La métamorphose

Marianne Sluszny,

Aux yeux de tous, Ilana était une femme heureuse. Un mariage que l’on disait exemplaire, deux adolescents qui évoluaient sans l’ombre d’un problème, des amis fidèles et attrayants, une énergie aussi débordante que constructive, une vie confortable et une beauté qui semblait ne pas devoir se faner malgré la cinquantaine largement accomplie.

Ilana aimait son métier. D’autant que toute jeune, elle en avait exercé un autre. Celui d’infirmière. Deux longues années au service des malades dans un hôpital universitaire de Bruxelles. Ilana avait calé. l’exercice d’une profession mal valorisée, mal payée et surtout discriminante pour les femmes lui avait déplu chaque jour davantage. Elle ne voulait plus que « toute sa science » ne soit utilisée qu’à des fonctions qu’elle jugeait subalternes. Nettoyer les plaies des opérés, prendre la température, administrer des médicaments, faire des piqûres, changer des draps, rafraîchir des couches et surtout – elle ne voulait pas se l’avouer –, réconforter un malade angoissé, caresser une main ridée ou encourager des relevailles, fort peu pour elle. Elle éprouvait si peu de ressenti de la question humaine qu’elle moquait parfois ses collègues, les épinglant en saintes sacrificielles ou bonniches résignées, au service d’éminences médicales mâles.

Ilana avait eu de la chance. Car lorsqu’elle déclara tout de go à ses parents qu’elle s’était trompée de voie et qu’elle voulait reprendre ses études, ils avaient accepté sans sourciller. Leur perle avait droit à l’erreur. Et surtout le droit, à n’importe quel prix d’avoir une vie meilleure que la leur.

À 23 ans, Ilana commença donc des études d’histoire dans la section d’histoire contemporaine. Son parcours académique remarquable, soldé chaque année par la plus grande distinction, fut suivi d’une bourse du FNRS pour réaliser une thèse de doctorat avec pour thème le sort des juifs de Belgique pendant la seconde guerre mondiale.

Était-ce une manière de remercier ses parents qui avaient passé une part de leur jeunesse au temps de l’étoile jaune, de la cache et de la menace quotidienne de disparaître dans les cendres de l’extermination ?

Ilana éprouvait une passion sans bornes pour les recherches qu’elle avait entreprises. Aussi elle poursuivit sur le long terme. Un métier ? Elle déclarait, non sans suffisance, qu’elle n’avait jamais l’impression de travailler tant elle était dans le prolongement d’elle-même lorsqu’elle donnait cours, animait des séminaires, écrivait des articles ou des ouvrages. L’historienne se faisait une haute idée de la valeur et du rayonnement de son intellect. Diplomate et un peu calculatrice, elle gardait son avis pour elle, affichant un mélange de confiance en soi et d’humilité. « Les carrières, c’est fait pour les pierres » se complaisait-elle à déclarer, pour montrer sa distance de toute posture d’arriviste, attitude que sa conscience jugeait d’autant plus sévèrement qu’elle travaillait sur un terrain très sensible. Faire carrière sur les charniers des fours crématoires ? Impensable. Ilana se devait d’être parfaite. Jusqu’au bout des ongles et de son chemin.

Puis vint un temps où son sujet de prédilection commença à la lasser. Pire, la perturber. Ses nuits furent peuplées de cauchemars en lien avec les horreurs commises par les nazis. Même si ses parents avaient échappé au pire, ils étaient marqués et Ilana épousait une part de leurs névroses de survivants. C’était plus fort qu’elle. Ainsi, chaque fois qu’elle jouait du piano, le visage tourmenté de son père pianiste se confondait avec les notes de la partition et la déportait dans ces interminables années où le musicien, pour éviter que la Gestapo ne l’identifie, répétait ses sonates de Beethoven sur un carton rectangulaire de la dimension d’un clavier sur lequel il avait dessiné les 88 touches, 52 blanches et 36 noires pour marquer les dièses et les bémols. Sinistre mélodie.

Ilana fut soulagée lorsqu’en 2011, on lui demanda de mettre ses travaux entre parenthèses et de s’atteler à la préparation de la commémoration du centenaire de la guerre 14-18.

Une remontée dans le temps, d’une guerre à l’autre, que la chercheuse prolongea au-delà de l’événement. Après des recherches sur la période qui suivit l’armistice et les prémices de la reconstruction de la Belgique, elle obtint un mandat de quatre ans pour travailler sur un sujet estimé trop peu exploré : la grippe espagnole, cette pandémie qui n’avait pas épargné la Belgique et qui, de mars 1918 à l’hiver 1919, avait fait près de cinquante millions de morts dans le monde.

Quelle aubaine ! Que de lièvres à soulever ! Comment se fait-il que lors de la commémoration du centenaire de la grande guerre, il n’y eut pas davantage de travaux autour de ce fléau, une pandémie qui avait causé cinq fois plus de morts que les victimes militaires et civiles du conflit ? Y avait-il eu jusqu’à aujourd’hui, ère de la détestation de Donald Trump, des raisons de cacher que la maladie était apparue aux États-Unis, au Kansas, dans les camps d’entraînement militaire des jeunes recrues américaines qui avaient commencé à débarquer en avril 1917 sur notre continent ? Même si le démocrate Woodrow Wilson avait attendu de gagner les présidentielles avant de déclarer la guerre à l’Allemagne, fallait-il encore éviter de ternir l’événement par lequel les États-Unis étaient devenus la puissance mondiale dominante ? Et n’était-ce pas commode de négliger d’expliquer que l’Espagne n’avait de rapport avec cette grippe que parce que la presse de ce pays resté neutre n’était pas soumise à la censure et pouvait diffuser des informations que l’on négligeait ou tentait de cacher ailleurs ?

Six semaines plus tard.

Le Covid 19 avait infecté des dizaines de milliers de personnes en Chine et même s’il s’était propagé dans une vingtaine de pays, le mot de pandémie n’était pas encore prononcé.

Du pain bénit pour les recherches de Ilana ? Oui, une occasion de légitimer sa conception de l’Histoire, militante et dialectique. En donneuse de leçon, elle adorait répéter la phrase de Marx « Celui qui ne connaît pas l’Histoire se condamne à la revivre ».

Quelle évidence ! Le présent et le futur, privés des lumières du passé étaient destinés à s’égarer parmi les ombres. L’historienne prenait de la hauteur par rapport à ses collègues. Ils avaient, comme tant d’autres spécialistes, manqué un tournant. Malgré un long siècle de progrès anthropologiques, scientifiques et prophylactiques, le Covid 19 sévissait comme son ancêtre séculaire et suscitait les mêmes réactions.

Les symptômes de la maladie centenaire ? Des maux de tête, des courbatures, de la rhinite, de la fièvre, de la toux, des difficultés respiratoires puis la pneumonie. La grippe espagnole précipitait, de façon aussi spectaculaire que rapide un individu en parfaite santé dans les couloirs de la mort. Les mesures contre le mal ? Il était recommandé de se laver les mains, d’éviter de faire rentrer chez soi des proches, voisins ou amis, de désinfecter les vêtements après chaque sortie, d’isoler dans une pièce celui qui se déclarait malade.

Sortir de son logis ? Il était vivement déconseillé de s’attarder sur les places publiques, de se promener dans les parcs, de prendre les tramways ou de s’éloigner par le train, de fréquenter les cafés, salles de fête et lieux de culte.

On suggérait à ceux qui s’exposent de porter un masque attaché derrière les oreilles par des cordelettes et de retirer leurs chaussures dès le retour à la maison.

12 février 2020. Le jour de l’annonce des mesures de confinement.

Alors que personne ne cachait ses angoisses et sa déconvenue, Ilana, non sans une pointe d’orgueil, multipliait ses avis et conseils à son mari, ses enfants et ses amis. Oui, il fallait dédramatiser et relativiser.

Être confiné dans des maisons confortables pour des raisons sanitaires ? Une broutille si on songe à toutes celles et ceux qui vivent à plusieurs dans de petits appartements, sont isolés dans les mouroirs baptisés maison de repos, ou pire encore, errent en rue ou sur les routes de l’exil…

N’était-ce pas le moment de développer sa vie intérieure, de s’immerger dans des lectures trop vite abandonnées, de se mettre à peindre ou à jouer d’un instrument de musique, d’apprendre ou de perfectionner une langue étrangère ? Ilana ne négligeait jamais de faire allusion à la jeunesse sacrifiée de ses parents, eux pour qui, le confinement fut cinq ans de cache, de musique du silence et de doigts experts sur un clavier en carton. Immanquablement, elle en revenait à son ressenti, affirmant que la situation ne changeait pas grand-chose à sa vie. N’était-elle pas parfaitement heureuse lorsqu’elle était en chambre avec ses livres et archives, dans cette bulle qu’elle voulait impénétrable au point d’avoir accroché à la clenche de la face extérieure de sa porte un placard « Ne pas déranger » ?

Et pourtant, Ilana n’en menait pas large. En s’adressant ainsi à sa famille, c’était elle-même qu’elle tentait de rassurer.

Car dès la fin de la déclaration de la première ministre, elle avait été prise de vives inquiétudes. Après avoir amorcé le grand nettoyage des armoires de la cuisine, elle s’était enfermée dans son bureau pour terminer un article. Impossible de se concentrer. À chaque fois qu’elle concédait quelques mots malhabiles à son texte, son esprit basculait en zone grise, se focalisant, sur une interrogation obsédante.

Comment allait-elle faire pour rejoindre son amant ?

Éros avait ses exigences. Pour jouir de ses délicieuses chorégraphies, de ses aurores boréales, de son temps de langueur, il fallait organiser des scénarios : une soirée cinéma et restaurant avec une amie, un déplacement professionnel pour la préparation d’un colloque, une journée de réflexion avec des doctorants.

Mais dans un univers où la liberté se limitait à un mouchoir de poche, les mensonges élaborés en scripts relevaient de la science-fiction.

Le Covid 19 n’était qu’un virus de la bien-pensance. Il assignait à résidence, bouclant ceux qui étaient parvenus à conjuguer une double vie. Les détectives privés pouvaient rendre leur tablier. Le mal invisible les avait détrônés,

L’amant d’Ilana ? Au moment de leur rencontre, il était divorcé et parfaitement heureux ainsi. Sans attaches ni tricheries puisqu’il se présentait comme un homme qui aimait les femmes.

Ilana avait confiance en elle. Trop peut-être. Vaniteuse une fois de plus. Convaincue que son pouvoir de séduction éliminerait toute concurrence. Car il était hors de question qu’elle se laisse déguster comme une praline que l’on retire d’un ballotin après l’avoir distraitement convoitée.

Elle avait livré bataille et pensait avoir gagné. Elle était fière d’elle-même, convaincue d’avoir été plus habile que les autres, ces revendicatrices incapables de cacher leurs frustrations et donc ravalées par le seigneur au rang de maîtresses encombrantes et d’éteignoirs de flammes. L’homme n’accueillait-il pas Ilana avec un enthousiasme sans partage ? Ne la serrait-il pas dans ses bras comme s’il s’apprêtait à chavirer ? Son regard n’avait-il pas largué du gris de ses yeux tous ses pigments métalliques ?

Que se disent des amants au téléphone lorsque de fâcheuses circonstances les privent l’un de l’autre ? Des mots d’amour. Dans des tonalités de voix qui font circuler les caresses entre les ondes.

De trop courtes minutes, parfois davantage, jamais assez.

Des instants prolongés par des échanges de textos enflammés.

À l’infini ?

Après quelques jours, les appels de l’homme se firent plus rares. Rongée d’anxiété, Ilana testait constamment les réactions de l’amant, lâchant des messages brûlants dans le cyberespace et espérant des vibrations en retour. En vain. Lorsqu’un texto de l’amant lui parvenait, il était rédigé en novlangue, composé de signes aussi tranchants qu’un couteau.

Point besoin d’être docteur en histoire et professeur d’université pour décrypter la différence entre « mes doigts palpitent d’avoir tout le jour chercher à te sculpter » et « un petit bonjour, smacks ».

Ilana était anéantie. Enfermée dans son bureau pour échapper aux regards, elle tentait de bloquer sa respiration comme si l’apnée pouvait arrêter le temps. En vain, encager sa poitrine ne lui donnait que de pénibles sensations d’étouffement, des vertiges abyssaux et de violents maux de tête. Affalée sur le sofa, elle se racrapotait sur elle-même pour éviter que son ventre déserté n’éclate comme les ravines d’une terre desséchée. Elle avait joué avec le feu et s’était brûlé les ailes.

Plus rien n’existait à ses yeux.

Elle se foutait pas mal de la grippe espagnole, du lien « providentiel » entre les caractéristiques de la maladie de 1918 et le jeune et coriace Covid 19. Comme de tous les centres d’intérêt qui avaient occupé son esprit de si longues années. Même le clavier en carton de son père affichait sale gueule, dépourvu soudain d’âme, errant comme un vulgaire déchet de poubelle.

Quelle débâcle ! Quelle humiliation ! Comment en était-elle arrivée là ?

Une femme de prétendue expérience qui s’était livrée corps et âme à un salopard. Une fois de plus, elle avait été présomptueuse. Convaincue d’être dotée, elle et elle seule, du pouvoir de transformer un indifférent cynique en prince charmant.

Lorsqu’elle émergeait de son état d’hébétude c’était pour naviguer entre désespoir et colère. Contre l’autre et surtout contre elle-même. Elle n’osait plus lever les yeux. Car chaque fois que son regard se posait sur un meuble, un tableau, une bibliothèque, un mur ou un coin de son vaste bureau, c’est son reflet qu’elle apercevait. La pièce ne contenait cependant aucuns miroirs. Ilana ne délirait pas : son existence n’avait été qu’une suite de constructions d’images. Elle avait contourné la réalité et s’était rendue inhumaine.

Comment allait-elle s’y prendre pour donner le change à ses proches ? Ils l’indifféraient totalement. Pire, elle avait envie de les mordre, rêvant de dégoupiller une bombe entre les quatre murs d’une maison verrouillée, dépourvue de portes et de fenêtres. Quel cauchemar !

Elle pensa alors avec intensité au roman de Marlen Haushofer et à son personnage qui se retrouve après une catastrophe planétaire isolée dans la cabane d’une forêt, coupée du monde par un mur invisible mais infranchissable. Oui, il fallait qu’elle se calque sur les émotions de cette héroïne, s’incarne dans son expérience limite, embrasse son destin tragique de femme engluée dans la peur et le danger. Ce serait sa planche de salut pour amorcer sa métamorphose. Et en attendant, elle réunirait toutes ses forces pour se montrer calme, mélancolique, au bord de la dépression. Elle y avait bien droit. Elle s’était toujours montrée forte, avait toujours pris une pose souveraine. Était-ce étonnant qu’elle éprouve ses premières fissures de l’âme ? Que les siens tentent de comprendre !

Ne leur avait-elle pas confié qu’elle était bouleversée par la perte d’un ami emporté par le Covid 19, un intellectuel et artiste d’exception, toujours à l’écoute des projets et réalisations des autres, donnant à chacun de précieux conseils avec un dosage subtil d’exigence et de bienveillance, trouvant les mots et posant les actes pour rendre de l’énergie et de l’espoir à tant de créatifs déstabilisés par le mépris et l’ignorance des politiques pour la culture ?

Sa famille n’avait-elle pas vu les terrifiantes images des camions militaires défilant dans la poétique Bergame pour évacuer les cadavres des morgues saturées ? N’avait-elle pas été le témoin impuissant du chagrin des vieillards bouclés dans leurs mouroirs, presque des abattoirs où l’on tue avec les armes de l’isolement et de la négligence ? N’avait-elle pas entendu ce témoignage poignant d’une mère dont la jeune fille autiste atteinte du Covid 19 n’avait pu être admise, sélection oblige, en soins intensifs ?

Ilana se mit à penser au programme Aktion T4 des nazis, dessein macabre qui avait exterminé entre 1939 et 1941 près de 80 000 handicapés physiques et mentaux…

La maltraitance envers les aînés ? Leur relégation hors du monde où chaque minute est dédiée à la croissance, pour en tirer profit ou pour ne pas tomber du radeau. Qu’il est loin le temps d’autrefois où il était impensable de mettre au placard les ancêtres qui ont tant de choses à transmettre, d’être attendri par un geste gauche, par un moment imprévu de coquetterie, par une mimique qui remonte à l’aube de l’humanité.

Ilana pourrait…

S’enfermer dans son bureau et se mettre à écrire sur ces sujets que la gestion du Covid 19 va pousser un cran plus loin encore ?

Oui, elle pourrait…

Mais elle se souvint. De sa jeunesse. De ces années où elle fut infirmière. L’acmé du dégoût pour son métier de soignante ? La répugnance qu’elle avait éprouvée pour les vieux lorsqu’elle travaillait en service de gériatrie. Là où les odeurs de soupe se mélangeaient à celles des excréments avec une inégalable pestilence. Là où il fallait en vain nettoyer de la bave fétide sur des visages qui n’absorbaient plus les parfums du savon. Là où tout puait de la plus laide des démissions. Là où on s’accrochait, se cramponnait, se plaignait avec des voix si faibles que seuls parvenaient des relents d’haleines nauséabondes.

Une nuit d’insomnie plus tard, Ilana avait pris sa décision.

Elle sortit ses premiers diplômes d’une boîte où ils avaient été enfouis il y avait près de trente ans. Infirmière diplômée, elle se mettrait au service des plus atteints par la maladie, des plus abandonnés par la société.

Elle bouclerait ainsi la boucle de son existence. Le monde était en flamme mais tout serait désormais possible.

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