La lecture infinie

Éric Brogniet,

Le ciel avait la couleur des lilas en mai sur Saint Gilles

Quand de l’hiver nous sortions de nos chambres de bonne

Hâves et surpris par la lumière ruisselant des hauteurs

De Forest et du parc Duden, ombres transparentes presque

D’avoir hanté la nuit hallucinogène où murmuraient

Les voix de Dylan et de J.J. Cale, All along the Watchtower,

Cocaïne et celle de Lou Reed psalmodiant Walk on the wild side

Ô monde qui tremblait alors de l’ordre au désordre

J’ai vu des colombes pourpres et des dômes mordorés

S’enlever dans l’air, les tilleuls embaumaient cette rue

Ancienne et légère comme sortie d’un tableau d’Utrillo

Écartez un instant ce rideau de nuages, fixez dans la grisaille

La pluie sur Bruxelles et son pavé luisant, nos chemins toujours

Étaient de contrebande, on partait à Louvain un soir d’hiver

Écouter à l’Aula Maior la mythique Soft Machine et le train

Filait au retour dans la campagne flamande où tremblait

Dans le vent aigre toute la solitude qui nous pognait le cœur

J’ai lu dans ce capharnaüm étrange où nous couchions

Sur des matelas de fortune dans la fumée et les clartés de mars

La Paulina de Jouve, les Feuilles d’herbe de Whitman et un soir

De décembre qu’il neigeait à gros flocons, tandis que défoncés

Au psylocibe vous écoutiez en pleurs Jim Morrison et la musique

Des Doors, d’une seule traite, Les chants de Maldoror, à voix haute

En pressentant au bout de l’ombre qui hantait la fenêtre

De blanches larmes et des transgressions : je te salue vieil océan !

Douze mois durant nous explorâmes le désordre de notre esprit

Cherchant derrière le soleil l’ombre d’autres astres

Et dans la nuit transfigurée un murmure de rivière

Où les sonates de Mozart chantaient sous les doigts de Grumiaux

Nous méditions sur X Œdipe Roi de Sophocle et Ummaguma du Floyd

Entre les Illuminations et les disques de rock

Rue de l’Arbre Bénit nous franchissions le seuil du Styx

Où sur l’écran défilaient à nos yeux dilatés par l’acide

Les De Palma et les Pasolini

(Je me souviens de cette scène d’enfer

Où un motocycliste pétaradait à travers le village

Comme un ange exterminateur plus vif que l’éclair

Et à la fin du film sortant dans l’étroite pénombre

De cette rue du quartier de la porte de Namur

Nous faillîmes être heurtés par une moto

Presque identique à celle que nous venions

De voir débouler sur l’écran)

Un autre soir nous étions au Poche

Puis plus tard à Watermael-Boistfort pour entendre Art Blakey

Entouré de jeunes musiciens de New York en concert

C’est à l’Acropole de cette moderne

Babylone que nous verrons trois fois de suite Easy Rider

Les lumières rouge-orange balafraient au loin le crépuscule

Après le brouhaha de la porte Louise où comme lui

Je vis, en ces terribles soirs d’étude, une cathédrale qui descend

Et un lac qui monte, nous nous enfoncions peu à peu dans l’ombre

De la porte de Hal et remontions vers la Barrière et le Parvis

Rue Jourdan Françoise et Jean-Pierre dilataient l’univers

Dans une cuillère chauffée à blanc sur un petit réchaud

J’y lisais avidement les grands livres de Michaux

Nous ne sommes pas un siècle à paradis

Puis des heures durant dans l’odeur des shiloms

Je me perdais à contempler ces paysages peints

Méticuleusement par Pierre Bruegel l’Ancien

Jean-Louis venait de rentrer d’Afghanistan

Et nous parlait des heures durant de Kaboul et de l’Himalaya

Puis des Indes énormes et du climat de Goa

Nous passions d’un quartier à l’autre de cette ville pluvieuse

De la zone interlope du Canal aux entrepôts de Tour et Taxis

De la rue Haute à la place du Jeu de Balle et de Rogier au Midi

Je lisais les Elégies de Rilke et les poèmes de Crickillon

La Défendue, L’ombre du prince et Colonie de la mémoire

Cette ville est une ville de poètes et d’œuvres au noir

Entre la rue Chair et Pain et le Marché au Charbon

Comme dans les bandes dessinées de Schuiten un monde

Ésotérique y tend ses portes dérobées, ses passerelles

De métal menant du ventre des palais au ciel qui s’envole

Avec des oiseaux par-dessus les gratte-ciel et les clochers

Bruxelles est une bibliothèque de Babel

Qui balbutie en plusieurs langues sa grammaire plurielle

Le tramway brinquebalait quelquefois, dans la lueur bleue

Des étincelles, que nous prenions avenue Fonsny

C’était, si je m’en souviens bien, le cinquante-deux

Qui nous menait, Katherine, vers Uccle et la rue Michiels

La maison blanche et calme en son jardin si vert

Où je me rappelle des étés pourpres et des hivers

Ton grand frère mort à présent était en Angleterre

Et nous conjuguions ensemble le verbe aimer

En écoutant les poèmes de Verlaine de Rimbaud

D’Apollinaire et d’Aragon chantés par Léo Ferré

Et s’il m’arrivait quelquefois de passer boulevard du Régent

J’y voyais les plates-bandes d’amarantes jusqu’à

L’agréable palais de Jupiter

Je sais que c’est Toi qui, dans ces lieux,

Mêles ton Bleu presque de Sahara !

Douce jeunesse pâlie en cette ville

Énorme aux marchés maghrébins aux brocantes populaires

Aux maisons de Horta rescapées des bruxellisations Grande

Rue Au Bois Murielle me parlait des anciens typographes

Et des ateliers d’artisans à deux pas de la place de Meux

Nous buvions de la tisane en devisant parmi les vieux livres

Et la lumière coulait tranquille à travers la verrière

La ville grondait dans le lointain sa constante rumeur

Tandis qu’oublieux du temps nous perdions la notion de l’heure

Qu’êtes-vous devenue ô ma jeunesse aux ombres délayées

Par les jours d’infortune et de misère Vous repensiez le monde

Réinventiez la vie Aujourd’hui combien sommes-nous de ce côté

De l’ombre où le réel se met à la traverse

Il me semble que j’y suis, j’y suis toujours

Dans la fuite des jours anciens sur ces rues de guingois

Où des fenêtres pailletaient la nuit comme des étoiles

Nous avons soutenu à la Lunette près de la Bourse

Ô mon ami tant de breuvages amers et de philosophie

Au Falstaff non loin de là dans les chopes tremblaient

Ainsi que de noires Dublins les crémeuses Guinness

C’était le temps du Portrait de l’artiste en jeune homme

Il m’a semblé dans ce petit café de la rue des Alexiens

Où seul je buvais ce jour-là de la bière voir frémir vos silhouettes

Sorties droit des années trente ô Magritte, Gérard Van Bruane,

Scutenaire, Goemans, Lecomte et Paul Nougé qui écrivit

Sa si poignante Esquisse d’un Hymne à Marthe Beauvoisin

La ville est comme un corps humain dont le sang bat dans les artères

Et la rumeur en la mémoire décroît parfois comme au faubourg

Tandis que l’on titube en cherchant une rue dont le nom a changé

À jamais

Je me rappelle la Proue rue des Éperonniers

Où j’achetais en ce temps-là les derniers livres de Hubin

Il y a bien longtemps Érasme habitait à Anderlecht

Et dans la forêt médiévale Ruysbroeck avait son ermitage

Un été triste et chaud j’ai loué une chambre que je n’ai jamais

Habitée dans cette maison d’une peintre qui aimait

Les chats et les sept types en or

Près de la Place Flagey

Je passerai plus tard quelque après-midi à boire du vin blanc

En écoutant le jazz de Francis Bolland chez Marcel Picqueray

Ailleurs sous sa jupe de peau Phyllis avait de bien troublantes lèvres

Où j’ai bu des liqueurs qui me donnaient de longues fièvres

Il y avait dans son appartement des masques d’Afrique et des stylets

Des lithos de Van Gogh et le portrait grandeur nature d’une femme

Au sexe ouvert et rouge bordé de poils sombres qui étaient vrais

Que nous fait le temps qui mélange ainsi les cartes de la mémoire

Comme un poker hasardeux où les souvenirs passent à perte et profit

Quelles violettes humides luisent encor en cette forêt profonde

De ces ménages et de ces âges, tout a sombré

On rebat sans cesse le paquet pour une donne aléatoire

Où la dame de cœur couche avec le valet de pique

J’ai seul la clef de cette parade sauvage

Comme la ville qui meurt et sans cesse renaît

Tel un phénix de ses cendres, nous traversons nos âges

Et nos saisons avec au cœur cette douce plaie

Le purgatoire l’enfer le paradis se superposent

Comme les zones urbaines et suburbaines

J’y ai vu se mêler

Le blanc et le noir en de titanesques chantiers

Aussi je me rappelle la Gare du Luxembourg où sans payer

L’on prenait au hasard en rêve quelque train de Delvaux

Les Parques filaient sans discontinuer la trame de l’Histoire

Où la ville se confondait avec nos maux

J’y penserai toujours comme à un omphalos

Où j’appris la paléographie sous la dictée

D’étranges sybilles dénudées jusqu’à l’os

Et même si la musique savante manque à notre désir

C’est ainsi que commença la lecture infinie

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