Le rédacteur en chef du « Sacré peuple » est guilleret : il a trouvé le beau sujet : La guerre, un privilège. « L’heure est grave » dit-il à la bécasse et son air jovial se teinte de gravité. « Les guerres qui surgissent de partout, mettent l’humanité en danger. Je pense aussi aux enfants dont on parle à peine et au-dessus desquels se battent et se déchirent les adultes. Ces petits aux figures barbouillées et aux sourires éclatants ne sont-ils pas l’avenir de l’humanité ? Cet avenir serait-il menacé ? Vous qui aimez tant marcher, allez au cœur des conflits et dites-moi ce qu’il en est de ces sauvageries djihadistes au nom d’Allah. Et si possible, penchez-vous sur la source de cette loi quasi universelle qui pousse l’homme aux conflits. Y a-t-il même une loi ? Je pense à la théorie des catastrophes de René Thom. Toutefois, je ne vous demande pas un article de théoricienne, mais à la fois du ressenti et du pensé. Il me faut de la pâte humaine dans ses dimensions les plus hautes, les plus basses. Allez ! »

Et la bécasse s’en va là où ça se passe.

Elle est quelque part en Irak avec son ami photographe. Un petit garçon en pleurs ne peut plus suivre ses parents fuyant les djihadistes vers le Kurdistan. La poussière, que soulèvent les pieds des fuyards. l’aveugle et estompe la silhouette de ses parents déjà loin. Sa mère ne s’était pas retournée lorsqu’il avait lâché sa main. il s’effondre et sa joue rencontre une pierre ronde aussi douce que les lèvres maternelles. Dans ce tourbillon de poussière et de gens, la bécasse et son ami photographe abandonnent à leur tour le petit garçon et suivent les pères et les mères chassés de leur village parce qu’ils ont refusé de se convertir à l’Islam. On se croirait au temps de Néron, au temps des chrétiens martyrisés pour leur foi. Ils n’ont pas de catacombes où se cacher, ils ont le sommet des montagnes à prendre d’assaut vers leurs frères kurdes. Et là dans l’attente des secours que promet l’Occident, les enfants meurent déshydratés…

Parmi cette foule harassée, la bécasse signale au photographe un jeune garçon debout, les bras croisés sur la poitrine. Par gestes, elle lui demande ce qu’il cache là. Elle lui sourit. En confiance, il découvre un bout de tissu qui enveloppe un objet précieux : une hostie. Un prêtre peshmerga s’approche du moderne Tarcisius et le délivre de son trésor. D’un geste ample des bras, il élève l’hostie à la foule qui s’agenouille, se tait et prie.

Les secours tardent. Qu’attend le monde pour réagir ? Qu’ils meurent tous dans cet enfer de soif et de faim ?

L’Europe et les USA semblent en torpeur. Leur invraisemblable inertie devant les événements cruciaux du monde interpelle la bécasse.

Elle pense à la problématique de l’Ukraine qui lui est proche depuis sa récente rencontre avec Poutine. L’immobilisme occidental a donné à Poutine de l’élasticité diplomatique et politique : « un pas en avant, un demi-pas en arrière et tu les auras tous, Vladi », lui avait-elle susurré à l’oreille. Ainsi agit-il au nez de l’Occident médusé comme si le problème ukrainien était virtuellement une affaire classée.

La stagnation des volontés dirigeantes, peut s’expliquer, pense-t-elle, par un danger infiniment plus redoutable que la petite affaire ukrainienne : Daesh. Cette nébuleuse qui étend ses tentacules en Irak, en Syrie et même au cœur des jeunes européens qu’il recrute. Avec Daesh, quelque chose se passe de l’ordre du supra-humain. L’Occident s’éveille. Les puissances décident de combattre l’État islamique et larguent des bombes sur ses positions.

En représailles, Les djihadistes de dé­capiter les otages. Sur les vidéos des réseaux sociaux, la bécasse avait assisté à la mise en scène : le prisonnier en chemise orange agenouillé aux côtés du bourreau debout, vêtu de noir et cagoulé. Un sabre à la main, il harangue les internautes d’une voix claire, persuasive puis il lève le sabre et décapite l’otage. Sur la toile, Le monde horrifié voit la tête tranchée entre les bras du tueur complaisamment filmé. Comment l’être humain peut-il atteindre un tel sommet d’impassibilité ?

Et comment la jeunesse d’Europe et d’ailleurs se laisse-t-elle embobiner par ces sauvages purs et durs ? Comment des mères de famille partent-elles là-bas avec leurs enfants, sachant qu’ils seront « halal » (consommables sexuellement) ? Quel est ce message apparemment enchanteur que distille la voix haletante des prédicateurs ? Une morale, une rigueur, une vertu que les Occidentaux ont perdues dans le rabâchage de la mort de Dieu et du désenchantement ? Les apôtres Pierre et Paul avaient-ils cette voix métallique en prêchant l’amour du Christ ?

La bécasse et son photographe prennent des transports en commun. Ils sont maintenant en Syrie. La terre est aride, caillouteuse, blanche. Ils remarquent un attroupement de femmes et d’enfants que surveillent des militaires. Pas d’hommes dans le groupe, seraient-ils déjà décapités ? Étaient-ils de ces 90 chrétiens kidnappés dont on parle à voix basse ?

 

Un village presque vide. Devant des soldats islamiques, des hommes, attachés l’un à l’autre courent en rond. Ceux qui trébuchent sont traînés au milieu des rires et des cris. Enfin ça s’arrête. D’un coup de crosse dans le dos, les militaires les forcent à s’agenouiller. Certains lèvent les yeux au ciel, d’autres abaissent les paupières sur la peur et l’ultime prière.

Ça va très vite soudain, les bras se lèvent et tranchent les têtes qui tombent avec un bruit sourd. Certaines roulent. Un groupe d’hommes, de femmes et d’enfants ont tout vu. Juste avant, ils voyaient des hommes encordés courir en rond, ils pensaient à un jeu. Maintenant, ils ne savent plus. Quelque chose de terrible a eu lieu. Un des tueurs ramasse par les cheveux une tête et la brandit : « elle est à vous » Parmi les spectateurs immobiles un père de famille se détache et la passation se fait : Il saisit la tête et l’apporte à son petit garçon « prends-la ». L’enfant recule. Le père le menace de toutes les punitions et même de mort, alors l’enfant prend la tête si lourde et la laisse tomber. D’un coup de pied, il l’envoie bouler. Les autres enfants rient, et se bousculent à qui l’aura. Avec des cris joyeux, ils se mettent à jouer au foot. Les adultes se sentent presque soulagés, leurs progénitures ont retrouvé leur âme d’enfant. Dans le désert blanc, troué de rires juvéniles. la norme efface l’horreur.

Que deviendront ces enfants marqués au fer rouge du sang ? Des monstres ? La bécasse quitte le village, elle s’appuie sur son ami photographe, c’est plus qu’elle ne peut supporter. Ces rires, ce foot macabre, c’est la mort annoncée de l’enfant en tant qu’enfant.

Le monde reste muet. Il regarde de ses yeux aveugles l’horreur qui vagit en lui à son insu. D’où vient cette torpeur, cette anesthésie des volontés ? De l’instinct de mort ? La mort pour soi et pour l’autre ? La bécasse n’est pas loin de le penser Le temps presse pourtant, mais il faut du temps à l’humain pour se mettre à décider d’agir. Et comme il porte en lui sa propre destruction, il aime la guerre et la fait

Bombes en Syrie, en Irak, sur Gaza. Sous les décombres, des petits corps déchiquetés. Enfants-soldats ; Enfants des rues, enfants qu’on vend, qu’on prostitue, enfants qu’on emporte dans leur sommeil pour leur retirer les yeux, le foie, les reins vendus à prix d’or pour sauver les enfants des riches. Enfants dénaturés en France et en Belgique dès la maternelle où on leur apprend à douter de leur sexe au nom de la théorie du « genre » du célèbre Stoller. Qu’est-ce qui pousse les enseignements à cette dérive ? La destruction ? Encore et toujours ?

L’esprit de la bécasse virevolte autour de bien des problèmes qui tous ont à faire avec la destruction Comment préserver les enfants des ogres qui les convoitent de leurs yeux gourmands ? Comment les extraire de ce tas d’adultes qui les tiennent par la main ? Les enfants tenaient la main de leur mère conduite à la chambre à gaz d’Auschwitz. D’aucuns ont pensé qu’ils auraient pu lâcher la main et fuir… C’est vite dit après coup. La bécasse ironise à propos de ces « après coup » qui emplissent les journaux de leurs certitudes fallacieuses. C’est avant qu’il faut agir afin d’empêcher l’inéluctable. Mais tétanisée, l’Europe n’agit pas, ou si peu, comme si, tacitement, elle était d’accord avec tout ce qui se passe.

Daesh sunnite, proche de feu Saddam Hussein, reprend l’Irak aux Shiites par les armes et la destruction. À Mossoul, des hommes vêtus de blanc et cagoulés de noir attaquent au marteau-piqueur un grand taureau ailé à tête humaine vieux de sept siècles avant notre ère. Le père Mikhail Najeeb sauve de la fureur djihadiste des milliers de manuscrits. Des milliers d’autres seront brûlés. Les djihadistes démolissent au bulldozer les ruines assyriennes de Nimroud. À Ninive, ils frappent à coups de masse les statues préislamiques, au motif qu’elles sont objets d’idolâtrie par les Occidentaux qui les auréolent d’une « valeur inestimable ». Tout ça au nom d’Allah.

Christophe Colomb n’a pas fait mieux en détruisant les idoles des Indiens d’Amérique. Tout ça au nom du vrai Dieu.

Quelle est cette loi qui frémit aux entrailles des hommes et les pousse à tuer l’autre pour exister dans la plénitude ? Le même but entraîne Daesh au meurtre et au saccage en Irak, en Syrie et bientôt en l‘Italie proche. Toute culture doit être éradiquée : la Rome ancienne détruite au bulldozer, la tour Eiffel, l’Atomium… Les tentacules de Daesh s’insinuent en Russie, en Tchétchénie, Samarkand, la route de la soie, la Chine et son grand Bouddha de Leshan… Toute trace culturelle doit être anéantie pour que vive. Daesh. Daesh maître du monde. Cette guerre est sainte mais sous couvert du religieux se cache le goût du pouvoir total.

Quelle est cette loi qui anime Daesh à non seulement tuer ceux qui ne pensent pas comme lui, mais aussi à détruire sa propre culture ? D’où vient cette violence faite au nom Allah ? Une obscure envie pousserait-elle ces hommes à se hisser à la hauteur de leur dieu ? À boire à la source de la divinité ? Mais attention, Dieu n’a-t-il pas été jaloux de l‘homme qui avait l’outrecuidance de vouloir être semblable à lui ? Ne l’a-t-il pas puni en l’éjectant du jardin d’Éden ? Cette compétition entre Dieu et sa créature n’est-elle pas bel et bien en cours au Moyen Orient où trône Daesh ? Fiers et sans compassion, ses apôtres donnent la mort et la reçoivent sans peur comme un cadeau divin.

La violence des hommes pourrait se comparer à celle de Dieu. Lui aussi n’a pas fait dans la dentelle avec sa création. Des milliards d’années-lumière de brassages de particules élémentaires, d’étoiles qui naissent et meurent, d’animalcules qui rampent sur la terre et deviennent des hommes. Sans scrupule, il a inventé la mort afin que l’herbe soit toujours verte.

À cet instant de sa réflexion, la bécasse croit comprendre la véhémence des missionnaires de la laïcité à vouloir tuer Dieu : ce bouche-trou encombrant qui fait ombrage à leur propre souveraineté. Mais la double négation de l’athée : « ne croire ni en Dieu ni au diable » ne l’avance pas d’un iota dans la connaissance de l’humain par qui tout arrive. Par contre, s’il existe, le démon est déjà dans l’acte créateur, et la bécasse qui s’adonne parfois à de modestes fictions, sait de quoi elle parle. Au cœur de l’ivresse créatrice se cache la possibilité de l’auto destruction dans la jouissance.

Ces pensées traversent la bécasse tandis que le sable et le vent s’engouffrent sous sa djellaba.

Et l’amour ? se demande-t-elle, où est l’amour, dans ce désert de soif ? Sous quelle pierre se cache-t-il ? Sous quel visage ? Dans quel timbre de voix ? Dans quel geste, quel regard ? A-t-elle rencontré un atome d’amour dans ces fournaises de cris, d’injures et de prédications ? L’amour doit bien se cacher quelque part dans ce lieu de feu et de sang. Elle pense au petit garçon et à la douceur de la pierre ronde sous sa joue. Elle pense au jeune Tarcisius, au prêtre peshmerga, aux pères et mères Irakiens fuyant avec leurs enfants. L’amour doit être quelque part et peut-être même est-il à mes côtés, pense-t-elle soudain.

Son ami photographe lui sourit.

Tandis que leurs pieds s’enfoncent dans la poussière torride de Syrie, les plaques tectoniques de la politique bougent et s’entrechoquent sur le magma terrestre. Partout on prépare des guerres sous des prétextes honorables secrétés par cette loi qui pousse les humains à s’entre-tuer. Pour ce faire, car ils sont civilisés, il leur faut des palabres, des raclements de gorges, des vestons à quatre épingles sur les épaules des diplomates qui se croisent et se saluent, courbettes et discours arrosés de vins précieux. Ces Fla-flas et serre-pinces sont destinés à gagner du temps, mais en chacun une sorte d’exaltation funèbre veille : surtout ne pas abandonner l’idée de guerre qui permet à l’homme de développer ses plus hautes qualités. Et à l’économie de renaître.

La bécasse est soudain fatiguée des turpitudes entrevues. Elle dit à son ami : rentrons. Ils rentrent.

Ils dorment enlacés.

Le lendemain, elle frappe à la porte du Sacré peuple. Son rédacteur en chef, les mains sous le menton la regarde : « Hé bien ? »

« Vous aviez posé la bonne question, Monsieur le rédacteur en chef : quelle est la loi qui pousse les hommes à faire la guerre ? J’ai vu ses horreurs à travers les réseaux sociaux et sur le terrain. Quelque chose d’impalpable tourne autour du processus qui enclenche la guerre. Une sorte d’aura accompagne les actes chevaleresques et beaux de l’homme au combat. » Le rédacteur en chef l’interrompt : « Vous faites allusion aux Soirées de Saint-Pétersbourg de Joseph de Maistre. Classique inégalé, une véritable déduction de la guerre. Êtes-vous d’accord avec sa théorie ? » « Comment ne pas l’être, dit-elle, lorsque l’on voit l’enthousiasme qui soulève le guerrier à l’idée d’une grande cause, lorsque l’on perçoit l’élan qui le porte à s’y impliquer jusqu’au sang, oui, quelque chose de mystérieux l’amène à trouver beau l’acte de tuer en combattant et à y trouver une morale. La mort reçue et donnée à la guerre a le pr­ivilège de la gloire. Le mystère de l’issue de la guerre que les plus éminents tacticiens ne peuvent prévoir, cet inconnaissable, cet invisible palpable pourtant, oui, la guerre est privilège humain par « loi divine ». La guerre est divine. »

 

Le rédacteur en chef hoche la tête.

La bécasse sort et rédige son article.

 


Note de l’auteur

J’ai eu la surprise de voir mon texte L’enfant en danger paraître au numéro 290 de Marginales, alors que je l’avais retiré en vue d’une publication remaniée, dans une perspective nouvelle, au numéro 291. Stupeur et la désolation de voir au numéro 291 La mort pour vivre paraître dans une version antérieure à celle de mon envoi définitif. Le texte publié est donc tronqué jusqu’à sa conclusion.

C’est vous dire que La mort pour vivre paru dans le numéro 291, est forcément bourré de doublons liés à L’enfant en danger qui ne devait pas paraître au numéro 290.

Le texte que vous venez de lire reprend le version qui aurait dû paraître dans le numéro 291 de Marginales.

Partager