À jamais, la caresse des vagues sur les lèvres du temps…

Jean-Pierre Orban,

À jamais, Estelita, mi estrella, mon étoile dans le soir qui tombe sur les eaux troubles, chargées de sel, de sable mais aussi, Telita, des déchets du monde qui divague au loin et des rejets des navires qui voguent au large, des tempêtes, Lita, ou tout simplement du ressac des jours contre notre île, écoute-les, Estelle, battre les flancs du Malecón qui sombre, je sais, Lita, mais résiste, résiste, écoute, écoute, à jamais te dis-je, je poursuivrai la caresse des vagues sur les lèvres du temps, j’entends, de l’éternité, oui, à jamais, Estelia, jusqu’à la fin du monde et au bout de mes palabres vaines, de mes palabras répétées, je chercherai les mots, les mots Lita, qui diront le son et le sens d’une eau sauvage léchant, à l’image de cette île, les lèvres intimes d’une chair intacte…

… Va, va, stella maris, étoile de mer quand tu te couches sur le sable et que tes bras sombres se couvrent de grains clairs, ve, ve, muchacha, je sais, je sais, la route est chaque matin plus crevassée et les nids-de-poule sur le trottoir de plus en plus géants, de vrais abris pour coqs en pâte, des sinécures pour tous les profiteurs qui n’ont eu de cesse de sucer l’île comme une vieille canne à sucre, va, va, petite, balance-toi tout doux, d’un pied à l autre, oui, ainsi, Estrell’amie, navigue et emmène-moi, chaloupe déhanchée, entre les flaques, évite les crapauds qui y croupissent et chantent le début de la nuit, oui, ainsi, petite, ne force pas l’allure, hay quedar tiernpo al tiempo, il faut du temps pour trouver le temps, le Malecón est long et la promenade doit être lente, ma tendre Jane m’attendra, comme elle m’attend toujours quand je pars, et m’a toujours accueilli au retour de mes escapades et souvent de mes défaites, ve ve…

… Regarde la nuit, et le fort qui la domine, écoute, écoute les siècles qui peu à peu le rongent, des conquistadors imbéciles mais fiers l’ont un jour élevé, des conquérants dont je suis aujourd’hui l’héritier perdu, le descendant perclus, regarde, regarde, un fantôme désormais habite la bâtisse éteinte et, barbu, hirsute, corsaire dévoyé des mers du Sud, lider mâximo aux discours sans fin, apparaît aux meurtrières comme jadis aux lucarnes des télévisions, un cimetière maintenant les rassemblent toutes, ces télévisions, à la sortie de la ville, une montagne de boîtes noires qui recèlent son histoire, écoute-le, Lita, en ancien combattant d’une guerre qu’il lança un jour au monde entier, ressasser ses exploits passés, l’assaut de la Moncada et la victoire de la baie des Cochons, écoute-le, ce vieux fou nous exhorter à tenir bon, compañeros, compañeros, contre le reste de l’univers, nous sommes dans un asile, Stelita, mais toute terre, à force de la chercher et de la défendre, est un asile dont nous devenons les fous…

Nous y sommes arrivés un matin, mais il faisait encore noir, nous avions voyagé toute la nuit, je veux dire, toute l’année et d’autres encore, nous avions quitté l’Europe peut-être sous les assauts des nouvelles tribus vandales, je ne sais plus, nous nous étions embarqués à Anvers sur un paquebot pour une aventure à l’envers, Tintin et Haddock sexués, qui était l’une qui était l’autre, qui était Jane, qui était Tarzan, toi ma Jane, moi ton Tarzan, les soutes étaient vides, pas de coke en stock, nous étions les nègres et les négriers de nous-mêmes, réécrivions notre histoire, nous changions de peau, Lita, comme les serpents le font, comme un palimpseste qui se serait dépouillé de ses couches successives, nous sommes descendus le long des côtes africaines, des marins portugais nous accompagnaient, Diego Caô était leur capitaine et tandis qu’il récitait, soûl, les Lusiades, il nous a emmenés jusqu’à l’embouchure du fleuve Congo, là où la terre se fond à la mer et dessine un long filet de semence brune vers l’ouest…

Là, là Lita, tout doux, laisse ma main se poser sur ton épaule, en épouser le galbe, ma canne, caresser le pommeau de ton corps, Estelita, et tandis que tu me guides, laisse-moi te raconter la suite, là là, Lita, où l’argile féconde l’océan, nous avons laissé Tintin, Haddock et Caô poursuivre seuls leurs aventures et retrouver, sur le fleuve, leur vieux compagnon Marlowe, nous avons bifurqué et sommes remontés vers l’équateur, est-ce là, Estela, sur cette ligne de feu que nous avons passé le cap, que nous nous sommes unis, Jane et moi, une dernière fois, est-ce là que nous sommes morts et que, depuis, nous ne faisons plus qu’accompagner la dérive de l’histoire… ?

La dérive… Les navires filaient à vau-l’eau, Lita, nous ne voyions plus que des épaves, des navires fantômes pilotés par des pirates borgnes et sur les flots sifflaient sans fin le chant d’une cantatrice sortie d’un film de Fellini, la nave andava, Telita, andava, ma non sapevamo dove, nous avons dû heurter un écueil, la quille s’est brisée et nous sommes devenus les naufragés que nous étions destinés à être, elle Robinson, moi Crusoé, à moins que ce ne soit l’inverse, enfin nous avons nagé jusqu’à cette île où le monde semble avoir implosé…

Écoute, Estilla, mon Vendredi, mon chaperon métissé, dans cette île, les horloges se sont arrêtées, peut-être le jour où le lider máximo est entré dans la légende, depuis, cette île pourrit et le temps meurt sur ses rives, peut-être, Lita, connais-tu le secret de cette éternité déchue, regarde, regarde, petite, les américaines rouillées brinquebaler sur la chaussée, les coco taxis en carton-pâte filer tout sourire sur le macadam, une vieille musique de jazz court les rues, Embraceable you, you you, Lovita, dans les bars de la ville, sous l’œil des barbouzes, un vieil écrivain yankee noie ses récits au fond de mojitos, pour peu, Lilita, un tout aussi vieux professeur russe viendrait parler avec lui de littérature, de sexe et de la difficulté d’attraper les filles rien qu’avec les mots, nous sommes dans un décor, et tu es une image, Lita…

À moins… À moins que tu ne sois, Lita, la seule vivante de ce monde, la seule rescapée de cette histoire fictive, oh, Lita, sous mes mains, dans ta peau, courrait alors le sang, est-ce pour cela que monte mon désir, oh Lita, mon Vendredi, mon ventre doux, mon matin d’avant le sabbat, laisse-moi te caresser, lécher sur tes lèvres le sel de la vie, peut-être sont-ils tatoués dans tes creux les mots que je cherchais, les paroles qui me feront une nouvelle histoire, vamos, Lita, allons jusqu’au bout de la berge, et laisse-moi plonger dans ta crique étroite, passer le défilé, resurgir d’entre les morts, les eaux s’agitent déjà, les flots montent, Lita, j’arrive, Jane, j’arrive, nous allons revivre, moi Tarzan, toi Jane, jusqu’au bout de la nuit !

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