Le supplice des deux aiguillons

Yves Wellens,

Dans un premier temps, la proposition avait été ressentie comme une plaisanterie, certes peu aimable voire de mauvais aloi, mais peu susceptible aussi de mettre les rieurs de son côté. À vrai dire, comme sur un autre théâtre d’opérations en Europe, mais celui-là incomparablement plus meurtrier, personne n’aurait raisonnablement songé qu’on puisse recourir à cette méthode d’un autre âge et tout bonnement l’appliquer séance tenante. Mais, dans ce pays où le ridicule ne réclamait plus depuis longtemps les gages que ses talents de tueur auraient dû normalement lui valoir, la proposition, forgée à la six-quatre-deux et jetée à la va-vite dans le débat public pour jauger les intentions des partenaires et des adversaires, prit soudain une importance excessive et se trouva traduire fidèlement le suprême degré de la surenchère en cours. Presque tous les partis politiques des deux principales Communautés, tout à la recherche d’un « front » où ils pourraient s’aligner en rangs serrés, firent leur cette « petite idée » qui allait s’avérer si néfaste et porteuse de tant de déchirements. Leur acharnement à s’y arc-bouter fut, on s’en souviendra, sans faille. Mais, en retour, il en produisit une autre qui, elle, fut décisive.

Les nombreux signes avant-coureurs d’un tel durcissement, et la tendance profonde à la constitution de deux pôles absolument antagonistes dans laquelle ils s’inscrivaient s’étaient encore multipliés, si possible, après le scrutin du 13 juin – la mère de toutes les élections, comme l’avait qualifiée le premier des Flamands. Évidemment, il ne pouvait être question, pour les formations appelées à composer le gouvernement fédéral, de paraître ignorer purement et simplement la grande méfiance exprimée par les citoyens. Mais, quoique se déclarant alertées par les « signaux » émis à cette occasion, elles abdiquèrent vite toute velléité de formuler en termes politiques ce qui n’était, à leurs yeux, qu’un cri inarticulé, poussé qui plus est sous le coup du dépit, de la colère ou, pis encore, de l’émotion. Naturellement, il pouvait sembler peu délicat de s’inspirer à ce point, dans l’épure de la proposition, d’un code de bonne conduite adopté en son temps sur un point indiscutable par les sudistes. Mais justement, l’indiscutable lui-même était de moins en moins partagé au nord et au sud du pays, vu les approches diamétralement opposées de la moindre question et la démarcation toute tracée qui en résultait aussitôt. L’indiscutable même était devenu un obstacle, dès lors que, par malheur, il était pensé et dit par l’Autre.

Comme on sait, les invectives fusèrent dès que les résultats du vote furent connus. Les partis francophones stigmatisaient l’incapacité des Flamands à endiguer la montée de l’extrême droite en reprenant ses thèmes, quitte à les cautionner, et s’interrogeaient ouvertement sur les raisons d’une si dangereuse illusion ; les partis flamands reprochaient aux francophones leurs stériles et commodes « leçons de morale », perçues chez eux comme une intolérable démonstration d’arrogance, et leur imputaient la progression, désormais peut-être inéluctable, du pouvoir de nuisance du Vlaams Blok.

L’ancien Ministre de l’Intérieur, surtout, qui croyait apparemment que son succès personnel, certes enviable, et la perspective de voir son parti se maintenir au pouvoir feraient oublier que ce Parti avait été proprement étrillé, répliqua avec sa brutalité coutumière et refusa de se laisser dicter sa conduite par les « censeurs » de l’autre bord. Mais, en piètre manœuvrier, il ne fit que confirmer ce que tout le monde avait déjà compris, à savoir que tout rappel et toute référence au prescrit de la loi n’étaient rien d’autre qu’une interprétation, qui n’impliquait aucunement l’adhésion de son propre camp. La coupe déborda quand ce Ministre, transposant son mépris des sans-papiers à des sphères plus étroitement localisées, fustigea le « nanisme » des partis francophones et leur dénia la faculté de jamais évoluer dans le sens de la hauteur : « Ze zijn voor eeuwig dwergjes ! », s’exclama-t-il – et le diminutif fut jugé encore plus injurieux que la qualification elle-même…

Alors, l’inconscient de ce pays (André Cools, dans les années 70, lançant : « J’en ai marre du C.V.P… » ; Jean-Luc

Dehaene désespérant de déminer une énième crise dans les années 80 et s’écriant que « ce pays a besoin d’un psychiatre… ») remonta jusqu’aux lèvres de ses dirigeants. La polémique enfla à chaque souffle et se porta sur tous les terrains à la fois, les cris d’orfraie se mêlèrent aux noms d’oiseaux. La proposition, avalisée d’emblée comme un appel d’air par les partis au bord du point de rupture, fit office de diversion, alors qu’elle était, dans ces conditions, inscrite dans les astres et que, dans les différentes assemblées, on aurait pu croire qu’elle s’imprimait en caractères énormes sur les murs tandis que des voix stridentes en énonçaient les termes.

Le code de conduite, dont il n’est plus utile, à ce stade, de savoir qui l’édicta en premier, tant ses attendus étaient dans l’air que chacun respirait, interdisait, pour une durée qu’on s’abstint prudemment de définir, tout contact avec un représentant de l’autre Communauté et prévoyait les sanctions auxquelles s’exposaient les contrevenants à ses clauses. Le Parlement flamand suivit là sa pente naturelle. Le Parlement wallon et celui de la Communauté française emboîtèrent le pas à cette marche forcée : mis au pied du mur, les partis francophones ne reculèrent pas, mais eurent soin aussi de ne pas tenter de l’escalader – le Parlement bruxellois, dont la plupart des membres, tant francophones que néerlandophones, réprouvaient ces excès, fut tenu constamment à l’écart des débats et des décisions, et ne parvint donc pas à imposer ses options multiculturelles. Une fois encore, le supplice de l’aiguillon pesait sur les esprits et, pouvait-on dire cette fois, marquait les chairs, comme la herse pourvue de pointes décrite dans La colonie pénitentiaire. Les forces centrifuges croissantes qui ôtaient tous les trimestres à l’État central une autre part de ses prérogatives devaient, pour espérer vaincre, tenir en permanence un discours centripète qui justifiât et ramenât toujours à cette stratégie d’évidemment, comme un joueur qui, à chaque tour, aboutit invariablement à la même case. Puisque, en 1996, un mouvement citoyen très profond et de grande envergure n’avait pu surpasser cette malédiction (qui se souvenait que la classe politique avait alors proclamé une trêve sur ces matières ?) et qu’au printemps de 1999, rien moins qu’un nettoyage ethnique, jetant des flots de réfugiés sur les routes du Vieux Continent et de l’exil, n’y avait réussi que pour un temps très limité, il était exclu d’imaginer qu’à l’instant fatal, le mouvement amorcé pût encore être dévié. Mais, à présent, il ne pouvait non plus être ralenti.

Le Roi usa (de) toute son influence pour contraindre les parties à des négociations. Mais lui-même, comme en

témoignaient ses spectrales apparitions publiques et ses allocutions sans cachet, semblait ne plus y croire : du reste, personne ne se serait risqué à prédire sur quoi exactement devaient porter de telles discussions – autrement dit, sur quoi s’ouvrait le gouffre et surtout combien de temps durerait la chute. Néanmoins, des émissaires et des missi dominici se relayèrent et firent la navette d’un côté à l’autre, dans un lugubre cortège de voitures officielles et dans un ballet ininterrompu d’hélicoptères, pour transmettre des notes aux différentes assemblées ; mais celles-ci ne prenaient même pas la peine de les parcourir et les repoussaient d’un seul élan, sous un tonnerre d’applaudissements. Les Parlements, siégeant sans discontinuer, étaient devenus le centre nerveux, le véritable point nodal de l’autorité. Il régnait dans la plupart d’entre eux une atmosphère quasi insurrectionnelle. Des tribuns s’y succédaient et s’y affrontaient, faisant assaut de rhétorique et s’étourdissant de proclamations incendiaires et de propos tranchants comme des couperets. Les travées étaient jonchées de motions dont l’encre était à peine sèche ; on eût dit que de nouveaux brûlots, encore plus radicaux, prenaient racine entre les lattes des pupitres en bois et n’attendaient qu’une dernière goutte de vitriol pour s’enflammer.

Au fil des heures et des jours, la population, de plus en plus consciente de ce qui se jouait, commença à se presser devant les bâtiments abritant ses représentants. Par crainte d’incidents ou de provocations, le dispositif policier était volontairement très réduit : de toute façon, la foule grossissant toujours eût tôt fait de déborder et de pénétrer dans les hémicycles. On laissa quelques citoyens exprimer leur désaccord sur le processus en cours et appeler à une manifestation nationale le lendemain. Puis la foule quitta les assemblées qu’elle avait si aisément

investies (les historiens jugeront plus tard si ce retrait fut une erreur mortelle).

Ce rassemblement gigantesque évoqua tout naturellement les débordements de 1993 à la mort de Baudouin et la procession empreinte de dignité de la Marche blanche. Il conforta surtout les observateurs dans leur conviction que les habitants du pays ne pouvaient désormais plus être réunis que dans les périodes de deuil. Au soir, il était patent que le bivouac avait pris l’allure d’une sorte de veillée. La foule demeurait là, dans les allées des parcs de la Capitale ou sur les trottoirs de ses boulevards historiques ; elle s’installait pour écouter des concerts improvisés ou s’intégrait à une file pour signer quelque livre d’or destiné à célébrer l’événement ou à consigner les doléances. Dans la nuit, les murs et les chaussées se couvrirent d’inscriptions ou de citations presque pathétiques (Union, Unité !, Wallon et flamand ne sont que nos prénoms…, Toujours grande et belle !, etc.). Beaucoup remarquèrent naturellement celle-ci, tracée sur une banderole et déployée au fronton du Théâtre Royal de la Monnaie : Le ciel, pour nous punir de nos talents mal employés, nous donne le repentir de nos succès. De l’avis général, la formule pourrait servir d’épitaphe au pays et aux épreuves qu’il traversait, si jamais l’irréparable se produisait. Mais auparavant, il s’agissait de tenir et de ne pas se disperser.

Devant cette tournure imprévue, la classe politique sentit un second aiguillon, tout aussi impérieux, lui piquer les reins et agacer ses nerfs. Il ne serait pas dit, en effet, que tout cela se terminerait sans le moindre compromis. On résolut donc, pour forcer tous ces gens à regagner leur domicile (et accessoirement pour rassurer les milieux financiers qui commençaient à se plaindre de ces atermoiements), à leur promettre que

l’État fédéral continuerait formellement à exister, tout en étant dépouillé de tous ses attributs ; dès le lendemain, on vit apparaître des objets plastifiés en forme de coquille vide servant de trousseau, de porte-clefs ou de fétiche – dérisoire hommage, en vérité ! Les derniers récalcitrants, qui ne voulaient tout simplement pas comprendre, restèrent encore une semaine sur place, puis, voyant que leurs rangs étaient devenus bien clairsemés, ils se décidèrent à partir. Ils rentrèrent chez eux, dans leur ancien mais non défunt pays.

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