Le ciel avait la couleur des lilas en mai sur Saint Gilles
Quand de l’hiver nous sortions de nos chambres de bonne
Hâves et surpris par la lumière ruisselant des hauteurs
De Forest et du parc Duden, ombres transparentes presque
D’avoir hanté la nuit hallucinogène où murmuraient
Les voix de Dylan et de J.J. Cale, All along the Watchtower,
Cocaïne et celle de Lou Reed psalmodiant Walk on the wild side
Ô monde qui tremblait alors de l’ordre au désordre
J’ai vu des colombes pourpres et des dômes mordorés
S’enlever dans l’air, les tilleuls embaumaient cette rue
Ancienne et légère comme sortie d’un tableau d’Utrillo
Écartez un instant ce rideau de nuages, fixez dans la grisaille
La pluie sur Bruxelles et son pavé luisant, nos chemins toujours
Étaient de contrebande, on partait à Louvain un soir d’hiver
Écouter à l’Aula Maior la mythique Soft Machine et le train
Filait au retour dans la campagne flamande où tremblait
Dans le vent aigre toute la solitude qui nous pognait le cœur
J’ai lu dans ce capharnaüm étrange où nous couchions
Sur des matelas de fortune dans la fumée et les clartés de mars
La Paulina de Jouve, les Feuilles d’herbe de Whitman et un soir
De décembre qu’il neigeait à gros flocons, tandis que défoncés
Au psylocibe vous écoutiez en pleurs Jim Morrison et la musique
Des Doors, d’une seule traite, Les chants de Maldoror, à voix haute
En pressentant au bout de l’ombre qui hantait la fenêtre
De blanches larmes et des transgressions : je te salue vieil océan !
Douze mois durant nous explorâmes le désordre de notre esprit
Cherchant derrière le soleil l’ombre d’autres astres
Et dans la nuit transfigurée un murmure de rivière
Où les sonates de Mozart chantaient sous les doigts de Grumiaux
Nous méditions sur X Œdipe Roi de Sophocle et Ummaguma du Floyd
Entre les Illuminations et les disques de rock
Rue de l’Arbre Bénit nous franchissions le seuil du Styx
Où sur l’écran défilaient à nos yeux dilatés par l’acide
Les De Palma et les Pasolini
(Je me souviens de cette scène d’enfer
Où un motocycliste pétaradait à travers le village
Comme un ange exterminateur plus vif que l’éclair
Et à la fin du film sortant dans l’étroite pénombre
De cette rue du quartier de la porte de Namur
Nous faillîmes être heurtés par une moto
Presque identique à celle que nous venions
De voir débouler sur l’écran)
Un autre soir nous étions au Poche
Puis plus tard à Watermael-Boistfort pour entendre Art Blakey
Entouré de jeunes musiciens de New York en concert
C’est à l’Acropole de cette moderne
Babylone que nous verrons trois fois de suite Easy Rider
Les lumières rouge-orange balafraient au loin le crépuscule
Après le brouhaha de la porte Louise où comme lui
Je vis, en ces terribles soirs d’étude, une cathédrale qui descend
Et un lac qui monte, nous nous enfoncions peu à peu dans l’ombre
De la porte de Hal et remontions vers la Barrière et le Parvis
Rue Jourdan Françoise et Jean-Pierre dilataient l’univers
Dans une cuillère chauffée à blanc sur un petit réchaud
J’y lisais avidement les grands livres de Michaux
Nous ne sommes pas un siècle à paradis
Puis des heures durant dans l’odeur des shiloms
Je me perdais à contempler ces paysages peints
Méticuleusement par Pierre Bruegel l’Ancien
Jean-Louis venait de rentrer d’Afghanistan
Et nous parlait des heures durant de Kaboul et de l’Himalaya
Puis des Indes énormes et du climat de Goa
Nous passions d’un quartier à l’autre de cette ville pluvieuse
De la zone interlope du Canal aux entrepôts de Tour et Taxis
De la rue Haute à la place du Jeu de Balle et de Rogier au Midi
Je lisais les Elégies de Rilke et les poèmes de Crickillon
La Défendue, L’ombre du prince et Colonie de la mémoire
Cette ville est une ville de poètes et d’œuvres au noir
Entre la rue Chair et Pain et le Marché au Charbon
Comme dans les bandes dessinées de Schuiten un monde
Ésotérique y tend ses portes dérobées, ses passerelles
De métal menant du ventre des palais au ciel qui s’envole
Avec des oiseaux par-dessus les gratte-ciel et les clochers
Bruxelles est une bibliothèque de Babel
Qui balbutie en plusieurs langues sa grammaire plurielle
Le tramway brinquebalait quelquefois, dans la lueur bleue
Des étincelles, que nous prenions avenue Fonsny
C’était, si je m’en souviens bien, le cinquante-deux
Qui nous menait, Katherine, vers Uccle et la rue Michiels
La maison blanche et calme en son jardin si vert
Où je me rappelle des étés pourpres et des hivers
Ton grand frère mort à présent était en Angleterre
Et nous conjuguions ensemble le verbe aimer
En écoutant les poèmes de Verlaine de Rimbaud
D’Apollinaire et d’Aragon chantés par Léo Ferré
Et s’il m’arrivait quelquefois de passer boulevard du Régent
J’y voyais les plates-bandes d’amarantes jusqu’à
L’agréable palais de Jupiter
Je sais que c’est Toi qui, dans ces lieux,
Mêles ton Bleu presque de Sahara !
Douce jeunesse pâlie en cette ville
Énorme aux marchés maghrébins aux brocantes populaires
Aux maisons de Horta rescapées des bruxellisations Grande
Rue Au Bois Murielle me parlait des anciens typographes
Et des ateliers d’artisans à deux pas de la place de Meux
Nous buvions de la tisane en devisant parmi les vieux livres
Et la lumière coulait tranquille à travers la verrière
La ville grondait dans le lointain sa constante rumeur
Tandis qu’oublieux du temps nous perdions la notion de l’heure
Qu’êtes-vous devenue ô ma jeunesse aux ombres délayées
Par les jours d’infortune et de misère Vous repensiez le monde
Réinventiez la vie Aujourd’hui combien sommes-nous de ce côté
De l’ombre où le réel se met à la traverse
Il me semble que j’y suis, j’y suis toujours
Dans la fuite des jours anciens sur ces rues de guingois
Où des fenêtres pailletaient la nuit comme des étoiles
Nous avons soutenu à la Lunette près de la Bourse
Ô mon ami tant de breuvages amers et de philosophie
Au Falstaff non loin de là dans les chopes tremblaient
Ainsi que de noires Dublins les crémeuses Guinness
C’était le temps du Portrait de l’artiste en jeune homme
Il m’a semblé dans ce petit café de la rue des Alexiens
Où seul je buvais ce jour-là de la bière voir frémir vos silhouettes
Sorties droit des années trente ô Magritte, Gérard Van Bruane,
Scutenaire, Goemans, Lecomte et Paul Nougé qui écrivit
Sa si poignante Esquisse d’un Hymne à Marthe Beauvoisin
La ville est comme un corps humain dont le sang bat dans les artères
Et la rumeur en la mémoire décroît parfois comme au faubourg
Tandis que l’on titube en cherchant une rue dont le nom a changé
À jamais
Je me rappelle la Proue rue des Éperonniers
Où j’achetais en ce temps-là les derniers livres de Hubin
Il y a bien longtemps Érasme habitait à Anderlecht
Et dans la forêt médiévale Ruysbroeck avait son ermitage
Un été triste et chaud j’ai loué une chambre que je n’ai jamais
Habitée dans cette maison d’une peintre qui aimait
Les chats et les sept types en or
Près de la Place Flagey
Je passerai plus tard quelque après-midi à boire du vin blanc
En écoutant le jazz de Francis Bolland chez Marcel Picqueray
Ailleurs sous sa jupe de peau Phyllis avait de bien troublantes lèvres
Où j’ai bu des liqueurs qui me donnaient de longues fièvres
Il y avait dans son appartement des masques d’Afrique et des stylets
Des lithos de Van Gogh et le portrait grandeur nature d’une femme
Au sexe ouvert et rouge bordé de poils sombres qui étaient vrais
Que nous fait le temps qui mélange ainsi les cartes de la mémoire
Comme un poker hasardeux où les souvenirs passent à perte et profit
Quelles violettes humides luisent encor en cette forêt profonde
De ces ménages et de ces âges, tout a sombré
On rebat sans cesse le paquet pour une donne aléatoire
Où la dame de cœur couche avec le valet de pique
J’ai seul la clef de cette parade sauvage
Comme la ville qui meurt et sans cesse renaît
Tel un phénix de ses cendres, nous traversons nos âges
Et nos saisons avec au cœur cette douce plaie
Le purgatoire l’enfer le paradis se superposent
Comme les zones urbaines et suburbaines
J’y ai vu se mêler
Le blanc et le noir en de titanesques chantiers
Aussi je me rappelle la Gare du Luxembourg où sans payer
L’on prenait au hasard en rêve quelque train de Delvaux
Les Parques filaient sans discontinuer la trame de l’Histoire
Où la ville se confondait avec nos maux
J’y penserai toujours comme à un omphalos
Où j’appris la paléographie sous la dictée
D’étranges sybilles dénudées jusqu’à l’os
Et même si la musique savante manque à notre désir
C’est ainsi que commença la lecture infinie