La métaphore du Professeur Rossman

Véronique De Keyser,

J’ai traversé la vie grâce aux livres. Et ensuite seulement, grâce aux gens. À leurs histoires. Comme si quelque chose en moi était impropre à l’expérience immédiate. Je ne reconnais pas les visages en direct. Mais parfaitement sur photo ou dans un film. J’ai une désorientation spatio-temporelle manifeste et totale. Je me perds parfois dans ma propre maison. Mais je sais lire une carte. Je confonds les prénoms de mes filles, et même nos liens de filiation – je dis ma sœur, ma mère, ma fille indifféremment. Mais j’ai deux convictions fondamentales, : je crois que mon cerveau fonctionne bien : je lui fais une confiance totale. Et je crois comprendre les corps et leur mécanique interne : ils me fascinent. C’est une expertise qu’on pourra m’accorder, vu les maladies auxquelles j’ai échappé. Cette expertise repose sur un postulat : le corps et l’esprit vivent en totale indépendance mais se surveillent mutuellement. Ce qui est un postulat très particulier pour une psychologue on en conviendra. Mais il n’est pas si différent de l’approche scientifique, qui a pendant des siècles étudié la mécanique des corps comme on étudie la mécanique céleste, sans se préoccuper des esprits qui les colonisent. J’allais dire : qui les parasitent.

Le coronavirus a déboulé dans cette architecture de pensée, et trois tiroirs se sont ouverts sous le choc – trois tiroirs d’une bibliothèque à faire pâlir Borges. C’était Sontag, Molina, et Mankell. Ce dernier, presque à reculons. Je ne les avais pas convoqués : ils me tombaient dessus. Il y avait bien longtemps que Sontag était silencieuse. Je peux dater notre dernière rencontre : l’éclatement d’un polype cancéreux à la vessie, en plein vol Airlines Bruxelles-Kigali. Impossible d’en parler à l’hôtesse, impossible de s’enfuir, impossible de prévoir si le sang allait s’arrêter de lui-même : piégée, totalement. J’ai donc fait l’autruche et n’ai plus quitté mon siège. Pendant mon bref séjour en Afrique, j’ai appliqué la même politique : pas un mot. J’ai simplement avalé des antibiotiques, pour éviter toute surinfection et j’ai contrôlé le volume et la couleur des urines. Quand j’ai repris l’avion à Kamembe une semaine plus tard, elles avaient une apparence quasi normale. J’étais assez fière du contrôle de la situation – j’avais travaillé, dormi mangé à Bukavu, comme tous les membres de la mission ; l’hémorragie n’avait pas eu d’incidence sur mon quotidien, et je m’étais épargné des confidences moites et légèrement obscènes. Pourtant, dès la résection du polype et le diagnostic malin confirmé, j’ai commis ma seule erreur. J’ai relâché la garde et j’ai parlé. D’un ton léger, juste pour dire que le pire était derrière moi. Mais les chiens étaient lâchés. Une vague de sympathie meurtrière m’a aussitôt engluée. Les conseils des amies pleuvaient. Je t’assure tu devrais voir un homéopathe ! Change ton régime, mange du chou cru ! Il paraît qu’il y a des champignons de Sibérie miraculeux. Et surtout : Bats-toi, tu es une guerrière, tu vas t’en sortir. Ces délires renvoyaient à ma mort prochaine et au miracle que j’étais censée accomplir pour conjurer leurs peurs. Grabataire, mais en guerre contre l’ennemi invisible. Alors que ma foi, je ne me sentais pas si mal. Leur confiture psychologique n’était que projections et références intimes : Je t’assure, je connais quelqu’un qui a suivi ce régime et la tumeur a disparu Si je t’assure ils ont refait une radio après six mois et il n’y avait plus rien ! Rien ! Je t’assure cela ne te coûte rien d’essayer. Un tissu de bienveillance devenu camisole de force. Mon tranchant s’émoussait et mes défenses fondaient. On confiait à mon esprit, à ma volonté, le soin de guérir mon corps ? ! Mais si mon esprit avait la moindre influence mon corps, il le tuerait aussitôt. Car il le haïssait. Et vice et versa ! La seule option était de les confiner. De les séparer. D’adopter des procédures, des routines. Car le danger était là : toute émotion risquait de m’amoindrir.

J’avais été à bonne école. Les malades de Bordet qui ont accompagné ma jeunesse connaissaient bien les pièges émotionnels. Et l’exigence de dépouillement. De la parcimonie du sentiment. Ne jamais baisser la garde. J’ai fait mes classes dans ces grandes chambres communes qui existaient autrefois : une trentaine de lits séparés par de simples rideaux blancs, d’où on entendait tout. Ma première voisine, atteinte d’un cancer du côlon et maigre comme un clou, mettait chaque matin vingt sucres dans son café – Je veux tenir disait-elle. Vingt sucres, et non pas des champignons de Sibérie vendus au prix des truffes blanches. Quand on veut tenir, la vie se dépouille de ses oripeaux. Elle s’efforce de devenir très légère. Très simple. Comme ça, quand la mort arrive, si elle arrive, c’est un simple effacement. On ne meurt pas, d’ailleurs, on s’éteint. Et ce mot-là, par contre, est très juste. On s’efface du tableau. Et entre-temps, on s’épargne. On ne parle qu’entre soi. Entre malades. On rit de soi et on se comprend à demi-mot. Tout le reste est excessif, épuise les ressources. Corps ou esprit ? il faut choisir son camp. L’un des deux trahira toujours l’autre. Comme Caïn et Abel. Ou comme des jumeaux hétérozygotes qui s’entre-tuaient déjà dans le ventre de leur mère. Parfois l’un réussit à avaler l’autre.

Sontag est la seule à être venue à mon secours. Pour m’apporter des arguments plus décisifs que la prudence animale avec laquelle je gérais mon cancer. La maladie comme métaphore. Quel trésor ce livre. Comme le lecteur comprend alors les habits de la peur. Ceux dont elle revêt le mal pour l’apprivoiser quand on ne sait comment le soigner. Les hommes ont toujours cherché dans les victimes, leurs caractéristiques, leur classe sociale et surtout dans la partie du corps touchée, les contours de la métaphore. Aucune grande épidémie n’y a échappé. Le phtisique du XIXe siècle était un malade distingué. Une sorte d’élite. Ses joues rosies par la consomption donnaient jusqu’à la fin l’illusion de la santé. Et les sanatoriums, aux pieds des montagnes, escamotaient le spectacle de la mort par une métaphore du ciel. Les poumons n’étaient-ils pas le lieu du souffle, la partie noble si près du cœur ? Les artistes avaient su donner à la tuberculose ses lettres de noblesse. On recense parmi les victimes célèbres une écrasante majorité d’hommes : des savants, des écrivains, des musiciens. Peu de femmes, car elles ne comptaient pas. Seules quelques privilégiées ont échappé à l’oubli : les sœurs Brontë et Jane Austen côtoient Bernadette Soubirou, Thérèse de Lisieux ou des princesses de Savoie. Ce Panthéon élitiste fait totalement écran à l’hécatombe des ouvriers et des pauvres que la maladie décimait : une hécatombe attribuée moins au bacille de Koch qu’à l’alcoolisme atavique sévissant dans la classe populaire. La mort renforce toujours les inégalités sociales. Mais si le phtisique a longtemps eu la cote, le cancer a immédiatement projeté une tout autre image. Il était et reste un chancre, un envahissement qui ronge et pourrit tout : il vient de l’intérieur, d’une malfaçon honteuse. Parfois un bagage génétique défaillant analogue à celui dénoncé dans la maladie mentale. Quant au Sida, dès son origine, il a été interprété comme la sanction d’une sexualité déviante. Un demi-siècle après son apparition, alors que des recherches et des publications scientifiques innombrables ont prouvé le contraire, les chrétiens les plus irréductibles persistent à y voir la trace de la dépravation. Laquelle serait au pire l’œuvre de Satan, au mieux, une pathologie à soigner. De la peste du Moyen Âge, au Sida d’aujourd’hui, toutes les grandes maladies ont eu leurs démons. Mais dès que l’agent pathogène est identifié et que la médecine parvient à limiter ses dégâts, voire à guérir le malade, les costumes de la peur redeviennent ce qu’ils ont toujours été : un amas d’oripeaux fatigués. Et inutiles.

De quels oripeaux va-t-on parer le coronavirus aujourd’hui ? Il n’est pas un mal honteux, venu d’une anomalie congénitale ou d’une pratique sexuelle hors norme. Le Covid 19 est un passe-muraille, violemment contagieux, qui touche les bien-portants comme les malades, les jeunes comme les vieux. Seules les conséquences diffèrent. Ils n’en mourraient pas tous, mais tous étaient frappés affirmait déjà Jean de la Fontaine dans Les animaux malades de la peste. Mais si tous n’en meurent pas, qui va mourir ? Les vieux. Les statistiques sont sans appel. Et la métaphore du grand nettoyage embraye sur-le-champ. Le Covid 19 vise clairement ceux que des années de sécurité sociale et de progrès de la médecine auraient laissé vivre au-delà de leur temps. Au-delà du raisonnable. Au-delà de l’économiquement soutenable. Sans s’en douter, ils auraient été notre luxe caché. Nos danseuses. Les rétifs de l’euthanasie. Et pourtant, il y avait déjà eu des appels du pied. Sans doute n’avaient-ils pas lu, ou pas compris, La balade de Narayama. La version cinématographique de celle-ci, bien inférieure à la densité dramatique du livre, a eu le mérite d’enfoncer le clou et de rappeler aux anciens leur devoir civique. Le Covid 19 signe un changement de braquet. Après l’avertissement vient la sanction. Et le karcher est déclenché sans préavis. C’est une mesure d’urgence. Car la planète est surpeuplée, polluée, réchauffée, et ses jours sont comptés. Le Covid 19 tombe à pic. Il vient à la rescousse d’un écosystème défaillant, pour assainir la démographie mondiale et la pyramide des âges.

Non pas que les hommes n’aient pas fait de timides essais en ce sens, mais encore une fois, too little et too late. Prenons le cas de l’intelligence artificielle dont on parle tant aujourd’hui. Elle peut devenir un régulateur démographique hors pair. On en a déjà eu une ébauche, passée presque inaperçue, dans l’algorithme d’évitement des voitures autonome en situation d’accident. Si une voiture autonome, sans conducteur, doit éviter des obstacles humains, qui doit-elle épargner, en priorité : un enfant ou une vieille dame ? La plupart des personnes interrogées dans une très sérieuse enquête du Massachussets Institute of Technology (MIT) de Boston répondent : l’enfant doit être sauvé. Donc : la vieille dame écrasée. Le cas est déjà moins clair quand on se pose la question suivante : un enfant noir ou une vieille dame blanche ? Suivant les pays les réponses varient : parfois la vieille dame blanche est épargnée. Et l’enfant noir alors ? Ne parlons pas d’une femme noire enceinte : elle n’a aucune chance. Tous les stéréotypes sociaux et les pires, sortent renforcés de ce genre d’enquête. Mais l’effet de l’intelligence artificielle est analogue à celui du Covid 19 et peut-être même plus efficace. Supposez un instant que chaque accident impliquant des piétons se solde par la mort des plus vieux ? Combien de temps faudrait-il pour rétablir la courbe démographique normale ? Et régler du même coup la question des retraites, sans les inconvénients des manifestations de rue et du saccage des vitrines ? Je plaisante à peine : l’application d’un algorithme de masse et non plus du hasard dans des questions de vie ou de mort, est génocidaire par définition. Grâce à l’IA – et c’est en route si j’ose m’exprimer ainsi – nous produirons bientôt en masse des voitures autonomes qui sont de véritables coronavirus artificiels. Des Covid Intelligence artificielle (Covid 19 IA) Et comme par hasard, comme dans La balade de Naramaya, le Covid 19 IA ne vise que les vieux. Ces vieux qui jusqu’ici ont pu faire illusion à coups de piqûres hyaluroniques, de botox et de lifting. Mais placez-les deux mois en confinement, et les masques tombent. L’illusion de la jeunesse ne résiste à une repousse de racines ou à un ongle cassé. Ce sont des signes infaillibles : aussi clairs que les croix à la chaux sur les portes des pestiférés. Bien sûr, il y a tout l’a côté : le sentiment, l’entraide solidaire, les soignants héroïques, les applaudissements au balcon, il y a l’explosion de créativité des jeunes. Mais pour autant, ceux qui de toute manière, avec ou sans Covid 19 n’en ont plus pour tellement longtemps, ceux-là sont seuls, car sans défense 

Un jour très certainement on trouvera un vaccin pour le Covid 19, mais aujourd’hui les fantasmes qu’il suscite sont évidents : il purge l’excédentaire, le mouillé, l’échange physique. Qui veut être sauvé, doit être jeune, sec, posséder son espace personnel, ses connexions électroniques, ses réserves. Ne compter que sur lui, quitte à piller les rayons. Et surtout, éviter les vieux. Ce tri, même la guerre de 40 ne l’avait poussé aussi loin. Et désormais, la maladie d’un proche, sa mort, son enterrement sont des exercices solitaires. Il n’y a plus d’adieux. Et si Antonio Munoz Molina a fait irruption, comme un sanglot longtemps retenu, dans ces pages, c’est à cause du deuil qui plane sur la ville. La ville de chacun d’entre nous. De la perte dans une ville métamorphosée, qui se défait de ses repères, qu’il faut vivre dans sa tête, comme un amour enfui. C’est cela qui s’échappe aujourd’hui. Les visages qu’on ne peut plus toucher, ni des doigts, ni des lèvres. Où sera mon amour, si je disparais ? La mort ne me fait pas peur. J’en ai fait le tour et connais ses ruses. Mais le deuil impossible d’une mort ratée, ce manque atroce, je sais que je ne pourrai pas, une fois encore. Ni même l’écrire car mes doigts pleurent. Je laisse à Molina cette course insensée.

Dans la grande nuit des temps possède le lyrisme de Belle du Seigneur. Mais pas que ce lyrisme. Le thème du rendez-vous amoureux manqué jusque dans la mort, est un marronnier de la littérature. Molina se place donc dans une très longue lignée. Son héros, Ignacio Abel, un architecte connu, recherche désespérément à travers une ville convulsée, la femme qui l’a quitté : Judith. Cette ville, c’est Madrid. Mais Madrid assiégée. Madrid en 1936. Ce qui frappe le lecteur, c’est la lâcheté du héros, et non pas son héroïsme. Issu d’un milieu modeste, il a fait ce qu’il fallait pour grimper dans l’échelle sociale : il a travaillé dur, absorbé comme une éponge les codes de la bourgeoisie madrilène, épousé une jeune fille de bonne famille et il aime ses enfants. Seule surprise : il a fréquenté le Bauhaus à Weimar, et c’est sans doute à cette influence révolutionnaire en architecture, qu’il doit son succès dans son propre pays. Mais ce parcours sans faille s’écroule soudain quand il tombe amoureux. L’élue vient d’ailleurs. Elle est belle, américaine, jeune. Elle a le visage de la liberté. Et du sexe qu’il découvre comme un adolescent ébloui. Il vit sa passion dans le secret mais c’est un secret de polichinelle. L’épouse découvre l’adultère, et c’est le drame. Le héros hésite entre sa famille et son amour. Mais Judith, elle, n’hésite pas un instant. Elle tranche : elle le quitte. Et comme une réplique à ce séisme amoureux, Madrid s’effondre. Le monde bascule. Et le scénario prend une tout autre dimension. C’est là que Molina montre l’ampleur épique et l’épaisseur de son génie. Il s’écarte du roman de gare, ou d’Albert Cohen si on préfère, pour prendre atteindre un souffle épique. Madrid devient le labyrinthe de sa quête impossible. Mais Madrid méconnaissable. La guerre civile éclate. Tout change très vite. Les loyalistes sont déjà en train de perdre la partie, les exécutions se multiplient, des hommes changent de camp ou fuient. Les cadavres jonchent les rues, des passants rient de leur pose obscène et les retournent du bout du pied, pour voir quel masque grotesque leur a donné la mort. Le personnel de maison, les concierges désertent, les voitures tombent en panne, l’essence manque, les costumes sont froissés, les chemises s’usent, l’odeur de la pauvreté, de la traque et de la peur, s’installe. Molina renifle cette odeur comme aucun autre. Il signe Dans la grande nuit des temps, son chef-d’œuvre. La mue de la ville qui comme un serpent se dépouille de sa peau, est un grand moment d’écriture. Mais si Molina émeut et empoigne à ce pont le lecteur, c’est à cause de l’adieu manqué. L’architecte Abel Ignacio a raté le moment de choisir. Mais il n’a pas raté sa passion. Retrouver Judith, parmi les morts et les décombres, au milieu des gens qui fuient, des silhouettes massées sur le quai des gares, la retrouver est devenu une obsession. Il abandonne sans un mot sa femme et ses enfants, mais c’est trop tard. Il cherche un amour enfui mais c’est trop tard. Impossible de faire tourner la caméra du temps à l’envers – surtout quand le temps s’accélère et fait un bond de géant dans l’inconnu.

Hannah Arendt avait dénoncé le mal ordinaire. Molina décrit, sans jamais la dénoncer, la lâcheté ordinaire. Abel Ignacio ne sera jamais un héros. Mais un homme qui s’en tire. Sans escroquerie. Il n’a pris aucun risque. Il n’a même pas eu besoin de faire un pacte avec le diable. Mais il rate la possession. Ou en a peur, comme de la balle de match. On le retrouve à la fin du livre, émigré aux États-Unis ou il finit par croiser une femme appelée Judith, dans une rencontre improbable à laquelle le lecteur ne croit pas. Parce que la magie n’est plus là. Parce que c’est peut-être le fantôme de Judith. Parce que c’est trop tard de toute façon. Et que le célèbre architecte avec un col élimé, une chemise usée a déjà l’odeur des pauvres. Et des vieux. De ceux qui ont tout perdu. Comme ce célèbre professeur du Bauhaus, le Professeur Rossman, émigré à Madrid, qu’Abel Ignacio n’avait aidé que du bout des lèvres. Du bout des doigts. Jusqu’à ce qu’il découvre son corps abandonné dans une cave. Torturé et assassiné. Trop tard.

Ne pas pouvoir se joindre. Ne pas pouvoir se dire adieu. Partir chercher l’autre dans la mauvaise direction, notre cauchemar à tous. Notre obsession. Ne meurs pas je t’en prie. Ne meurs pas loin de moi. Si j’ai duré c’est que j’ai été lâche. J’ai payé le prix qu’il fallait : vingt sucres dans le café, et la solitude, ce confinement ultime. Mais pas jusqu’à la mort. Pas jusqu’à l’adieu. Même si cet adieu est inutile car je ne suis plus celle-là et que tu es un autre, j’irai te chercher jusqu’au bout du monde. Pour tomber sans doute sur un étranger qui me dira – Qui êtes-vous Madame ?

Kinshasa 13 février 2020. One Health Africa. Je viens pour ouvrir un colloque universitaire, et je projette de découvrir ensuite le musée de la ville. Mais finalement je ne quitte pas la salle pendant trois jours. Avec 150 autres spectateurs aussi captivés que moi. Nous assistons à un débat sur la santé, organisé conjointement par l’Université de Kinshasa et l’Université de Liège. Le Colloque porte sur One Health. Il défend le principe d’une santé circulaire, touchant l’environnement, les animaux et les hommes. C’est à la fois une présentation de résultats de recherche et un programme de travail interdisciplinaire pour les années à venir. La coopération institutionnelle fête déjà ses 60 ans d’existence. Elle a résisté à tous les séismes politiques. Au colloque, on ne parle pas encore du Covid 19. Pas un mot. La Chine, pourtant si présente en Afrique, n’occupe pas les esprits. Mais du début à la fin, épidémiologistes, hygiénistes, urgentistes, anthropologues, psychologues, médecins adeptes des médecines naturelles, vétérinaires, agronomes, se succèdent à la tribune pour démontrer l’interdépendance de leurs spécialités respectives. Quand l’environnement est pollué, que ce soit par des agents pathogènes organiques ou biochimiques, il contamine les animaux. Ces agents pathogènes franchissent la barrière des espèces et les animaux transmettent leurs maladies à l’homme. Il n’y a plus qu’une seule santé finalement : c’est celle de notre planète.

Or, la pharmacopée occidentale a perdu de son efficacité face aux nouvelles menaces. Car les microbes, virus et bactéries ont trouvé la parade, ils développent des résistances, se transforment, mutent pour déjouer l’adversaire. Deux facteurs catalysent leur riposte : l’usage abusif des antibiotiques et leur dosage inadéquat. On ne peut pas indéfiniment désinfecter les aliments pour en conserver la fraîcheur, bourrer les animaux d’antibiotiques pour qu’ils ne succombent pas à leur confinement faute de défenses immunitaires, sans susciter chez les organismes microbiens une certaine créativité. La preuve est faite : ils se transforment et se mithridatisent. On sait que Mithridate prenait chaque jour des doses infimes de poison pour préparer son organisme à un éventuel empoisonnement. Et bien la falsification des médicaments vendus sur Internet, leur dégradation suite à une mauvaise conservation et l’auto médicamentation, ont permis la mithridatisation des agents pathogènes. Nombre d’entre eux sont désormais résistants aux antibiotiques qui les décimaient hier. L’Augmentin, par exemple, un dérivé de la pénicilline à large spectre, a perdu son efficacité. La menace est mortelle. L’estimation des scientifiques du colloque de Kinshasa, est que dès 2030, la résistance des agents pathogènes aux traitements connus deviendra le premier facteur de mortalité de la planète. Et que la mobilité des personnes et des échanges à l’échelle mondiale seront les activateurs des pandémies à venir. Les virus et les bactéries ont en effet leur route de la soie : elle colle étroitement aux couloirs aériens, aux routes migratoires et commerciales. Elles ont leurs confluences, leurs catharsis, leurs explosions : les grands rassemblements, les concerts, les jeux, les villes surpeuplées. Tout est prévisible, disent ces scientifiques. Mais cette prise de conscience n’implique pas automatiquement le pouvoir de contrer la menace. Trop d’intérêts privés y sont hélas hostiles

Rien de tout ce qui s’est dit à Kinshasa n’était vraiment nouveau. Pas plus l’annonce de risques de pandémies, que le constat de la circularité de la santé. Ou de la porosité de la barrière des espèces. Depuis la rage transmise par le chien, et le Sida par le singe, on connaît le danger. On sait aussi que depuis près de vingt ans les abeilles sont malades : elles souffrent du CCD, le Colony Collapse Disorder. C’est un phénomène de mortalité brutale qui décime des ruches dans le monde entier. Or sans butinage, pas de pollinisation. On estime que le CCD risque d’affecter 85 % des plantes à fleurs et donc aussi, dans une moindre mesure, la nourriture des hommes. Ce dernier impact est estimé à 35 %. À la lumière de ces chiffres, les pesticides ont immédiatement été pointés du doigt. L’usage des plus nocifs d’entre eux a été interdit mais les abeilles domestiques ont continué à mourir. Aujourd’hui, l’explication la plus vraisemblable semble être multifactorielle. L’écosystème des abeilles serait touché de manière complexe. L’origine parasitaire ou virale fait désormais consensus. Et dans la transmission de l’agent pathogène, un acarien jouerait un rôle central : il s’agit du Varroa destructeur. Cependant, si ce dernier, colonisé par un virus ou un parasite, se transforme aussi facilement en Ange de la mort, c’est que les défenses des abeilles sont affaiblies. L’agriculture intensive, la perte de la biodiversité dans les fleurs à butiner et les pesticides ont considérablement réduit leurs défenses naturelles. Elles opèrent un mouvement de balancier entre un confinement dans la ruche et un échange tous azimuts à travers le butinage. Un échange dont nous sommes les premiers bénéficiaires. Nous avons presque tout compris du mal qui frappe les abeilles. Mais allons-nous par lâcheté, par inertie, arriver une fois de plus trop tard ? Encore un rendez-vous manqué ? Les chiffres présentés à Kinshasa sont effarants. Les courbes, les prédictions, les alternatives à rechercher à des antibiotiques devenus inutiles, sont implacables. Ils disent : la trajectoire actuelle nous conduit droit dans le mur. Il faut changer de logiciel. Il n’y a qu’une seule santé. Une seule planète. Le mal dont souffrent les mers et les rivières se transmet aux poissons, aux algues, aux planctons, aux coraux. Et aux hommes. Quand des déchets flottent sur les océans et y dessinent un sixième continent, c’est toute la chaîne alimentaire qui s’asphyxie. Et quand nous enfouissons sous terre des déchets radioactifs c’est le legs meurtrier que nous laissons aux générations futures. Ce legs-là est inaliénable. Henning Mankell avait fait de ce constat terrible, son testament. Lisez Sables Mouvants.

Le legs du Covid 19. Quel sera le legs du Covid 19 ? Une métaphore de confinement ou de cohabitation ? Le confinement est une logique de guerre. De guerre contre la peur, contre un éternel ennemi invisible, et d’élimination des plus fragiles. Elle fera, de ceux qui restent des survivants. Avec ou sans sentiment de culpabilité, mais impitoyables. Car survivre n’est pas vivre. Certes ils se dédouaneront sur leurs héros, ces premières lignes héroïques qu’on applaudit chaque soir au balcon : les éboueurs, les soignants, les transporteurs les commerçants, les producteurs, les policiers. Et les autres. N’oublions pas les prêtres qui ont payé un lourd tribut à la maladie en Italie. Tous ceux qui exposés au risque, pourront et devront encore toucher, vibrer, pleurer, aimer en face-à-face. Ils auront les procurations des survivants, avec le droit de vivre et donc de mourir à leur place. Confirmations à coups de smartphones, d’hologrammes, de réalité virtuelle, de Skype, de Whatsapp et de concerts au balcon. Et ces survivants, parmi lesquels il y aura peu de vieux sans doute, réussiront à se convaincre qu’ils ont gagné la guerre et que cette planète leur appartient. Stupéfaction du coronavirus ou même de mon chat : ils n’ont donc rien compris ?

La cohabitation alors ? La cohabitation avec des poissons, des herbes, des abeilles, ou des objets ? Avec des livres ? La cohabitation avec la planète ou même l’Univers ? Rentrer dans cet immense écosystème et dans l’harmonie du monde – la justesse étonnante de ses rouages et la paix de son silence ? Les Chinois ont repris dans leur vocabulaire politique le concept d’harmonie datant de Confucius, pour réenchanter leur vivre ensemble. Cette médecine a fait sourire les Occidentaux qui connaissent la dureté du régime. Mais la cohabitation d’un milliard de personnes, dont 2/3 étaient sous le seuil de pauvreté du temps du Président Mao justifiait sans doute des pouvoirs spéciaux. La vigueur du redressement économique a été à la hauteur des remèdes de cheval employés. Bon gré, mal gré, 1/3 de la population chinoise est sortie du seuil de pauvreté, et même la politique de l’enfant unique a pu être abandonnée. Il subsiste bien sûr des problèmes gigantesques, mais on ne peut blâmer l’aspiration à plus d’harmonie des autorités chinoises et de leurs citoyens.

Il y a cependant une autre manière de comprendre l’harmonie. C’est l’idée de justesse, de beauté de l’agencement, de précision. L’Univers est d’une précision d’horloger : la moindre erreur de calcul cosmique provoquerait un désastre. On parle aussi de l’effet papillon. Or, la cohabitation, c’est la connaissance intime des rouages qui nous entourent, le respect de distances, des cultures, c’est un hommage à la complexité d’une ruche, à la vie d’un étang, d’un caillou, d’un passé combiné à un futur. Le jeu de la vie n’est pas de manger les pièces de son adversaire, de faire le vide sur un échiquier, mais de les garder, précieusement, sans qu’elles ne tombent à côté de la table. De leur trouver ensemble une musique, une harmonie. Pas besoin d’envahir, de déplacer. Juste donner le ton. J’ai pu traverser la vie en confondant les visages, les temps, les lieux. En parlant aux vivants comme aux morts. C’est une cohabitation harmonieuse où les frontières se sont évanouies. Les catégories ont été pulvérisées. Et pourtant, chacun y trouve sa place. Y compris le dernier venu. C’est le seul homme qui trouve grâce aux yeux de Molina à travers 751 pages : le Professeur Rossman. Alors qu’il était encore au Bauhaus, à Weimar, Rossman se démarquait déjà de ses collègues : il ressemblait à un colporteur d’objets banals et improbables, qu’il ramassait et fourrait dans ses poches, et dont il vantait la justesse devant un auditoire hypnotisé. Des objets qu’il caressait longuement entre ses mains, presque avec dévotion. Il était le maître de l’harmonie.

Dans la salle glacée, le chapeau enfoncé jusqu’aux sourcils, sans enlever son manteau ni ses gants de laine, le professeur Rossman qui était très frileux, pouvait passer tout un cours voluptueusement concentré sur la forme et le fonctionnement d’une paire de ciseaux, sur la manière dont les deux leviers aiguisés s’ouvraient comme le bec d’un oiseau ou les mâchoires d’un caïman et coupaient une feuille de papier avec une parfaite netteté en suivant un tracé droit ou courbe, la ligne sinueuse du profil d’une caricature (…) Dans une minuscule allumette était contenue la prodigieuse solution au problème millénaire de la production et du transport du feu. Il sortait avec beaucoup de soin l’allumette de sa boîte comme s’il sortait un papillon naturalisé dont les ailes pouvaient se briser à la moindre inattention, il la tenait entre le pouce et l’index, la montrait aux étudiants, l’élevant avec un geste qui avait quelque chose de liturgique. Il célébrait ses qualités, la délicate forme de poire minuscule de sa tête, la tige en bois ou en papier paraffiné ; et même la boîte, avec sa complication d’angles, avec cette intuition de génie qu’avaient été l’idée deux parties qui s’ajustaient si parfaitement en rendant l’ouverture facile. Quand il grattait l’allumette, le tout petit bruit du frottement de sa tête en phosphore contre la couche de papier de verre s’entendait avec une parfaite clarté dans le silence de la salle, et le surgissement de la salle avait quelque chose de miraculeux.

Réfugié à Madrid, Rossman y survivra jusqu’à son assassinat en vendant, à la sauvette, des stylos. Un jour je trouverai l’un d’entre eux, je le caresserai longuement et je dirai au Professeur Rossman – Bienvenue Professeur. Vous êtes enfin arrivé. Si on cherche bien, tout a sa place.

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