La mort à Ogunquit

Claude Javeau,

Tony Chambers, le scénariste, a la bougeotte. Il cherche des allumettes pour rallumer le moignon de cigare qu’il s’obstine à garder vissé entre ses lèvres et qui s’éteint tout le temps. Bob Hollow, le réalisateur, semble assoupi. Il s’est renversé sur une chaise de toile qui ne repose plus que sur ses pattes arrière. Sa tête s’est calée contre le mur de la pièce, sous un calendrier indiquant le mois de novembre d’il y a cinq ans et orné d’une photo d’une dame nue, aux seins lourds, qui tait penser à Jayne Mansfield. Sue Lyon, l’actrice principale, suce un gros bonbon rose piqué au sommet d’un petit bâton. S’adressant au scénariste :

— Alors, tu reprends sans te presser, en m’épargnant les détails.

— Bon, bon, avec tout ce bourbon qu’on a bu ce soir, j’ai des problèmes avec mes idées. Je vais faire un effort.

— C’est ça, fais un effort, mon gros.

Il lui jette un regard pas trop tendre. C’est vrai qu’il n’a rien d’un svelte jeune homme. Et d’ailleurs, il n’est plus vraiment jeune. La cinquantaine, comme elle. Mais elle, elle ne les fait pas vraiment.

— Voilà. Tu es sur la plage d’Ogunquit, plutôt la petite plage, près du phare, à l’écart de la grande plage, car on est samedi, et la grande plage est envahie par les pédés de Boston qui viennent s’y amuser comme des folles. (Il rit de sa finesse.) Comme des folles, c’est pas drôle ?

— Bon, bon, j’ai compris. La suite ?

— Tu es assise sur un banc, toute seule. Comme il fait pas très chaud, tu es habillée en mec, pas en costard cravate, bien sûr, mais avec un ensemble de toile blanche, pantalon blanc, T-shirt blanc et veston blanc, pour masquer tes nichons. T’en as pas des tonnes, mais quand même.

— Arrête. Si j’étais comme la bonne femme sur le calendrier, on pourrait pas faire le film avec moi, et c’est moi que Bob voulait pour le rôle, pas vrai ?

Bob grogne quelque chose que les autres interprètent comme une confirmation. Sue reprend :

— Et des pompes blanches aussi, sans doute ? Et une casquette blanche ?

— Oui, pompes et casquette. Tu as aussi les cheveux courts, on te prendrait vraiment pour un homme, du moins si

pas trop près. Mais on peut aussi te mettre un peu de gris sur les joues, pour faire plus mec.

— On verra. La suite ?

— Venant sur ta droite, du Marginal Way Walk, un très jeune homme, un ado, quoi, lui aussi tout de blanc vêtu, s’arrête à ta hauteur, et te demande l’heure. Tu regardes ta montre, et tu la lui donnes. Puis tu parles de choses et d’autres.

— Comment ça, de choses et d’autres ?

— Ben oui, qu’est-ce qu’il fait à Ogunquit, depuis combien de temps il y est, d’où il vient, de choses et d’autres quoi !

— Et il me répond quoi ?

— Il te répond, avec sa voix qui n’a pas encore mué, qu’il est polonais, en vacances dans le Maine, qu’il a douze ans, et qu’il s’appelle…

— Tadzio !

— Comment le sais-tu ? Mince alors… Moi, c’est Bob qui m’a soufflé ce nom-là, je sais pas où il l’a trouvé.

— C’est que j’ai des lettres, mon vieux. Alors je vais te raconter la suite moi-même. Je l’embobine jusqu’à ce qu’il accepte de me suivre dans ma chambre, au Motel Océan Towers, sur la Route N° 1. Car j’ai décidé de me le faire, comme Humbert Humbert avec Lolita, mais ici c’est l’inverse, c’est moi qui le séduis. Il croit que je suis une vieille tante, mais il est plutôt vicelard, et alors il rouscaille pas. Mais quand je me déshabille, il découvre que je suis une femme et ça ne lui déplaît pas non plus. Alors il y a la scène de l’initiation aux choses du sexe, mais celle-ci ne sera que suggérée, l’histoire est déjà assez scabreuse comme ça.

— Oui, mais dans mon projet, elle est encore plus scabreuse que celle que tu viens d’inventer. Parce que, pour moi, Tadzio est une fille, et il avait tout de suite deviné, ou plutôt elle avait tout de suite deviné que tu étais une femme. L’arroseur arrosé, quoi. Mon histoire se termine en affaire de gouines !

— Pourquoi pas ? Tu m’as bien eue, mais c’est une fin que je ne déteste pas. Je suis partante.

— Mais ce n’est pas la fin. Car Tadzio est séropositive, et comme vous vous faites des choses de gouines entre elles, je passe sur les détails comme tu l’as demandé, elle te refile le virus. Et une voix off dit que tu en meurs quelques années plus tard.

— Tu es vraiment le plus vicelard des trois, toi ! Mais je pars aussi pour ce truc-là. Cela fera encore plus Mort à Venise.

— Mais qu’est-ce que tu racontes ? Ça se passe pas à Venise, mais à Ogunquit, pas en Californie, dans le Maine.

— Bon, mange ta soupe, quand tu seras plus grand, tu comprendras peut-être.

Tony hausse les épaules. Il se remet à la chasse aux allumettes. Bonne âme, Sue lui passe son briquet Cartier garni de diamants, mais le lui reprend tout de suite quand il a réussi à rallumer, pas pour longtemps, son moignon.

Bob ramène sa chaise sur ses quatre pattes, et s’étire en bâillant :

— Les enfants, j’ai la dalle. Si on allait s’envoyer quelques douzaines de Big Macs ?

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