vrai, c’était encore trop tôt. J’habitais encore la Belgique, avec un seul gouvernement, et le télécopieur restait à inventer. Mais je me suis retrouvé dans un autre monde. J’ai dû désormais parler de la Flandre. La Flandre ? Pour moi, c’était jusque-là la Flandre orientale et la Flandre occidentale, où l’on parlait une sorte de langue que je ne comprenais pas. J’habitais le Brabant, et cela n’avait rien à voir avec la Flandre. Au début, je ressentais un goût bizarre dans la bouche chaque fois que j’entendais parler de la Flandre. On me faisait comprendre que j’appartenais à cette Flandre, et à la longue je me suis mis à le croire moi-même. Pis encore, j’ai commencé à militer pour elle. L’amour aveugle, n’est-ce pas ? Les bons vieux clichés ont la vie dure.

J’avais dix ans lorsque Jean-Marc s’est fait rosser pour une poignée de billes, mais il avait prétendu que c’était à cause de sa langue. J’avais vingt ans lorsque je me suis converti à la Flandritude par amour, mais je croyais que c’était par conviction.

Il n’est rien resté de cet amour. Je me suis inscrit en philologie germanique à l’université de Bruxelles, parce que je voulais devenir journaliste, et j’ai choisi l’anglais comme langue principale. Je suis devenu angliciste. Cela m’a permis de décrocher mon premier boulot. Ils avaient besoin de quelqu’un qui connaissait un peu d’anglais, et je suis donc devenu correspondant commercial dans une entreprise qui construisait des machines et les vendait dans le monde entier.

Plus tard, j’ai atterri à New York où j’ai compris ce que je pressentais depuis longtemps : mes roots, je les ai en moi-même, et je l’emmène partout où je vais.

Crap. Je n’ai pas de roots. Je suis né par hasard quelque part, et comme tout le monde je suis parti à la recherche du bonheur ou, mieux, d’un coin où bâtir quelque chose. Aujourd’hui c’est à Queens, une maison avec la télévision, des amis qui passent dire bonjour et la voisine qui soigne mes chats, entre autres. Elle vient de Rossignol, un petit village de rien du tout dans les Ardennes, mais où se tient chaque année un festival de jazz. Elle y a fait la connaissance d’un musicien, et l’a suivi jusqu’à New York. Cool. Nous avons un lien, le jazz. Elle est contente que je sois venu habiter dans son quartier, comme cela elle peut encore de temps en temps parler français.

Je lui ai acheté une pile de livres. Des écrivains belges francophones d’aujourd’hui que l’on trouverait difficilement à New York.

Je vais devoir lui raconter comment cela s’est passé.

Je suis allé chez le notaire, j’ai mis tous les papiers en ordre et j’ai confié à une agence immobilière le soin de vendre la maison de mon père. Je logeais dans un hôtel de Bruxelles, et après être allé revoir la Grand-Place je m’étais plongé dans le journal. Un politicien venait d’inventer une loi contre l’usage de formulaires bilingues dans mon village natal. J’ai voulu aller y jeter un coup d’œil, craignant d’y trouver la guerre civile, mais le village n’était plus qu’un seul grand quartier de villas. Un village tranquille. Les panneaux bilingues n’étaient pas badigeonnés, et sur la petite place une affiche annonçait une collecte pour les réfugiés kosovars. En deux langues. J’ai encore rendu visite à mes parents au cimetière. J’ai dû un peu chercher pour les trouver. C’était un labyrinthe de pierres tombales aux inscriptions tantôt en flamand, tantôt en français, mais toutes disaient la même chose. Au bout du chemin, nous parlons tous la même langue.

La pierre avait été la dernière étape de mon programme. À Queens déjà, j’en avais parlé à ma voisine. Elle adorait les histoires. « Raconte encore quelque chose », avait-elle dit alors. Je lui avais parlé du roi Arthur, de Lancelot et de Guenièvre, des mégalithes et des constellations, des civilisations disparues. Je lui avais dit que le nombril du monde se trouve en Belgique, que c’était une pierre géante datant de la préhistoire et qui se dressait tel un reste de cordon ombilical. Et cela aussi, elle l’avait cru. Avant de partir j’avais dû lui promettre d’en ramener une photo.

À l’aéroport, j’ai rendu la voiture et acheté un grand ballotin de pralines.

Dans l’avion, j’occupe un window-seat. Vu du ciel, ce pays est aussi beau que n’importe quel autre. Pourquoi voudrait-on y changer quelque chose ? Le pouvoir et l’argent, sans doute. Les gens anéantissent les affaires des autres pour pouvoir ensuite tout reconstruire et dire que c’est à eux.

Mais la Pierre Brunehaut, ils doivent la laisser où elle est. Elle est trop lourde.

* Les mots repris ici en anglais figurent comme tels dans l’original (NdT).

 

De finale taal, traduit du néerlandais par André Delcourt

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