Le Testament Nabokov

Jean-Louis Lippert,

La vérité est un grain de blé qui germera demain ou dans mille ans.

Proverbe Anatolatlantidien

La mort ne remet pas les choses au lendemain. Ses ailes prennent un malin plaisir à voler vers hier. Me pardonnera-t-on si j’avoue que la mort n’a rien effacé de ma répugnance pour les révolutions ? Celles-ci s’associèrent dans mon esprit à tant d’effusions de sang, que j’en conçus un semblable dégoût pour toute forme de menstrues, d’où me vint une vive appétence pour les filles impubères.

J’aurais pu écrire l’extraordinaire épopée amoureuse d’un homme d’âge mûr et d’une adolescente, le grand roman contemporain de l’initiation érotique. Au lieu de quoi, je n’ai fait qu’ajouter un chapitre salace à l’immémoriale chronique du maître et de l’esclave. Que Lolita fût – paradoxalement – le chef-d’œuvre absolu du roman soviétique, je tenterai d’en persuader celui – ou celle – qui ne jugerait pas futile d’écouter jusqu’au bout ma confession d’outre-tombe.

Dès l’âge de vingt-cinq ans, dans un conte rédigé à Berlin, se faufile une figure gracile par qui viendra trente ans plus tard, après le prévisible scandale, un assez logique succès commercial. (Il convient de noter que le premier regard de mon narrateur Humbert sur Miss Dolores Haze lui fait effectuer un bond dans le passé vers l’image d’une déesse prénubile ayant ébloui sa prime enfance : la nostalgie des nymphes de l’Eden inspira toute mon œuvre de rusé Pygmalion.)

De très bonne heure, j’avais donc eu le flair de pressentir le culte qui serait voué au fétiche de la teenager, dont l’icône définitive serait la reprise obsessionnelle d’un thème auquel était consacrée une autre nouvelle – L’Enchanteur –, élaborée dans le sud de la France juste avant la guerre, alors que je sacrifiais mes talents de démiurge à l’extermination des tyrans. Sous ce titre, qui se désignait comme un portrait-charge du despotisme en son essence (à la veille du déferlement des troupes du Reich), parut un texte pamphlétaire assassinant les figures conjointes de Lénine, de Staline et d’Hitler. Ces trois « crapauds » (ce sont mes propres mots d’alors) étaient identifiés du point de vue de leur commune pensée par une même ride épaisse leur barrant le front. Encore, dans cette créature archétypale en laquelle j’avais prétendu caricaturer l’image du tyran, ne décelait-on pas le moindre trait du Führer. À vrai dire, ce n’étaient même pas les deux dictateurs ayant comploté de dépecer l’Europe qui étaient dans ma ligne de mire. C’était la racine du mal, à savoir la figure de Lénine qu’il s’agissait plutôt de flétrir, sous les traits d’un « lourdaud vulgaire », « brutal et sinistre », « homme dépourvu de dons », qui « impressionnait par sa médiocrité comme d’autres par leur talent ». Que l’auteur de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme fût un monstrueux imbécile assoiffé de sang, ne fallait-il pas que je l’invente pour les besoins de la juste cause occidentale ? (Habile à faire commerce de toute pourriture, le marché capitaliste sous label démocratique n’en était pas encore à promotionner, comme aujourd’hui, les plus fétides suintements idéologiques sous label d’excellence en art et en littérature.)

Si l’on publiait ce Russe à l’Ouest, n’était-ce pas avant tout pour la portée de ses fulminations contre la révolution d’octobre ? Toutes les couleurs sombres et sanguinaires du tableau n’empruntaient qu’aux horreurs du paysage soviétique où, selon ma vision, des foules de culs-terreux arriérés et abrutis vociféraient chaque Premier mai des borborygmes à la gloire du despote en brandissant les emblèmes de leur oppression consentie. Mais un Maître imposant sa volonté de jouissance à l’Esclave dans un système despotique, au sens où ce Maître contrôle toutes les pulsions de cet(te) Esclave : quel pire tyran pouvait-il être que mon futur Humbert pour sa Lolita, quand il prétendra contrôler le moindre désir de reconnaissance autonome de celle-ci devant un Tiers, qui le paiera de sa vie (toute la seconde partie de mon chef-d’œuvre) ?

Ainsi, à l’heure même de Munich, épousant les positions de cette bourgeoisie pour laquelle mieux valait Hitler que le Front populaire, ai-je dirigé mes coups contre l’abominable drapeau du communisme, non sans avertir d’emblée qu’en rien je ne me préoccupais de politique. Certes, un sens aigu des affaires m’avait-il fait comprendre qu’il était moins téméraire, et de loin plus rentable, d’épater le péquenot américain que de braver le bureaucrate stalinien.

Je n’aurai pas eu trop de ma vie entière, placée sous le signe du libéralisme, pour voleter avec une ironie fantasque autour de cette profession de foi rédigée par Kant un siècle avant ma naissance : « La révolution d’un peuple spirituellement riche, que nous avons vue se produire de nos jours, peut bien réussir ou échouer ; elle peut bien être remplie de misères et d’atrocités […](? ; cette révolution, dis-je, trouve pourtant dans les esprits de tous les spectateurs (qui n’ont pas eux-mêmes été impliqués dans le jeu) une sympathie au niveau de ses souhaits qui confine à l’enthousiasme. »

À l’aube d’une ère où tout était à faire, ce texte éclaire assez le crépuscule où je me suis complu dans l’amour des nymphes, pour signaler le degré de corruption atteint par une société hantée par la terreur du sexe de la femme autant que par la peur de cette géni(t)alité sociale accouchant parfois d’une révolution.

La mort ne remet pas les choses au lendemain. Elle se permet de papillonner vers avant-hier. Voici le quart des dix mille ans nous séparant de ce que l’Occident nomma révolution néolithique (laquelle survint beaucoup plus tard chez nous, en Russie), comme l’on demandait à un aède se prétendant le familier d’Atlas d’où il était originaire, celui qui était considéré comme fou par la cité d’Athènes fit cette réponse incroyable pour l’époque : il prétendit être citoyen du monde. Ce fils d’Atlas et moi, n’avons-nous pas eu en commun une relation problématique avec le globe, motivée par un cosmopolitisme de mauvais aloi ?

Mettez-vous à la place des braves gens d’alors, braves gens d’aujourd’hui. Votre adhésion sans réserve à la saillie pleine de bon sens faite alors par l’aède, n’est-elle pas à la mesure de l’indignation qu’elle ne pouvait manquer de susciter chez vous-mêmes, il y a deux mille cinq cents ans ? Moi qui ai trahi la Russie pour l’Occident au siècle dernier (fui les révolutions sanguinaires pour un monde où les nymphes ont des yeux de lépidoptères), je n’en ai pas moins toujours tenu pour essentielle qualité littéraire ce qui, dans ma patrie d’origine, se désigne sous le nom de chamanstvo. Consultez donc vos fiches, assermentés nabokophiles ! Intraduisible dans les diverses langues civilisées, ce ternie est pourtant le seul apte à signaler une disposition mentale par laquelle, de vos jours, un héritier d’Atlas peut me rendre visite au royaume des esprits.

Déjà, je le sens bien, ce langage vous rend perplexes. Il n’est guère imaginable que la carrière de Nabokov n’ait pas pris fin le joyeux 2 juillet 1977, ni que se déploient encore à tire-d’aile vers le sens et le non-sens des facultés psychiques peu résumables à l’œuvre élaborée de son vivant. Vos sociétés implosent partout sous une pulsion de mort, dont ma Lolita suffit à prouver combien pareille libido dominandi n’est pas étrangère à toute forme de création artistique. Que je fusse atteint du mal nymphéen devant une pauvre gosse de trente-six kilos « aux jolis genoux de garçonnet », ma pulsion pouvait-elle être autre que celle d’un tyran ?

(« Dès le début de notre union, je fus assez malin pour me rendre compte qu’il me fallait m’assurer de sa totale coopération afin de garder secrètes nos relations, qu’il fallait que cela devienne chez elle une seconde nature, quels que fussent ses griefs à mon égard et les autres plaisirs qu’elle pouvait rechercher. ») S’agit-il de contraindre ensuite ma victime au silence docile ? « … je parvins à la terroriser ». Rarement, l’art du roman aura-t-il atteint de tels sommets dans l’expression de la fausse conscience : « Je ne suis pas un débauché sexuel, un dangereux criminel prenant des libertés indécentes avec une enfant […] ; je suis le thérapeute… » Après ceci : « Ce n’était qu’une enfant abandonnée, absolument seule au monde, avec qui un adulte avait copulé énergiquement à trois reprises ce matin même. »

En guise d’ignominie sous le drapeau libertaire et libertin, nul n’a fait mieux dans la littérature, si l’on tient pour sophisme la distance proclamée entre l’auteur et son narrateur. Car la pulsion de mort ne s’assouvit jamais si bien qu’au moyen d’une proie qui possède en elle toutes les promesses de la vie. Et ce triste ressort, celui d’un insatiable appétit de pouvoir et de gloire, m’était gracieusement offert par l’idéologie même d’une société libérale où l’industrie du sexe et le commerce des corps est un secteur économique plus rentable encore que celui des armes et de la drogue ; société libérée que le très distingué James Buchanan, prix Nobel d’économie, célèbre en ces termes : « La société idéale pour chacun d’entre nous est celle qui nous permet d’agir en toute liberté tout en contraignant autrui à se soumettre à nos volontés. Autant dire que chacun d’entre nous désire régner sur un monde d’esclaves. »

Entre le désir de pouvoir et l’art est donc un antagonisme dont je paie le prix. Si c’est bien grâce à la chamanstvo que j’ai pu m’introduire au plus profond du psychisme occidental pour élaborer le personnage de mon pervers, les moyens mis en œuvre condamnent mon Humbert au supplice de ceux qui contribuèrent à cette pornographisation des imaginaires à laquelle ne résistent guère les millions de Lolitas arrachées à l’Est au prix de l’esclavage depuis la chute du Mur, pour engraisser à l’Ouest le plus prospère des trafics. Mais j’ai des arguments pour me défendre. Cette indifférence dans un conformisme individualiste, comme passion froide se substituant à tout lien social ou sacré, quel meilleur exutoire lui trouver que le culte d’un fantasme prohibé ? Prenant l’habile précaution de me distancier par l’humour de mon héros psychopathe (ce qui m’assurait l’aval intéressé des intellectuels), il s’agissait d’inventer une figure féminine qui tînt de la madone et de la pute (succès de voyeurisme assuré chez le populo). J’ai donc manipulé ces clichés relatifs à la femme au moment même où frémissait chez elle un souffle d’émancipation, transposant mon petit jeu sur le papillon, symbole idéal de la métamorphose. Dans un contexte collectif passablement larvaire, où relève de l’utopie tout véritable déploiement de l’être, j’ai joué (joui) d’ambiguïté absolue pour immortaliser, dans une chenillette, les diaprures illusoires du Paon de Jour. Non sans lui torturer les ailes, tout en la gavant de sucres d’orge et de pop-corn. (« Elle était la cible parfaite de toutes les pubs, la consommatrice idéale… ») Le crime d’avoir voulu célébrer la nymphose (moment où la chenille s’envole), il me faut le payer dans l’au-delà. Au purgatoire des âmes déchues, je papillonne dans le cerveau d’humains qui exercent une fonction de vers. Comme j’avais usé de ruse et de cynisme pour garantir les deux du scandale à mon roman le plus rampant, comme j’ai placé sous le glorieux label du défi à toutes les censures un déballage morbide autour d’une gamine, c’est avec la même rouerie perverse qu’à l’intérieur de certains crânes vivants, loin de s’en douter, je traque à mon tour la transgression des tabous, laissant loisible à chacun de constater vers où se sont déplacés les interdits contemporains.

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Modeste contribution au futur projet de Constitution européenne

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C’est ainsi qu’il m’advint, ces jours-ci, d’examiner un texte signé par ce même fils d’Atlas, dont l’esprit voyage comme le mien de siècle en siècle, à ceci près que nous appartenons à des clans rivaux dans la vaste confrérie de l’autre monde. Son petit-fils, portant même nom que lui, poursuit la millénaire trace de l’aède, quand la mienne de trace – ô dégoût ! –, celle de la supercherie littéraire, est reniflée par de putrides muqueuses dont peu importe où est le bec. Lecteur ! Tu n’as pas oublié que mon célèbre livre se clôt sur l’évocation de mon propre spectre, et que vers la fin j’y fais allusion à sa lecture « dans les premières années du troisième millénaire ». Nous y sommes, et s’il m’est permis de parler par la bonne grâce d’une revue littéraire belge (à laquelle je fais remarquer que ma Lolita serait aujourd’hui septantenaire), j’aimerais m’adresser à ces gens dont j’habite le crâne et qui me contraignent à m’y tortiller comme eux-mêmes, avec une grouillante férocité, sont employés nuit et jour à grignoter, mastiquer, nettoyer jusqu’à l’os tout ce qu’il pourrait subsister d’intelligence critique sous le grand occiput sociétal, et qui risquerait d’alimenter une pensée publique, je veux parler, bien sûr, des agents affectés à faire le tri des opinions autorisées à paraître dans les journaux. N’ai-je pas assez donné de gages à leurs maîtres, en échange d’autres gages, pour être exempt de toute suspicion ? N’ai-je pas contribué, de manière décisive, à l’élaboration d’un mythe, celui du tendron promu au statut d’idole, dont les experts en marketing n’ignorent pas combien il intervient dans le chiffre d’affaires d’une civilisation qui a toutes les raisons d’indexer le niveau intellectuel global sur celui de ma Lolita ? « Je n’ai fait qu’obéir à la nature », écrivais-je parmi cent autres sophismes destinés à invalider toute réprobation de la critique, la plus diabolique de mes roueries ayant été de comparer le cas de ma « grande œuvre d’art » à celui de l’Ulysse de Joyce, quand je n’invoquais pas l’amour de Dante pour sa Béatrice ! À présent que les lois de la nature n’ont plus guère de poids pour me faire vénérer « le corps d’un immortel démon déguisé en fillette », c’est à vous que j’ai envie d’offrir un scoop.

Souvenez-vous de Charlotte, la mère de mon fruit vert : « cette chose fade et pitoyable : une belle femme ». Eh bien Charlotte, Messieurs (car il n’y a pas encore de femmes parmi les trieurs d’opinions), n’était autre dans mon esprit qu’un avatar de la Charlotte aimée par le Werther de Goethe ! De quoi nourrir d’amples débats en courrier des lecteurs sur les aléas du sentiment romantique à travers la production romanesque… J’en reviens à cet Atlas ayant pris le parti d’une femme au détriment de celui des nymphettes, et résolument opté en faveur de la révolution soviétique. Son texte relatif au projet de Constitution vous était parvenu au lendemain du référendum européen. Est-ce parce qu’Atlas avait été banni par les dieux de l’Olympe, et que je me suis toujours attribué la parfaite qualité d’Olympien ? J’ai pris en commisération cet ectoplasme à l’insolite filiation, lui qui rêvait d’un monde où chacun fût maître sans esclaves. C’est donc rien moins que la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave qui rôdait en vos crânes au moment d’aborder la lecture d’un texte impubliable pour cette raison même, car là s’est déplacé le tabou d’aujourd’hui.

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« La fin d’une certaine idée de l’Europe ? titre Le Soir de Bruxelles ce 3 juin. À l’heure où les élites politico-médiatiques envisagent de réunir un Comité des Sages pour statuer sur l’aveuglement des opinions publiques et leur ouvrir les yeux, pourquoi le double regard de la voyance poétique n’envisagerait-il pas cette noble Idée d’un autre point de vue ? »

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Il faut vraiment que les spectres parlent pour obliger les vivants à penser.

Messieurs les équarrisseurs d’opinion publique, je vous invite à m’écouter d’autant meilleure grâce que la présente confession connaîtra une inimaginable postérité. Les questions qu’il me faudrait vous poser sont celles que, si j’en avais eu le courage, j’eusse dû adresser à votre corporation vers le milieu des années trente, aux alentours de la naissance de ma Lolita. Car que faisiez-vous d’autre, alors, qu’occulter la voix de ceux qui annonçaient le massacre ? Que faisiez-vous d’autre qu’empêcher une autre vision de l’Europe ? Ce qui devrait être votre mot d’ordre : être ouvert à ce qui vient, à l’ad-venir, à toute forme d’altérité possible, y compris le possible de l’impossible, vous le bafouez avec une inconscience professionnelle frisant la stupidité. Quel intérêt personnel avez-vous à la négation de toute dimension critique dans l’espace public ? Si le texte d’Atlas que j’ai sous les yeux (qui fut envoyé à toute la profession) ne reçut pas la moindre réponse (oublions même l’hypothèse d’une publication), quelle conclusion en tireront, dans cinquante ans, les lecteurs de mon testament ?

Et d’ailleurs, comme le pensait un certain Derrida, toute écriture n’est-elle pas testamentaire ? N’est-ce pas dans sa structure même que puisse disparaître ce qui était à l’origine de la trace littéraire, sans que celle-ci pour autant disparaisse ? À supposer qu’elle soit lestée d’un passé, porteuse d’un avenir, en quoi peut-elle faire événement dans le présent ? Sans mon intervention posthume, toute trace du texte d’Atlas eût disparu sur l’autel des Idées auxquelles vous avez pour fonction de sacrifier.

Son préambule, déjà, n’invitait-il pas à mettre en question cet idéalisme hégélien que vous servez sans en connaître la charge dialectique ? Si l’on voulait examiner le fond des choses, il y avait là une contradiction qui ne fut pas sans incidence notable sur l’issue du référendum organisé pour ce projet de Constitution. Laissez-moi donc vous rafraîchir la mémoire historique par une citation du même philosophe, relative à une autre Constitution, celle issue de la Révolution française :

« La pensée, le concept du droit se fit tout d’un coup valoir et le vieil édifice d’iniquité ne put lui résister. Dans la pensée du droit, on construisit donc alors une constitution, tout devant reposer désormais sur cette base. Depuis que le soleil se trouve au firmament et que les planètes tournent autour de lui, on n’avait pas vu l’homme se placer la tête en bas, c’est-à-dire se fonder sur l’idée et construire d’après elle la réalité. »

Voulez-vous un dessin ? Le vieil Hegel, tout à son admiration béate pour une constitution née de la révolution (en laquelle il voyait une réconciliation du divin avec le monde), célèbre un primat de l’Idée sur les multiples dimensions du réel qui voisine avec mon propre délire quand, à propos de Lolita, je me prétendais mû par « la plus noble des ambitions : fixer une fois pour toutes la périlleuse magie des nymphettes ». Voyez-vous où le bât blesse ? De même que ce furent les pulsions pédophiles – que je n’ai pas à qualifier autrement ici – qui agissèrent mon Humbert, et non quelque idéale ambition (laquelle me sert de justification) ; de même, ce n’est pas une Idée du droit qui effaça « le vieil édifice d’iniquité » mais des forces en action bien réelles, auxquelles servirent d’adjuvants précieux les pensées des Lumières. Pensées ruinant de fond en comble un système d’idées sclérosé ; pensées qu’il vous incombe toujours, avec mon aide la plus gracieuse, de neutraliser.

Ainsi, le destin de l’Europe n’est-il pas subordonné à quelque « Idée » planant dans l’empyrée de ses élites, mais se décidera selon les fluctuations d’un combat gigantesque où la conscience des classes exploitées tiendra le rôle prépondérant. Cela même dont nous avons ensemble pour mission d’entraver le déploiement métamorphique.

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Risquons une hypothèse. L’Europe, d’Homère à Aimé Césaire en passant par Virgile, Dante, Rabelais, Cervantès, Shakespeare, Pouchkine, Joyce et combien de constellations astrales, serait l’héritière spirituelle des ruines de Troie. Sa conscience lui vient de la nécessité d’un dialogue intrinsèque entre l’ombre et la lumière. Par définition non advenue, l’Europe serait cette zone de la Sphère qui se sait hantée par un spectre, une immense part maudite, un négatif dont les voix étranges – étrangères – de la tragédie grecque la travaillent depuis toujours en profondeur ainsi que la vieille taupe de Shakespeare et de Marx. À se proclamer pure de tout négatif elle se nie. Prétendant renier son altérité, l’Europe dénie sa propre identité. Même si elle s’est souvent trompée, et si elle a presque toujours abusé les autres – même si la plus « glorieuse » part de son histoire est ce déni et ce reni –, elle demeure bon gré mal gré la championne du vœu de créolisation formulé par le grand écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau, notre Homère contemporain. Si l’Europe fut codifiée par une succession d’empires au cours de son histoire, elle a pour génie propre la mise en question de tous les Césars.

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Je suis d’autant plus sensible à l’évocation d’Homère, que la ville imaginaire où se situe ma rencontre avec Lolita se nomme en réalité… Ithaca ! C’est là que prend son départ ce que j’ai appelé mon odyssée coupable. À l’intérieur de vos crânes, je n’ai pas fini de mener ma barque en me défiant des Cyclopes ainsi que des sortilèges transformant les hommes en pourceaux, non sans attendre qu’un aède semblable à Démodokos éclaire les enjeux de factuelle guerre de Troie.

Ainsi, l’une des visions les plus aiguës se pouvant découvrir aujourd’hui sur l’Europe ne reçut-elle pour accueil de votre part qu’un silence de mort. Regard postulant que le génie spécifique à l’Europe est inséparable du point de vue des vaincus. Renversement de perspectives d’où pourraient naître, demain, de tout autres configurations politiques à l’échelle planétaire. (Quelle vie, mieux que celle de Nabokov, pouvait-elle incarner le génie de l’Europe ? Naissance et enfance en Russie, adolescence en Allemagne, études en Angleterre, passage à l’âge mûr en France avant de suivre le destin même de l’Europe en franchissant l’Atlantique… Mon existence voyageuse, mes passages d’une langue à l’autre, furent autant de manières d illustrer ces passerelles traversières défendues par Atlas dans chacun de ses écrits.)

Je dois faire une rechute. L’instant d’avant, quelque flamme transportait encore mes esprits vers le ciel pur de la pensée, quand soudain me ramènent aux ombres de vos cerveaux ces allusions désobligeantes à ce qui fit pour moi tout le charme de l’Empire. Serait-ce une bouffée de remords ? J’admets, en effet, avoir écrit ces lignes au détour de mon vénéneux roman, comme si là gisait le même nœud justifiant tous les esclavages : « En cette ère des lumières, nous ne sommes plus entourés de ces petites fleurs serviles que l’on peut cueillir au vol entre le négoce et le bain comme cela se faisait au temps des Romains ; et nous n’utilisons plus recto verso des courtisanes naines, comme le faisaient entre le mouton et le sorbet de roses de respectables Orientaux, en des temps plus fastueux encore ». Qui étaient donc ces Orientaux, sinon de misérables despotes babyloniens, de ces Naboko-dinosaures d’avant le déluge ?

La dialectique du maître et de l’esclave a donc fait son chemin. Si la philosophie antique se veut morale de la maîtrise de soi, celle-ci ne s’est jamais envisagée sans une armée d’esclaves réduits à assurer la satisfaction des désirs et besoins, le dernier demi-siècle (depuis l’apparition de ma nymphette) ayant vu proliférer la catégorie d’esclaves illusoirement promus au rang des maîtres par l’accès à une certaine quantité de biens consommables. Ceux-ci formant aujourd’hui la majeure part des populations occidentales, ce sont leurs goûts, leurs mœurs conditionnées par un statut factice qui déterminent désormais la politique officielle des puissants et des gouvernants, situation que l’on a baptisé démocratie. Par antiphrase, car les véritables pouvoirs sont plus éloignés du peuple que jamais, d’autant plus inaccessibles à son contrôle qu’en ce jeu de dupes à quoi se résume la chose publique, valeurs et principes, traditions et cultures des bourgeoisies se sont anéantis avec les principes et valeurs de l’ancien prolétariat. Rien de plus conforme aux nouvelles normes dominantes qu’inculture et médiocrité, couardise et vilenie, ces attributs supposés de la valetaille. Rien de plus scandaleux que les vieilles valeurs seigneuriales de noblesse et de courage, le sens de la parole et de l’honneur qui, avec la loyauté et l’esprit de responsabilité, formaient un socle de valeurs grâce auxquelles un patricien pouvait prétendre ne pas usurper le respect dû à son statut de liberté. Au lieu de quoi, l’indistincte mélasse d’un cynisme démagogue et d’une hypocrisie mortifère interdit d’appréhender encore, non seulement la réflexion de Marx et la pensée de Hegel, mais les questions posées par Kant un siècle avant ma naissance. Qu’en est-il de l’exhortation formulée par ce dernier, dans sa Critique de Li raison pratique : « Pensez par vous-mêmes » ? Qu’en est-il de l’exigence de véridicité dont le plus haut penseur du libéralisme s’était fait le héraut ?

Un Houellebecq est, à cet égard, l’exact porte-parole de cette race d’esclaves enrichis n’ayant, pour toute maîtrise à imiter, que la veulerie de leurs maîtres occultes et satellitaires. (Au cours des années sombres où naît ma Lolita, paraît à Paris un livre dont l’importance, pour une élucidation des composantes spirituelles de l’Europe, est à la mesure de l’occultation presque obligée qu’il subit de la part des instances technocratiques monopolisant depuis lors l’« Idée européenne ». Cette galerie de portraits sans égale, dont les personnages seraient les nations du Vieux Continent, propose une vision grandiose des capacités créatrices propres à chacun des peuples qui le composent, vus comme autant d’îles formant ce qu’Élie Faure aborde sous le titre global : Découverte de l’Archipel. Nos Eurocrates actuels peuvent-ils être raisonnablement soupçonnés de connaître ce livre ?)

O pénitence fatale ! Comme, dans la pénombre de vos crânes, toute lueur me fait du mal ! Ombre pour ombre, j’envie celle, à mes yeux délicieuse, où s’est réfugié votre collègue des pages économiques, très éclairé sur les arcanes de la finance, qui pour n’avoir pas été lolitomane avéré n’en a pas moins réduit au royaume des ombres quelques dizaines de femmes d’Agadir et d’ailleurs, par la simple magie d’un portefeuille contenant aujourd’hui la clé de toutes les pauvres vies.

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Un écrivain de l’ombre oserait-il proposer à l’Europe se réclamant de l’esprit des Lumières – qui détient l’usage presque exclusif des projecteurs médiatiques – un éclairage singulier sur ce qui, au lendemain du 29 mai 2005, apparaît comme une défaite historique de la société du spectacle ? Il ne s’agit donc pas plus d’entériner quelque « victoire » négative que d’occulter la pertinence de certains arguments dynamiques dans l’autre camp. Sous le jeu des paradoxes, il est déjà possible de lire une avancée positive de la cause européenne dans son combat contre ce qui la nie – à savoir, une logique impériale héritée de César ; de même qu’un recul de cette monologique du pouvoir face à ce que je nomme l’esprit de Césaire. Au nom de ce dernier, il est des partisans du « oui » qui ont le droit de rire, quand tels champions du « non » sombreront dans le ridicule d’un triomphe apparent. Tout le défi consiste à repérer la véritable ligne de fracture, masquée par des clivages artificiels. À définir ce qui, sur le temps long du passé comme du futur, constitue l’identité souterraine du Vieux Continent.

Soit : l’Empire ou le Tout-Monde, pour employer les mots du poète-penseur Édouard Glissant.

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Pour qui se prend donc cet énergumène ? Je loge toujours à l’intérieur de vos cérèbres ténébreuses, tel un malin génie traquant ce qui fait aujourd’hui l’objet du tabou le plus absolu, et je ne sais plus où donner d’un cerveau reptilien que ne secourent plus des ailes grillées par un trop intense feu de l’esprit. Quels sont ces nègres dont le point de vue semble s’être immiscé dans le débat européen ? (Ma caricaturale Amérique, remarquez-le, n’est peuplée que de Blancs !) Ces gens-là voyagent vraiment de branches en branches ! Ainsi dit Édouard Glissant dans son roman Tout-Monde : « J’aurais voulu mettre mon mot, mais rien à faire, je n’avais pas une place ni sur cette spirale ni sur ce cercle. Pourtant, j’aurais voulu mettre mon mot. Je suis romancier quand même, nous avons appris par ici ce que c’est qu’un roman quand même. Qui raconte des histoires dans des livres qu’on vend partout. J’ai des opinions, quand même, sur les rotondités qu’on parcourt dans le monde, je suis allé moi aussi. Mais rien à (aire… » Eh oui, rien à (aire pour placer son mot quand on a quelque opinion sur les rotondités du monde, chaque jour d’inamovibles chroniqueurs sur leur perchoir arrosant la fameuse opinion d’un sempiternel et interchangeable filet d’eau tiède, le droit d’exprimer un autre point de vue n’existant plus, toute expression de la Sphère étant condamnée par une impitoyable censure au cimetière des pensées indésirables.

Nous étions confortablement installés dans les salons d’un club dont les membres sont triés sur le volet, quand surgirent par la fenêtre de ces vagabonds au sang-mêlé qui prétendent avoir leur mot à dire sur l’identité même du Vieux Continent ! Comment se transformeraient donc vos masques si quelque prix Nobel échoyait demain à Aimé Césaire, Édouard Glissant ou Patrick Chamoiseau ? Je dis ceci non sans un rire sardonique, éprouvant le besoin de rappeler l’autre titre de mon livre, auquel peu ont reconnu un aspect expiatoire : Confession d’un veuf de race blanche !… Un livre absolument incompréhensible du point de vue rationnel, qui transpire par tous ses pores de possédé la nostalgie nabokovienne pour un Eden perdu, cette Russie sauvage et païenne de son enfance dont Lolita ne pouvait incarner le visage que pour son exclusive possession chamanique. Puisse un tel testament ne pas nuire aux intérêts de votre société libérale avancée (au sens du fromage), qu’avec un indéniable talent promouvait, à l’heure de ma mort, un certain Valéry Giscard d’Estaing.

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Qui, dans le microcosme, n’affichait pas son assentiment à la triste bafouille de Giscard ? Sauf à défier la doxa d’un establishment unanime comme jamais pour, selon le mot de Voltaire, écraser l’infâme (fosse d’infamie pêle-mêlant « tous les extrêmes »), quel écrivain, quel artiste, quel intellectuel eût-il risqué sa réputation en bravant la dictature du juste milieu ? Jamais ne s’était vue pareille union sacrée dans la défense d’une Idée – jamais, depuis la fameuse Grande Idée autour de laquelle un certain Robert Musil faisait graviter les protagonistes de son Homme sans qualités. Fustigeant le principe même de l’idéologie, par lequel un système de paroles sert à dissimuler des pensées, qui justifient une charge de mensonges, l’écrivain y peignait férocement l’Autriche-Hongrie sous les traits d’une caricaturale Cacanie, tiraillée entre ses démons nationaux et impériaux (Königliche und Kaiserliche) non sans brocarder un idéalisme de commande aux yeux duquel toute contingence, à commencer par la cupidité soigneusement dissimulée de l’élite officielle, « apparaît alors comme l’inavouable crasse que Dieu enlève aux ongles de ses orteils ». Or, nous savons depuis Diderot – lequel reprend cette vision chez Aristote et sera suivi par Marx –, que l’essence du réel social ne trouve pas son élucidation dans une « Idée » mais dans un rapport de classes. C’est à nier cette réalité qu’œuvra toute idéologie, qu’elle invoquât l’Idée de Patrie ou celle de Parti. Malgré le matraquage exceptionnel en faveur de l Idée européenne, une telle vérité devait être dans les esprits lors du dernier référendum, où la majorité des travailleurs salariés, mais aussi d’autres classes objectivement victimes du Capital ne s’y laissèrent pas tromper, cyniquement désignés dans la presse comme « des mécontents de tous poils ». C’est-à-dire, selon Musil, comme relevant de cette ordure matérielle innommable souillant l’orteil de Dieu. Nous sommes donc en pleine métaphysique, et les grands prêtres de l’apologétique œuvrèrent à dessein dans le registre de la diabolisation, voire d’une damnation sans purgatoire possible des infidèles qui eussent commis le crime inexpiable de mettre en doute leurs sermons télévisés.

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« Mesdames et Messieurs les Jurés ! » Cette ironique invocation, dont je me suis complu à parsemer les pages de mon roman litigieux, se trouve ici dépourvue de sens, votre noble fonction de triage n’étant assumée dans la presse que par des agents masculins, même et surtout au Monde diplomatique. Les seules femmes y sont de braves secrétaires, tout aux ordres d’une direction prospérant au train de cette néobourgeoisie rose dont l’histoire, après Giscard, montra qu’elle pouvait aussi se payer son petit génocide. Il ne s’agit bien sûr pas d’incriminer ici, en quoi que ce soit, les très respectables Ignacio Ramonet, Alain Gresh, Serge Halimi et Bernard Cassen, trop absorbés par leurs activités mondaines pour daigner fournir la moindre réponse à ce texte qui n’était programmé nulle part. Simplement, de souligner que, là plus qu’ailleurs, l’avènement d’une trace imprévisible devrait soulever la question posée par Derrida : « Ça nous engage à quelle responsabilité ? » En raison de la structure même d’un journal se voulant hors les normes communes, donc ouvert à autre chose que lui-même, quelle ouverture de son propre système clos ce qui arrive par surprise oblige-t-il à opérer ? Face à cet « autre chose » venu de quelqu’un d’autre (en l’occurrence, produit par une démarche réflexive absolument singulière), que répondre et comment ? Si l’absence de toute lecture et de toute réponse – autrement dit : de toute responsabilité – est avérée de manière aussi caricaturale, force est de conclure au fonctionnement banal des appareils bureaucratiques, où la tête exerce un pouvoir totalitaire sur les membres du corps, dans la hantise pour elle que jamais chez eux ne surgisse la moindre forme d’imprévu. Comme j’aime donc squatter leur crâne quand ils ont à lire un texte comme celui d’Atlas ! L’idée d’un capitalisme pur est leur Lolita, qu’ils couvent jalousement contre les méchancetés du capitalisme réel.

À nouveau me parvient la voix d’Édouard Glissant dans son Tout-Monde : « Est-ce que vous croyez que l’un d’eux aurait eu la bénédiction une seule fois de faire semblant de prendre mon sentiment ? Mais je m’en gausse, ils ne s’apercevaient pas même que j’écoutais, avec cette envie criante d’au moins murmurer mon opinion. » L’une des voix de Glissant, faudrait-il dire, tant le génial séancier se montre expert en l’art des multiples gémellités sans cesse dédoublées qui, même s’il n’est pas d’accord, me rappellent cette définition donnée par Hegel de sa dialectique : « Savoir la contradiction dans l’unité et l’unité dans la contradiction, c’est là le savoir absolu ».

Cet appendice clean de la fonction journalistique n’est-il pas le salon du club où veillent, avec la plus scrupuleuse clairvoyance, des employés de l ordinateur ayant appris dans une autre vie ce qu’étaient les Appareils Idéologiques d’État, afin d’empêcher l’irruption de toute voix trublionne au sein du débat public ? Ces gens-là ne sont pas des accroisseurs de conscience mais des régulateurs du sens unique. Comme il est des rayons bios dans les grandes surfaces, dont la fonction n’est pas de mettre en cause la logique de l’industrie alimentaire (ô ! ces caisses de supermarkets où s’offrent des sucettes Lollypop à piles clignotant comme des étoiles dans les yeux de ma Lolita !), il leur incombe d’huiler les rouages du journalisme en produisant certaines informations non falsifiées sur les effets d’un système qu’il ne s’agit aucunement d’analyser en profondeur. Allons donc un peu aux racines des choses, puisque cet Atlas nous y convie, qui stigmatise la dimension religieuse de cette campagne référendaire. Nous sommes au cœur de la question Lolita. Car c’est une même attitude que celle du journaliste faisant sciemment acte de censure, du pédophile bâillonnant sa victime, du catéchiste endoctrinant ses ouailles et du politique traitant le peuple ainsi qu’un adolescent impubère. Toutes manières dont j’abusai moi-même pour imposer silence à ma Lolita.

Il ne s’agit pas de nier ici la fonction nécessaire d’une autorité, tout au contraire. Il s’agit de montrer la complicité de la tyrannie et de la barbarie dans leur haine commune de la pensée, quand un pouvoir cyclopéen, réduisant les sujets à l’état d’objets privés de Parole (étymologie d’infans), attise des révoltes aveugles. L’abominable histoire d’Humbert et de Lolita n’est que celle d’un tel couple infernal. Or l’enfant, comme objet de prédilection sexuelle, est au cœur des fantasmes d’un monde sans initiation collective, au centre invisible duquel se dresse l’implacable Loi de la Torah : « La femme qui aura un flux, un flux de sang en sa chair, restera sept jours dans son impureté. Quiconque la touchera sera impur jusqu’au soir. » Du point de vue de cette Loi, toute fluidité cyclique est présumée maudite, qu’il s’agisse de la sève civique chez l’électeur, de la réflexion critique d’un lecteur, ou de l’anticatéchuménisme revendiqué par un éventuel poète de sept ans.

Dans un tel dispositif inconscient, flux de sang valant sceau d’infamie et de culpabilité, ce sont deux rites complémentaires que celui de la purification devant une autorité religieuse, et celui par lequel tout électeur dans l’isoloir se trouve requis non seulement d’opiner à l’unique injonction de ses maîtres, mais encore d’assurer que son âme est purgée de tout flux ayant trait aux passions mauvaises.

Vénérant ma nymphette, qu’ai-je fait d’autre qu’obéir aux lois du Très-Haut ?

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Hors l’œcuménisme du marché, point de salut !

L’Idée d’Europe avait cet avantage insigne, paraissant d’essence transcendante et immatérielle, d’occulter la réalité d’intérêts conflictuels. À cette noble cause, il ne pouvait se trouver dans notre pays de prêcheur plus dévoué que le patron de la Banque-Belgique, ayant fait sa fortune sur l’uranium du Congo. Nul mieux que ce brave homme au-dessus de la mêlée n’était apte à rassembler l’argumentaire expliquant un désastre annoncé. Pour lui, tout se résume dans l’échec à convaincre l’ensemble des catégories sociales que leurs intérêts s’identifient à ceux du Grand Capital, exclus et nantis se trouvant réunis à une même table de communion pour célébrer ce qu’il nomme avec bon goût « la suprématie de nos valeurs ». S’agit-il d’élever encore le débat i Dans une parfaite circularité tautologique, ce dernier devrait alors porter enfin sur… « l’idée même de l’Europe » ! Un observateur venu de Sirius resterait pantois devant cette logique relevant de l’autisme, qui verrait s’indigner les passagers des premières classes du Titanic chantant à l’unisson Plus près de toi mon Dieu, devant l’insolence des classes inférieures désertant ce chœur unanime, elles qui n’ont pas droit aux canots de sauvetage. L on imagine aussi quelque injonction comminatoire pesant sur l’intelligence collective des plaisanciers d’une plage, les sommant de ne pas s’aventurer au-delà d’une zone balisée de bouées et surveillée par de stricts maîtres-nageurs, lesquels délimiteraient la pataugeoire spirituelle où, dans l’intérêt de tous, le peuple serait autorisé de penser, vu la menace des écumeurs de mers et autres flibustiers rescapés d’on ne sait quels naufrages. Il est vrai que sur les plages, chaque année, se déplorent quelques victimes ayant franchi la ligne des bouées ; pas un texte d’Atlas n’échappe à la vigilante surveillance des journaux.

Dans ce grand écart entre la sphère des représentations idéales et les réalités vécues, sont à décrypter les causes de la débandade médiocratique à l’issue du référendum hexagonal. Mais où trouver l’intelligentsia capable d’une telle analyse, quand des milliers de spécialistes en tous genres n’ont prouvé que leur incompétence dans l’art de masquer ce qui saute aux yeux ? Si le peuple est accoutumé de longue date au double langage de ses maîtres politiques – non sans l’accréditer parfois bon gré mal gré –, c’est un véritable saut qualitatif dans la duplicité qui vient d’être sanctionné. Les gouvernants, cette fois, ne se sont pas contentés de prêcher l’intérêt général pour satisfaire des intérêts particidiers : ils ont méprisé à ce point, et d’une telle manière, les préoccupations collectives qui se focalisent autour des notions voisines de service public et de sécurité sociale que l’honneur de leurs dupes s’en est trouvé offensé. Cette arrogance d’ancien régime et cette rouerie de boutiquier, cocktail inimitable dont un Giscard connaissait de longue date la recette, furent servies avec une morgue si obséquieuse qu’il fallut s’étonner de la quantité de becs n’ayant pas recraché une telle mixture. Tout s’est passé comme si nos gastromédicastres, administrant au peuple une imbuvable potion dont l’ingestion n’eût fait qu’aggraver sa douleur, avaient surenchéri dans l’acharnement thérapeutique en arguant du fait que, non seulement sa répugnance était inexcusable, mais que cette capricieuse Lolita devait en outre impérativement trouver sa jouissance Là où elle croyait pouvoir se permettre d’exprimer une souffrance illusoire.

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Ici, j’ai un étrange aveu à faire. Vous allez rire – mais un subtil mélange de rage et de plaisir m’envahit à lire une telle prose. Exactement le cocktail d’émotions contrastées ressenties par mes sbires de la censure dont je squattais la cervelle quand ils eurent à découvrir ce texte, à ceci près que, dépourvus qu’ils étaient de tout archet magique, leur exaspération dut être moins crâne (c’est le mot) que la mienne devant la lyre enchanteresse de l’aède Atlas.

« Oh, permettez-moi d’être sentimental pour une fois ! Je suis si las d’être cynique », avais-je le bon goût de me plaindre au détour d’un chapitre consacré à ma Lolita. Imaginez un instant que le récit de mes abominations n’eût été qu’un fantasque et ironique jeu gratuit de l’esprit. Que rien en moi ne me prédisposait à partager les extases d’un personnage aussi criminel. Cela ne revenait-il pas au même, du point de vue de l’esprit ? Abjection votre Horreur ! Cette chronique d’un viol systématique (et enchanteur pour son auteur) sur une « pubescente poupée » durant un an de mon « odyssée coupable » et dorée d’un bout à l’autre d’une Amérique poursuivant gaiement sa guerre froide avec mon pays d’origine grâce à l’uranium du Congo belge diligemment offert par Messieurs Spaak et bientôt Davignon, tandis qu’un certain Lumumba sortait de l’ombre où il faudrait hélas bien vite le faire plonger à nouveau, car la géopolitique ne tolère pas les sentiments dénués de cynisme auxquels j’en appelais à l’instant ; cette chronique est aussi celle d’un viol collectif, celui qu’opèrent impunément les puissants de la Terre sur l’immense majorité des hommes et surtout des femmes, sans parler des enfants.

C’est dans ce contexte putride qu’il faut situer le putride succès commercial de mon livre, en soulignant bien ce signe de nos temps putrides. Car je crois avoir mis le doigt sur l’intime foyer de cette putridité, par mon portrait de l’Amérique en imbécile heureuse, grotesque et névrosée, dont ma petite héroïne eût incarné une ligne de fuite impossible et pathétique. Une Amérique dont il faudrait dix planètes pour satisfaire l’hystérie cannibale, au cas oit le monde entier palpiterait au rythme de ses orgies consommatoires. C’est, je crois, le point de vue d’Atlas, qui n’était autre que mon correspondant secret du KGB à Bruxelles. Je le revois encore sur une photo de jadis avec ses bottes en cuir, son pantalon de buffle et sa vareuse de l’armée soviétique. Oui, nous avons fait, nous continuons de faire du bon travail ensemble, même depuis l’autre monde, grâce à la souriante complicité de toutes les lolitesques étoiles du cosmos.

Sous les allures d’un esthète hors pair, habile à porter tous les masques et n’étant pas même effleuré par l’idée de l’échec social, j’ai fait jouer à mon Humbert le rôle d’un capitaliste avisé gérant au cent près (sucreries contre caresses) non pas la force de travail mais plutôt la tolérance à se faire abuser, la soumission à se faire besogner de ma petite lumpen-prolétaire du sexe. Quelle charge plus féroce contre la logique d’un monde où il n’est d’autre transcendance que celle du billet vert, d’autre universalité que celle du Capital, d’autre communauté que celle du marché ?

C’est, je crois, à bon droit que j’ai mérité l’Ordre de Lénine à titre posthume.

Il m’était certes nécessaire de pousser un peu loin la critique – et de rejoindre, ce faisant, les positions d’Atlas –, n’eût-ce été que pour fustiger l’hypocrisie de ceux qui, adhérant à un ordre social dont mon livre n’est que le plus symptomatique des surgeons, feignaient hier d’en déplorer pour les uns, pour les autres aujourd’hui d’en admirer l’évidente immoralité. Car ce sont bien souvent les mêmes, l’époque seule ayant modifié ses critères de goûts et de couleurs. Le solide philistin de nos jours n’est-il pas accoutumé à élire toutes formes de comportements pervers comme nouvelle norme sociale, des plus hauts dirigeants de la planète aux humbles factotums ayant en charge le tri des opinions publiques dans une presse uniformément soumise ? (Grâce à votre zèle docile, s’il devait y avoir aujourd’hui procès, mon Humbert serait acquitté sans peine et coulerait des jours heureux à Bahrein ; Lolita, quant à elle, se verrait lourdement condamnée pour outrage aux mœurs, harcèlement sexuel et extorsion de fonds sur la personne d’un honorable homme de plume ayant contribué par son œuvre à l’avènement de la démocratie en Russie.) Quoiqu’il fût plus facile pour Atlas d’imiter le style de Nabokov, que pour Nabokov de se mettre au diapason d’un porte-monde, je tire ici ma révérence définitive, non sans succomber à un ultime désir, celui de parodier une phrase prémonitoire de mon chapitre 28 : « Messieurs de la Censure ! J’implore votre indulgence !… Car mon seul regret aujourd’hui, c’est de ne pas avoir déposé tranquillement la clé du 342 à la réception et quitté la ville, le pays, le continent, l’hémisphère – que dis-je, le globe – dès ce soir-là. »

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L’hémicycle était vide à ce point qu’on ne pouvait y faire entrer un absent de plus, aurait-on pu dire (paraphrasant Macedonio Fernandez, en qui Jorge Luis Borges voyait son maître), de la manière dont fut entériné en Belgique, devant un fantôme de représentation populaire et après un simulacre de débat public, le Traité d’adoption d’une Constitution européenne. Quoi d étonnant, dans un pays où les passions civiques sont canalisées par la scission d’un arrondissement électoral ; où la profondeur des analyses politiques n’excède pas celle requise pour expliquer aux foules que Genk se qualifie au détriment du Standard dans la course aux prochaines compétitions européennes.

Nos voisins du Nord et du Sud ayant destitué cette Constitution, quelle Omerta m’empêchera-t-elle de murmurer aux élites qui cautionnèrent une Grondwet en mon nom, et en celui de mes enfants, combien leur choix fut irréprochable? – à ceci près qu’un élément y faisait défaut, tout comme il se trouvait absent du texte concerné par leur vote unanime, un élément non négligeable dans la constitution des multiples identités européennes, lesquelles n’existeraient pas s’il manquait aux diverses langues un mot pour le traduire, quand bien même il se dérobe à nous depuis Babel, jouant de nos angoisses à le capter dans un vocable unique, cette souffrance engendrant la jouissance des mythes et des légendes – notre plus fier héritage – dont il est source et fin ultime, origine et dernier rivage, en sorte qu’un élan de culture millénaire nous brasse dans le grand fleuve nommé selon les bords qu’il traverse pneuma, Geist, spiritus, geest, spirit, ourri, espi’ritu – quand son manque engendre en nous spleen, mélancolie, saudade et rousskaïa khandra. Oui, ce projet relevait bien d’une phénoménologie de l’absence d’Esprit.

Voici pour le climat psychologique dans lequel s’inscrivait la fabrication d’un texte animé par l’Idée de la Banque centrale. Le moindre stagiaire au service de l’armée d’experts qui entourèrent son principal concepteur eût pu sans doute l’en aviser. Mais nous étions alors déjà hors des normes techniques admises. À défaut de notions trop religieusement connotées, quelqu’un, peut-être, aura-t-il timidement suggéré qu’une référence aux âmes de l’Europe (qui se souvient encore du génial Elle Faure ?), fût-ce sous une forme purement ornementale, comme ces plantes en pot qui ne déparent pas les plus prestigieux immeubles de marbre, agrémenterait sans risque le pensum. L’hypothèse excédait encore le cadre de l’exercice imposé. Qui donc, parmi les corps sans tête, irait mettre en question l’excellence par principe d’un texte rédigé par des têtes sans corps ? L argument était irréfutable. Un projet de ce type eût-il pris la forme d’une directive à usage administratif – ce pour quoi il s’est fort habilement fait passer dans le pays du Berlaymont – que son adoption se fût opérée dans l’indifférence de la majorité. Mais au pays qui fit resurgir du fleuve de l’Histoire le bonnet phrygien, donc le souvenir de la guerre de Troie, il était illusoire de se prétendre le garant d’une telle mémoire, tout en affichant son déni avec une totale absence de scrupules. Un aveuglement, poussé jusqu’à la stupidité, croit-il pouvoir se légitimer de la stupidité aveugle qu’il présuppose chez ses dupes ? Gaffe ! À tant jouer la corde sensible de l’Europe, celle-ci fut excitée pour de bon. C’est un hymne qui vient de loin, qui ne s’arrêtera jamais en chemin, comme en a la clairvoyance un certain Dominique de Villepin quand il écrit, dans son Cri de la Gargouille : « La Révolution française n’est pas terminée, puisque l’idéal d’une société pacifiée par le progrès et le recul de la misère s’est fracassé en une génération devant la persistance du chômage et la montée de l’insécurité, sur fond de crise de la politique et de malaise de l’État. » Paradoxe, de la part d’un homme appartenant au camp des partisans du « Oui » ? Trois fois Oui ! Paradoxe inverse de celui par Lequel ne manquait pas la voix du chacal chez les partisans du « Non » à la Banque centrale. Paradoxe comme celui des chiens se faisant passer pour des loups dans un camp, des loups se faisant passer pour des chiens dans L’autre camp, tant nous vivons à nouveau ces temps déraisonnables déchantés jadis par Aragon. Paradoxe comme celui par lequel un homme étiqueté « de droite », Premier ministre de France, écrit aussi bien Éloge des voleurs de feu, s’y fiait le chantre d’Aimé Césaire, et se trouve être l’ami d’Édouard Glissant, l’héritier de Césaire dans son combat pour le Tout-Monde, contre l’Empire de César.

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