Le pudique bouclier des frémissements de l’âme

René Lambert,

Je dois beaucoup à Jacques, par ses connaissances, le bonheur de ses mots, si justement placés sur la page qu’ils en deviennent une sorte de musique de « chambre littéraire » ; par l’étendue de sa culture et la délicatesse subtile avec laquelle il nous invite chaleureusement à partager avec lui quelques-uns des mets raffinés de ses festins. Mais ma dette la plus immense envers Jacques De Decker est pour la fierté que je tire de son amitié.

Homme d’une sensibilité frémissante, sa pudeur est son bouclier. Il faut le gagner, en faire le siège patient et paisible pour le découvrir, un peu comme le négatif d’une photo qui, baignant dans le liquide révélateur, de floue et obscure qu’elle était peu à peu se précise et précise l’âme la plus profonde.

Jacques De Decker habite son cœur avec la volupté d’un épicurien ouvert à toutes les vibrations de l’âme et de la pensée. Sans doute aussi cette porosité aux visitations de l’émotion innombrable a-t-elle été sanctionnée, comme une mise en garde physique ou une protestation du cœur qui s’essouffle à suivre le poète. Et mise en garde aussi cette trop généreuse tendance aux ailleurs de l’âme.

Alors le cœur – qui a ses raisons d’être – et des raisons qui quelquefois nous échappent – a souffert de ces abandons à la pensée la plus profonde car, n’est-ce pas, comme l’écrivait Faulkner, « nous ne sommes que des hommes en notre argile fragile, bravant hasards et circonstances. » Les fées et les divinités des Lettres ont voulu que ce fragile aventurier inspiré choisisse, un peu comme Don Quichotte, d’affronter les aventures les plus redoutables (mais aussi les plus passionnantes) qui sont celles de l’impalpable. Ce ne sont pas des moulins à vent que Jacques combat, mais le vent lui-même, je parle de tous ceux que dérangent la réflexion profonde des femmes et des hommes, qu’ils soient auteurs, peintres, gens de théâtre, philosophes, etc., bref, tout ce qui peut apparaître comme suspect à beaucoup – s’il peut encore l’être, « le monde sera sauvé par quelques-uns » et ces quelques-uns sont les artistes et les créateurs. Jacques croit en la pensée humaine comme d’autres croient en Dieu.

J’ai le bonheur et la faveur de le connaître depuis plus de vingt ans. Je l’ai vu, toujours, ouvert aux magies des mots et des images, des lignes et des couleurs. Que ce soit présidant les assemblées de la Société des Auteurs dramatiques, au journal Le Soir, dans les théâtres ou, illuminé, oubliant pour quelques heures les réserves qui lui sont refuges, sous le chapiteau de ces colporteurs du plus riche éphémère que sont les Baladins du Miroir ; je l’ai découvert de mieux en mieux : à la fois secret et lumineux.

Souvent plus attentif aux autres (et à leurs œuvres) qu’à lui-même, je l’ai connu soucieux de cas individuels en faveur desquels il s’est investi personnellement pour leur trouver solution harmonieuse.

Comme tous les passionnés, Jacques a ses fragilités (nous avons pu nous en apercevoir à la fin de l’année dernière !), mais sa cordialité, son sourire et la fidélité de son amitié sont toujours restés intacts.

Le soir où Claudia m’a parlé de la défaillance de ce cœur qui est, avec la lucidité pertinente et sensible de ses approches d’un artiste ou d’une œuvre, son principal outil de travail, j’ai aussitôt su, un peu visionnaire quelquefois, qu’il gagnerait cette bataille, que le temps d’un peu de repos était venu, soit, mais s’il est vrai que je fus très attristé qu’il lui arrivât cela, je n’en ai jamais été alarmé outre mesure : Jacques a trop le goût de la vie et de la beauté des choses, si chère à Aragon.

Comme je l’écrivais plus haut, cet irremplaçable ami habite voluptueusement dans un coin de son cœur. Il n’allait certes pas détruire ou laisser détruire cette maison. D’ailleurs, il n’en avait pas le droit et nous l’a prouvé. A-t-on jamais vu un capitaine abandonner le bâtiment en pleine mer ? Outre la fidélité qu’il a pour ses amis, pour son œuvre et pour lui-même, il y avait une autre motivation essentielle à ce combat qu’il a livré pour vaincre la maladie, c’est que Jacques possède au superlatif le talent de vivre et cet autre don – qui n’appartient guère qu’aux artistes et aux habitants de ce grand pays fondamental de l’enfance : le don d’émerveillement.

Merci, très cher Jacques, de nous le communiquer si souvent. Je t’embrasse aussi, avec toute ma gratitude pour tout ce que tu sais et qui est notre jardin secret, parfois douloureux, souvent luxuriant ; mais cela est un autre domaine qui n’appartient qu’à nos complicités et aux itinéraires de cette vie que nous avons choisie, par état de grâce.

Pour conclure, Jacques, je ne puis m’empêcher de citer Arland qui, tu le sais, fut pour moi durant quelques années, une évasion en ses « Terres étrangères », un guide, un sage révolté et un réconfort. Tu nous invites, par ton écriture et les réflexions que tu nous proposes, à cette « enivrante misère et inestimable richesse de penser et d’être ému » !

Heureux anniversaire, cher Jacques, et que vive l’amour, vive l’art et vive la vie !

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