Belgique, ma sœur

Claire Lejeune,

Stop ou encore, ça dépend du désir. Le désir de Belgique existe-t-il ? Est-il aujourd’hui plus mort que vif ou bien s’est-il seulement absenté du désastre le temps de se chercher des racines dans le fond du cœur des Belges, le temps de trouver les mots pour se déclarer ?

Répondre à cette question, c’est d’abord dater et localiser ma réponse dans l’espace et le temps de ma propre histoire. Autrement dit dans l’espace et le temps de l’écriture. Avant l’autobiographie, je n’a pas lieu d’exister par soi ni pour soi, je n’a pas d’histoire, je subit l’histoire de la domination masculine, sans même en être consciente. No woman’s land.

Ma terre natale, mes racines, c’était cette terre minière, hainuyère (arrosée par la Haine, affluent la Trouille, affluent le Trouillon) d’où l’écriture extrairait plus tard des images où se donneraient à voir nos ressemblances, des analogies qui nous rapprocheraient, des métaphores où je se pressentirait. Je l’aimais. Je faisais corps avec elle. De belgitude, rien en moi qui put se définir ainsi… Je n’ai jamais eu le blues de la Belgique. Ni sentiment ni ressentiment patriotiques. Ça ne me regardait pas. De ma nationalité, ma carte d’identité faisait foi, au nom du Père… Sujet belge de race blanche et de sexe féminin, aucun signe particulier. Rien dans mon enfance et mon adolescence qui put me donner à rêver d’une Belgique grande et belle. De la grisaille de mon livre d’histoire émerge encore la figure héroïque, exemplairement patriotique de Gabrielle Petit… Rien ni personne qui pût me donner à vibrer dans cette histoire, bien que la Brabançonne en certaines circonstances m’ait noué la gorge et fait venir les larmes aux yeux. Allez savoir pourquoi…

Pour trouver des traces d’elle, la sauvage, l’ancêtre maudite, il fallut traverser tous les miroirs de la maison du Père, de livre en livre déconditionner l’imaginaire de la colonisée, fouiller les hauteurs et les profondeurs de ma mémoire, en ramener des visions sourcières, chargées de lumière-nature, lumière blanche des sommets et lumière noire des abîmes, deux absolus contradictoires dont la coexistence paradoxale engendrerait cette lucidité relationnelle – cette laïcité opérative – qu’est la citoyenneté poétique ; ainsi doter la muselée de l’histoire patriarcale d’une langue transhistorique qui ne se parlerait longtemps qu’au-dedans d’elle-même parce que l’oreille pour l’entendre au-dehors n’existait pas encore.

Le pays où je suis née à trente-trois ans, par amour fou de l’autre, c’est l’écriture. Je m’y enfermai pour donner lieu de se sauver et de se développer à cette inquiétante étrangeté de soi qui deviendrait la seule légitimité que je me reconnaisse. Nul autre lieu terrestre, nulle autre terre promise que l’écriture poétique où en finir avec l’exclusion du tiers, avec la fatalité du manque d’humanité ; nul autre territoire où soit déprohibée la consubstantialité incestueuse de l’identité et de l’altérité, en même temps que l’irréductible quadruplicité qui préside à leur métissage, à la génération de cette étrangeté dont s’autorise la citoyenneté poétique ; où comprendre, en effet, que si je est un autre, l’autre est réellement ou potentiellement un je.

C’est dans l’éclair où se confondirent je et l’autre que s’éveilla en moi la mémoire de l’origine commune des opposés, que s’alluma mon désir « d’être humaine », infiniment plus violent que tout autre désir, que se dévoila le secret de ma filiation naturelle à la pensée-mère qu’est la poésie. Nous ne nous manquerions plus. L’éclair me dure, comme l’écrit René Char. C’est dans la solitude de l’atelier poétique qu’a lieu mon apprentissage continuel de la démocratie.

J’appris qu’être humain n’est jamais donné, qu’il faut désirer sa propre humanité, la vouloir infiniment plus que n’importe quel bien, n’importe quel pouvoir, n’importe quelle jouissance pour que son manque cesse un jour de nous tourmenter, de nous culpabiliser, mais que le désir d’humanité ne se transmet pas de père en fils, qu’il ne se transmet pas non plus de mère en fille tant que le désir de la mère se fait couper la langue au nom du Père. D’où le devoir d’humanité qu’on nous inculque par défaut. Pour qu’il devienne l’inextinguible orient d’une existence heureuse (non plus coupable mais responsable), le désir d’humanité doit être éveillé dans la mémoire androgyne où il sommeille ; individuellement conçu, porté, enfanté, reconnu, nommé ; il irradie une existence, l’universalise à condition de s’incarner dans une langue à soi. À chacun et chacune d’enfanter son propre messie et de l’élever dans l’enceinte du dedans jusqu’à ce qu’il soit mûr pour affronter les risques du dehors. Nulle autre chance que cette lente maturation individuelle du désir d’humanité pour sauver la planète des marées rouges et noires de la barbarie.

La vie elle-même m’enseigna que s’individuer, c’est s’éveiller à l’âme universelle – à la conscience du nous que je suis réellement – et que c’est cette expérience d’éveil à soi en tant que sujet-objet multiple, autopropulsif, autogénératif, qu’il faut doter d’un verbe passe-muraille, si je veux œuvrer à nous sortir vifs de l’impasse historique, si je veux participer à l’avènement d’une pensée politique, en l’occurrence d’une beigicité opérative, transnationale, transculturelle s’autorisant d’une langue prompte à s’approprier les langues de bois pour s’en faire feu, matière à s’éclairer.

Ce long préambule pour décliner d’abord Y étrangeté légitime qui me tient lieu de nationalité, pour dire d’où vient la langue différentielle, interférentielle, irréférentielle, autoréférentielle du nous que je parle.

D’où s’écrit ce texte pour Marginales ? D’outre Le livre de la sœur1, paru il y a six ans, où se conçut Le livre de la mère2, paru il y a six mois et qui se termine par ces mots :

Par la brèche qu’ouvrit la Marche blanche, le cours de l’Histoire monologique fut interrompu : elle en est devenue irreproductible. Le dimanche 20 octobre 1996, les Belges sont entrés silencieusement dans l’ère transhistorique.

Le livre de la mère m’a débarquée en avant de lui, sur la page de ma vie qui reste encore à s’écrire avant de prendre congé. J’y suis une Belge parmi la foule de Belges que la Marche blanche a pacifiquement conduits au-delà des frontières mentales d’une patrie sénile, devenue pour eux inhabitable et indéfendable, vers une communauté – cette pluralité d’irréductibles singuliers que nous sommes — dont la réalité est à construire par chacun et chacune à partir de l’irréversible éveil de son propre instinct de justice. À condition que la violence de ce désir d’humanité — liberté, équité, fraternité — ne se laisse pas neutraliser par les déclarations humanistes d’une Charte des « Droits de l’Homme », mais prenne le risque de s’exprimer publiquement dans la précarité circonstancielle d’une langue chercheuse.

Animaux de plus en plus dénaturés, d’où les humains peuvent-ils encore attendre une révélation salutaire quant à la conduite de leur vie si ce n’est de l’éveil de l’instinct de vie qui fait loi dans le champ génétique de leur mémoire, là où se produisent à l’insu de la raison les mutations de la mentalité ?

Je regarde la Marche blanche comme la catastrophe naturelle qui produisit au sein de notre civilisation moribonde la rupture d’où jaillit la chance d’une santé seconde, d’une citoyenneté majeure capable de revitaliser le tissu social. Il faut en croire Hôlderlin : Où croît le péril, croît aussi ce qui sauve.

Le choc de la Marche blanche mit un terme à l’interminable gestation du Livre de la mère.

Pour traduire leur excès d’indignation, leur refus global d’une civilisation mortifère, les mots manquèrent aux Belges de 1996. Le dimanche 20 octobre, ils mirent au monde un silence infiniment dérangeant dont la souveraineté témoignait d’une maturité politique qu’on ne lui soupçonnait pas. Cet événement éthique, politique, linguistique que fut l’irruption publique d’une communauté du silence, transforma radicalement mon rapport à la Belgique en ce sens qu’il fut l’étonnant, l’éclairant point de rencontre de son histoire et de la mienne. De son étrangeté et de la mienne. De sa poéticité, de sa métissité et de la mienne. Avant ce coup de cœur, nous ne nous connaissions pas. Un mur d’indifférence nous séparait. Dans le chemin qui me reste à parcourir, son devenir et le mien sont solidaires en ce sens que leurs recoupements – l’un étant métaphore de l’autre – distille ce remède homéopathique à toute forme de xénophobie (sexisme, racisme, nationalisme) qu’est l’étrangeté poétique. Belgicité : je ne peux mieux baptiser cette xénophilie particulière qui s’origine de la croisée de mon histoire de femme et de celle de la Belgique. C’est le désir d’être soi de ce pays humilié, l’éveil de son propre désir d’humanité qui s’est pacifiquement exprimé dans le silence infiniment parlant de la Marche blanche. Tous en furent profondément remués, qu’ils le nient obtusément ou qu’ils en témoignent. Nul (le) Belge de naissance ou d’adoption, n’en est revenu(e) indemne. La Belgique ne sera plus jamais la même à leurs yeux. Elle en est devenue autre. De cette forme d’altérité rayonnante qui survient en avant, à partir de ce qui se trame dans l’enceinte privée des consciences. La différence même, en quête de ses langues, nécessairement étrangères.

Terre de poésie, disait-on lyriquement ou ironiquement d’elle sans savoir encore ce que cela cachait, sans soupçonner la révolution mentale qui se fomentait dans ses entrailles.

Terre d’accueil, terre d’asile, terre de liberté : encore faut-il qu’elle soit désirée telle pour le devenir. L’âme d’un pays lui vient de ses paysans dans la mesure où ils excellent à cultiver la leur. En ce sens, je me reconnais paysanne, artisane de la Belgique à venir.

Je n’ai pas à la rêver, je la vis telle que nous sommes, nous éveillant l’une à l’autre, l’une par l’autre à l’ère qui s’ouvre. Donnant corps désirant et parlant à la nouveauté qui nous anime.

Le lien de complicité, de parenté analogique qui s’est immédiatement établi entre elle et moi est de l’ordre sensible et intelligible de la sororité. En ce sens qu’elle et moi n’existons réellement que par le désir et le plaisir d’être soi, de nous affranchir de nos inhibitions, de nos tutelles internes et externes et d’incarner librement qui nous sommes devenues en cette fin de civilisation patriarcale. Au sein de cette solidarité émancipatrice qui nous est née, je suis à elle ce qu’elle est à moi. Je ne vois guère de remède plus efficace à l’infantile dévotion que les fils nationalistes portent à la mère-patrie que cette sororité postpatriarcale de la cité et de la citoyenne. Maturité d’Antigone.

Le réveil de l’instinct de justice étant à l’origine de mon écriture, c’est à la lumière de ses révélations que je tente de comprendre l’événement qui vient de se produire. Réciproquement, la compréhension de cette métamorphose que nous vivons solidairement ici maintenant éclaire d’un jour nouveau celle que je vis en solitaire depuis le 9 janvier 1960. C’est dire qu’entre ce qui m’est intime et ce qui nous est commun ne cessent de se développer des analogies, de s’opérer des rapprochements, de s’allumer des clartés mitoyennes. Au lieu de séparer la sphère du privé de celle du public, la poésie ne pense qu’à signifier leurs interférences, à susciter entre elles les interactions génératrices de sens commun dont s’autorise au jour le jour sa citoyenneté.

Belgique, ma sœur ?

La Marche blanche fut pour moi l’événement où coïncidèrent la mort de la mère-patrie et la naissance d’une Belgique-fratrie.

Entre mon pays natal et moi, le mur de surdité s’est changé en mitoyenneté. Depuis que son cœur s’est mis à battre dans ma poitrine, c’est comme si nous prenions conscience d’une commune présence, d’une alliance sans passé, dont la mémoire est toute à venir, toute en avant de nous. Entre l’existence de la Belgique et la mienne, il y a désormais cette connivence inédite qu’est l’émergence de la citoyenneté poétique, porteuse de cette fratrie embryonnaire qu’il va falloir développer, cultiver, incarner au jour le jour sur les ruines du patriotisme et du nationalisme, de l’unitarisme et du séparatisme.

Belgique-fratrie : utopie du lieu commun ? L’utopie se définit habituellement comme le rêve d’un ailleurs idéal, un espace-temps fictif, une construction purement subjective qui n’a pas lieu ici maintenant, irrepérable extérieurement. Mais la Belgique-fratrie ayant eu lieu dans la rue en même temps que dans l’intimité d’une multitude de Belges, est passée de l’inexistence à l’existence embryonnaire dont la croissance sera l’œuvre obstinée d’une pensée à cœur et à tête multiple, seule puissance capable de ruiner l’imposture de la « pensée unique ».

L’utopie, en tant qu’elle est anticipation poétique – métaphore visionnaire de la société à venir -, est passage obligé entre le virtuel et le réel. S’il demeure inimaginé, impensé, s’il n’a pas lieu de faire son livre, de s’y projeter, de s’y désirer, l’avenir n’est jamais que la survivance de plus en plus mortifère d’un passé décomposé.

La démocratie universelle ne cessera d’être un mensonge, une intenable promesse politique que dans la mesure où elle s’enracinera dans cette terre incroyablement fertile qu’est la démocratie conflictuelle de l’intime. La citoyenneté planétaire n’a d’autre lieu de gestation que l’espace-temps de la vie intérieure. C’est en cela que « le privé est politique ».

Crise de régime ? Non, crise de civilisation dont nous sommes une position avancée. Je ne sais plus où j’ai lu ou entendu ça. Il faut être au-delà pour comprendre ce qui se passe en deçà. C’est l’intelligence de ce qui nous est arrivé qui nous permet de comprendre ce qui arrive aux autres. À la lumière de ma neuve belgicité, comment comprendre la mort telle qu’elle se vit au Kosovo ? Comment traduire ce que me dit la marche noire où il se vide de son sang ? J’y travaille. Sans doute les Kosovars ont-ils autant besoin de cette parole fraternelle que de sucre et de savon…

1. Le Livre de la sœur, Éditions de l’Hexagone, Montréal, 1992 ; en coédition avec les Éditions Labor, Bruxelles, 1993

2. Le livre de la mère, Éditions Luce Wilquin, Avin/Hannut (Belgique), 1998

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