La leçon du répondeur

Françoise Wuilmart,

Vous pouvez laisser un message de vingt secondes sur le répondeur après le bip sonore. Veuillez ne plus parler après le second bip sonore.

 

Ces paroles m’atteignent comme une gifle. Jacques ne me parle jamais sur ce ton. Bien sûr, ce n’est pas à moi qu’il s’adresse. Je sais. Et pourtant, si, c’est à moi aussi. Et puis, je ne supporte pas les limites. Je ne peux être moi-même, et donc me sentir bien, que face à un horizon illimité. L’infini me rassure, ce délai impératif me suffoque.

II y a deux manières de concevoir le message enregistré sur un répondeur automatique. Tel en fera le miroir sonore d’un aspect de soi qu’il décide soudain de révéler ; une musique de fond… (ah, c’était donc ça…), puis quelques paroles débitées sur un ton dont la spontanéité est souvent suspecte… Et voilà un portrait inattendu du personnage qui lève ici un coin du voile. Pourquoi ici ? Invitation de l’écoute anonyme à une sorte d’exhibitionnisme sonore ?

Tel autre préférera l’annonce laconique. La voix humaine se fait alors synthétique et adopte le registre de la machine… elle n’est qu’un rapide prélude au coup d’envoi du « bip ». Économe de son temps, elle exhorte à une égale économie, et à l’efficience : on quitte ici le monde de l’Homme pour entrer de plain-pied dans l’univers balisé de la « performativité »…

Je recompose le numéro.

 

veuillez ne plus parler après le second bip sonore…

 

C’est pourtant bien la voix de Jacques. Je me sens rougir. Ma bouche se fige en un rictus gêné. En vingt secondes il me faut donc saluer mon interlocuteur, que dis-je, mon ami, introduire le sujet, développer le message, conclure, formuler un adieu. Car ce sont bien là les étapes d’une communication « civilisée », non ? Voilà des années que je m’y conforme. Introduction, corps du texte, conclusion. Sans oublier la qualité du rapport ad hominem, dernier bastion d’un sens de l’existence en ce monde où anything goes…

Irritée, je claque le combiné sur l’appareil. La question demande réflexion. Je pourrais écrire mon message et le lire à toute allure pour arrêter pile à la vingtième seconde, sans avoir à subir l’affront du « second bip sonore ». Non, impossible. Le salut du début et l’adieu de la fin prennent au moins huit secondes. Et je ne peux y renoncer. Restent douze secondes pour le contenu. Or, mon message est important, forcément long car impossible à résumer sans sacrifier d’essentielles nuances. D’ailleurs les messages que l’on adresse à Jacques sont toujours importants. Je n’appelle jamais Jacques que pour lui dire des choses importantes. Jacques… c’est aussi, c’est peut-être même d’abord une écoute de qualité. Peu de gens savent écouter. Il est donné à tout le monde de monologuer, de penser tout haut. Certaines créatures réputées brillantes brillent surtout par leur absence acoustique. Elles ne s’adressent à vous qu’en apparence et leur regard vous traverse comme si vous n’étiez pas là ; vous pourriez partir et revenir à loisir tandis qu’ils soliloquent, ou déléguer une autre oreille sans que cela affecte le moins du monde la poursuite de leur discours. Vous avez été le déclencheur involontaire de leur réflexion à voix haute et vous n’êtes qu’un vis-à-vis interchangeable, simple garantie physique qu’ils sont entendus…

Rien de tout cela chez Jacques. Quand Jacques parle, il vous parle, à vous, comme à un individu particulier et unique, et vous savez qu’il parlerait autrement à un autre.

Quand Jacques vous prête l’oreille, vous vous sentez exister, vous existez encore plus qu’avant. Jacques est attentif à vos réactions, ouvert à votre logique, soucieux de votre sensibilité… Jacques vous parle, et Jacques vous écoute…

 

Je recompose le numéro.

 

veuillez ne plus parler…

 

Jacques a dû faire un effort considérable pour arriver à cette élocution neutre et froide, à cette linéarité vocale qui est venue à bout des accents chaleureux, des connivences amicales, des modulations subtiles auxquels il nous a habitués… Je tente en vain de déceler dans la phrase une quelconque faiblesse qui pourrait me rassurer… Peine perdue…

Je recompose le numéro dans l’espoir d’avoir mal entendu : et si tout le message était sous-tendu par une note d’humour qui m’aurait échappé ? Hélas, ici aussi ma déception est cruelle… et pourtant, l’humour aurait pu tout sauver…

Je dois bien me rendre à l’évidence : la voix que j’entends pour la quatrième fois est décidément celle d’un humanoïde qui a usurpé les cordes vocales de JDD, ou tout au moins celle d’un ami robotisé pour l’occasion. À croire que quelqu’un lui braque le canon d’un revolver dans le dos, prêt à appuyer sur la détente si l’otage se laisse aller…

Et pourtant, il faut que je lui parle, maintenant, sans plus attendre. Je suis de celles qui doivent s’exprimer à chaud, dans la foulée de l’inspiration. Bien sûr je pourrai envahir les x fois vingt secondes de la bande magnétique, y laisser déferler comme autant de vagues successives un message qui serait certes entrecoupé, mais aurait tout au moins préservé sa précision et ses finesses. Pourtant je m’en garderai bien, car ce serait faire preuve d’une amitié abusivement accaparante.

Je pourrais aussi proposer à l’ami un rendez-vous téléphonique, du style de « Rappelle-moi tel jour, à telle heure. » Mais quiconque connaît Jacques sait combien il est vain de couver un tel espoir ! Il est très difficile de joindre Jacques. Jacques est toujours ailleurs. Même si l’on sait que c’est pour la bonne cause, il y a de quoi vous rendre éternellement jaloux ! C’est ce qui explique au demeurant que les moments passés en compagnie de Jacques sont toujours privilégiés. Avoir priorité sur les autres, ou sur son activité créatrice : voilà un bonheur inespéré qui confine au favoritisme ! Pour que de tels moments se répètent, il n’y a vraiment qu’un seul moyen : vivre à ses côtés. Claudia l’a compris, et elle l’a épousé. J’ai assisté aux noces… elle était tout en blanc, moi j’étais tout en noir.

J’ai l’impression que mon inspiration se tarit. Si je ne peux parler tout de suite j’aurai oublié ce que je voulais dire…

… Et si je tentais de tempérer mes élans verbaux, de réduire ma pléthore affective, de rendre, moi aussi, mon intervention « synthétique » ? Je me rends vite compte que ce ne serait pas tant une question de nombre de mots, que de vibration des mots, une question de TON. Le ton, n’est-ce pas l’équivalent de ce qui passe « entre les lignes » ? Je me rappelle ici le célèbre sketch d’Yves Montand, Le télégramme, la déclaration d’amour répétée sur un ton neutre par la télégraphiste consciencieuse… Non. décidément, s’il y a une chose à laquelle je ne puis renoncer, c’est le ton, épaisseur vitale de la phrase, contrepoint révélateur de tout énoncé linguistique… Puis-je être synthétique sans perdre le ton, c’est-à-dire, pour moi, perdre la face ?

 

J’ai peur de composer une fois encore le numéro. Mon élan premier commence à retomber comme la gerbe d’un feu d’artifice. Je dois trouver une solution avant qu’il ne soit trop tard.

Je rassemble donc mes forces psychiques et pour la cinquième fois, je saisis le combiné. Cette fois je ne raccrocherai pas, je boirai le calice jusqu’à la lie… on verra bien… J’ai décidé de miser sur l’impromptu, de confier mon sort au réflexe…

veuillez ne plus parler après le second bip sonore. Vous pouvez aussi m’envoyer un fax en appuyant sur la touche start quand vous êtes invité à le faire.

 

Je le savais, tout au fond de moi j’en étais sûre… la voilà la faille, la trouée salvatrice : un simple petit mot qui change le second bip sonore en invitation à écrire… Pour me conforter dans l’interprétation de cet élément nouveau, je me précipite sur le Petit Robert que j’ouvre à la page 3030, et j’y lis avidement la seconde définition de l’entrée qui me semble correspondre à ce cas-ci ; inviter = inciter, engager en employant la persuasion, la douceur. V. Engager, exhorter, inciter. Oui, je le savais. Il n’est pas dans la nature de Jacques de vous mettre le couteau sur la gorge, ou plus simplement de vous rabattre le caquet. Jacques ne pouvait me laisser dans l’impasse où je me voyais désespérément plongée depuis quelques minutes. Ce à quoi Jacques m’engage ici en employant la douceur que je lui connais et que je reconnais, c’est à… ÉCRIRE… évidemment…

 

Je repose le combiné, dans un geste presque affectueux et avec un sourire que je sens tendre… Soulagée, je cours à mon ordinateur où m’attend un écran accueillant, favorable aux longueurs et aux subtilités… Encore agacée il y a un instant par les limites que m’imposait la technique, me voici maintenant reconnaissante de l’infinitude qu’elle peut offrir à mes débordements…

Il n’y a plus d’interlocuteur robotisé, car le mot invité a surgi comme un clin d’œil… Il n’y a plus de contraintes suffocantes car le nombre de pages que je glisserai tantôt dans la fente de mon télécopieur dépend de mon bon vouloir. Et si Jacques sait vous écouter, il sait aussi vous lire, c’est même devenu son métier…

 

Merci Jacques de cette issue que tu as su me ménager…

Mon texte est prêt. Pour la dernière fois ce soir, je compose le numéro de Jacques, sûre de mon fait, satisfaite d’avoir pu tout dire, et de savoir qu’il pourra tout lire.

Me voici en train de faxer dans la plus grande béatitude…

Quand soudain ma propre machine à son tour me délivre un message… Je le lui arrache nerveusement : Jacques, Jacques, JACQUES…

Ô NON ! Jacques, pourquoi es-tu OUT OF PAPER ? !!!

Partager