Mise en garde : Toute ressemblance avec des noms, des personnages ou des faits existants, serait pure coïncidence inhérente aux œuvres de fiction.

Il y a dix ans, un copain, pour me mettre dans son lit, m’avait téléchargé sur mon ordi, la série « Twin peaks », un David Lynch de l’époque jouissive du cinéaste devenu incaptable. J’avais quatorze ans et je regardais en boucle certains passages. Mon préféré mettait en scène une fille qui avait les mêmes yeux bleus que moi… Elle veut se faire engager dans un bordel de la frontière canadienne pour pouvoir enquêter sur des orgies dont tout le monde parle mais que personne ne fréquente. Rien, dans son attitude, ni dans son look ne correspond à la « pute parfaite » attendue par la patronne.

« Donne-moi une seule bonne raison de te prendre dans mon équipe », lui dit-elle, en dégustant une cerise à l’eau-de-vie qu’elle tient par la queue. La fille ne répond rien. Elle prend, elle aussi, une cerise, l’engloutit entièrement dans sa bouche… Au bout d’un moment silencieux, elle sort de ses lèvres closes la queue de la cerise avec un nœud au milieu, et la pose devant la gérante émerveillée.

« Tu fais partie de la maison, ma fille », elle ajoute les yeux pétillants « Et comment ! ».

 

J’ai tout de suite adoré l’idée que ma langue puisse faire tout ce que j’imaginais au lieu de dire tout ce qui me passait par la tête, et je pense toujours que les filles, comme les garçons, ont tout à y gagner.

Bref, je me suis entraînée comme une malade à faire ce fameux nœud dans une queue de cerise jusqu’à ce que j’y parvienne… une fois sur deux.

Je suis devenue la fille la plus « populaire » auprès des garçons bien que j’étais sans doute la seule « baisable » à refuser de coucher avec eux.

Est-ce que sucer c’est coucher ? Non, si l’on en croit un président américain qui n’a jamais eu de relations sexuelles avec Monika Lewinsky.

Je n’ai donc pas hésité à faire les meilleures pipes de mon collège, de la ville de Liège, et même, avouons-le de la région, d’après des sources autorisées (mais pas par moi) à s’exprimer sur le sujet.

Après tout a été très vite (trop vite ?). J’ai ajouté un « h » à mon nom, devenu Ahna, j’ai rencontré un photographe, puis deux, puis trois, fait des photos à la Newton : nue, jambes écartées, près d’une piscine, cigarette, téléphone, revolver, menottes, etc. Vite devenue modèle, mannequin, défilés, fêtes, cocaïne, Moscou, orgies et oligarques, champagne, Californie, L.A., cinéma, petits rôles coupés au montage. Toujours séductrice, surdouée, parfois rémunérée, souvent trop pour être honnête.

 

Costa Smeralda, Sardaigne, juin 2013

 

Je tiens du bout des doigts la barre à roue de mon voilier, un day-boat de 9 mètres. La brise gonfle les voiles noires, en carbone, et mon 95C, mon top blanc en lin ; je reçois un SMS sur mon IPhone, dans sa pochette étanche, « Go now » ! Je fonce vers l’avant du yacht de 80 mètres qui ressemble à un immeuble de luxe posé sur l’eau. Je vois très bien qu’il remonte son ancre et qu’il ne peut pas manœuvrer pour m’éviter, et c’est justement ce qui m’intéresse. Je m’approche rapidement, le bateau est maintenant en marche arrière pour éviter la collision, je serre le vent, droit sur l’étrave, la chaîne d’ancre se tend devant moi, le mât la heurte violemment, la coque se couche et pivote sur elle-même, l’eau passe le plat-bord et s’engouffre à l’intérieur du cockpit. Le voilier chavire et commence à couler, je me retrouve à l’eau nageant une brasse élégante le long de la coque de AMEVI, le super-yacht d’un des dix hommes les plus riches du monde et donc aussi l’un des plus détestés : Lakshmi Mittal.

 

Liège, Belgique, dix jours avant

 

Depuis l’âge de dix-sept ans, je ne passe pas plus de deux ou trois jours à Liège. Le temps de voir mes parents et quelques ex-boy-friends qui friment auprès de leurs potes en s’exhibant au bras d’une fille qui a été vue derrière Brad Pitt dans une revue people.

Mon père, métallurgiste, m’a annoncé un « bain de sang social » avec un sourire de vampire et il a ajouté « Il faut garder le chaud pour ne pas perdre le froid ». Je le regarde comme un Hobbit devant le mage Gandalf.

« Qu’est-ce que ça veut dire ? » Il met un doigt sur ses lèvres, « tu comprends très bien, tu es d’ici, non ? », il hésite « même si tu as un passeport américain. » « Egidio, tu te souviens de lui (c’est une affirmation), il est maintenant secrétaire général du syndicat SETCA Métallo. Il veut te voir, très vite, demain 10 heures, c’est très important, il t’attend ».

Mon père me parle toujours comme si j’avais douze ans et moi je ne peux toujours pas lui dire NON, d’ailleurs je dis rarement non aux hommes plus âgés que moi.

 

Je me retrouve dans le bureau de la SETCA face à Egidio di Sanfilo. Il attaque d’emblée :

— Lakshmi Mittal veut mettre mille trois cents travailleurs au chômage, plus ceux de Florange (France) ça fait pas loin de quatre mille personnes qui vont morfler et si tu étends ça à quatre mille familles…

— OK, OK, mais quel rapport avec moi ? Mon père n’est qu’un des quatre mille !

— Comme l’a dit Montebourg, le ministre français du redressement productif, « Mittal c’est le mensonge et le chantage », il ne respecte pas ses promesses et « tu protestes, t’es viré » ! C’est un foutu capitaliste de la pire espèce.

— Mais il est indien, dis-je, dans un sourire (sous-entendu : c’est une victime du colonialisme anglais)

— C’est le premier groupe sidérurgique du monde et la deuxième fortune de cette Europe du fric. On va le combattre avec ses propres armes : le chantage.

— Le chantage ? Tu en as les moyens ?

— J’ai bien mieux. J’ai l’arme absolue.

— Ah bon, genre… bombe atomique pakistanaise ?

— Oui, ma bombe atomique, c’est toi beauté !

Egidio ne parle plus comme un syndicaliste mais comme un « agent » et ce langage-là, je le comprends parfaitement.

 

Porto Cervo, Sardaigne, 3 jours plus tard

 

Egidio a pu dégager un budget pour moi et pour « les frais », (les fameux « expenses » des privates investigations). Rien de plus normal, si je réussis, le syndicat métallo épargnera beaucoup, beaucoup d’argent.

LM, le « pater familias indien », le mari parfait (dont la femme possède la moitié de sa fortune, ceci expliquant cela !), le résident britannique respecté (même si son yacht est immatriculé dans l’île de Man, no taxes, no controls), surpris en flagrant délit de sexe débridé avec une « actrice débutante » de l’âge de sa fille, cela ferait la joie et la fortune des tabloïds et l’expulserait aussitôt de la gentry londonienne. Il ne faudrait pas qu’un scandale sexuel vienne s’ajouter à la mise à pied de cinq mille citoyens européens en temps de crise aggravée.

 

Je me suis installée dans la villa d’une amie. Elle n’arrête pas de me faire des avances que je repousse gentiment en lui promettant « une fenêtre d’opportunité » comme on dit à la Commission européenne – by the way, de bons clients, généreux avec les fonds régionaux et discrets avec les médias. J’ai loué un Saffier 26 (made in NL) avec une assurance « de la mort qui tue », expression préférée d’un très jeune amant parisien. Mon contact sur place m’a donné toutes les infos nécessaires, comme le départ en hélico de la femme et du fils Mittal. Un paparazzi professionnel, doté d’un téléobjectif de 1 000 mm et de tout le matos waterproof, est en stand-by 24 heures sur 24 sans parler d’un cloud hypersécurisé pour stocker, comme d’habitude, tout et n’importe quoi.

 

Costa Smeralda, Sardaigne, juin 2013, suite

 

Je me retrouve à bord de AMEVI dans mes fringues mouillées, c’est-à-dire transparentes, face au capitaine indien qui me fait les gros yeux (de fureur ? de confusion ? de désir ?)

— Vous vous êtes jetée sur nous (il ne croyait pas si bien dire) vous êtes folle ?

— Non, je suis américaine (je dis ça comme une menace) puis précise : un voilier a priorité sur tous les navires à moteur, règle N° 1. Surtout si ce navire manœuvre au mouillage, règle n° 2. Vous avez tous les torts, point final !

— Vous voulez me faire croire qu’un yacht de 80 mètres doit s’écarter d’un petit voilier qui tire des bords dans la baie ?

La conversation se déroule en anglais. Le capitaine enlève son képi blanc et s’éponge le front, signe de doute dans tous les langages gestuels.

— Je suivais ma route par rapport au vent…

J’enlève mon top dégoulinant, je suis face à lui, seins nus, je termine dans un sourire

— Vous discuterez de tout ça avec l’avocat de ma compagnie d’assurances. Sorry, je suis trempée !

Il se détourne, relève son képi devant son visage, s’adresse à un homme d’équipage :

— Please, bring the lady to her suite.

OK, j’ai gagné la première manche, la plus facile…

 

Je suis dans la suite n° 5 du mégayacht, king size bed et jacuzzi au milieu du salon. Un Picasso sous une vitre blindée. Je peux régler l’éclairage led avec mon IPhone que j’ai sorti de sa housse waterproof. Je porte un peignoir de bain blanc que j’ai laissé négligemment ouvert comme Marylin Monroe dans ses dernières photos classe et sexy. Je prends une cigarette dans une boîte en vermeil, je l’allume avec un briquet en onyx. Quelqu’un a étendu un sari rose et mauve sur le lit.  Je ne suis pas censée savoir comment on porte un sari.  Les hindouistes le nouent sur l’épaule gauche mais les parsis qui pratiquent le zoroastrisme le drapent sur l’épaule droite, comme me l’a précisé mon ami Ratan Tata, (rencontré au GP de Monaco sur le stand « Force India »), un descendant de Janisetji Tata, fondateur de la dynastie.  Il fut l’initiateur de la construction du « Taj Mahal Palace », en 1903 -le plus prestigieux de l’époque- pour se venger des Britanniques qui lui avaient refusé l’entrée d’un hôtel chic parce qu’il n’était pas de la bonne couleur, rose et rouge. Rien que pour ça,  j’aurais adoré baiser avec lui dans la suite impériale de 200 mètres carrés.  Mais un Indien pouvait-il baiser une blanche blonde dans son propre hôtel ?  Je me suis donc rattrapée avec Ratan.  Quand il m’a dit que le groupe Tata, plutôt que de licencier ses ouvriers (30.000) les paye à ne rien faire jusqu’à leur mort, je lui ai fait une fellation digne d’un maharadja.  Et puis quand il m’a expliqué que plutôt que de brûler les morts sur des bûchers au bord du Gange (grosse production de carbone), les parsis laissent les cadavres sur les « tours du silence » pour les faire dévorer par les vautours (en voie d’extinction), il a pu me sodomiser pour son respect de l’environnement.  Mais le plupart du temps il préférait me caresser et me griffer délicatement (il y a plus de trente façons de se servir de ses ongles) pendant des heures en retenant sa précieuse semence.

Maintenant le groupe Tata, dont Ratan est le PDG, est la quatrième aciérie mondiale. Ils ne vendent pas l’acier mais l’utilisent pour fabriquer la fameuse voiture la moins chère du monde (4000 euros) mais surtout les camions et les bus de toute l’Asie.  Et les Tata détestent LM,  parce qu’il n’a jamais investi en Inde et qu’il ne pense qu’au fric.

 

On frappe discrètement « Entrez ».  Un serviteur en turban ouvre la porte et s’efface devant LM qui me salue, les mains jointes.  Il reste près de la porte.  Il parle anglais avec l’accent oxfordien de Mumbai.  Il me prie de  « bien vouloir l’excuser pour l’inacceptable incident » ; bien sûr je suis son hôte jusqu’à ce que les formalités soient réglées.  Il serait honoré de m’avoir à sa table ce soir ».  Tout en parlant il se déplace et me tend, à bout de bras, un cendrier en cristal taillé.  Je reconnais du « Val St Lambert ».  A-t-il été interroger le net ?  Sait-il déjà que je suis d’origine belge malgré mon passeport US (à l’abri avec mon portable), que j’ai remis au capitaine ?  Est-ce une menace ou une connivence ?  Un reproche (je pollue sa suite princière) ou une avance (ici on peut tout se permettre) ?  Dès que je saisis le cendrier, il retire sa main et recule vers la porte.  Mon regard désigne le lit puis se pose sur lui.

— Vous auriez une robe pour ce soir ?

Il sourit de toutes ses dents blanches.

— Evidemment ! Je suis désolé, je vous envoie la femme de chambre.

Il met la main sur le bouton de porte puis, l’air complice :

— Vous portez du Yves St Laurent ?

— J’ai défilé pour eux et j’étais la doublure de Kate Moss dans la pub du parfum « Parisienne ».

Il agite la tête comme s’il savait déjà tout ça, comme le font toujours les hommes de pouvoir.

 

Je ne tente rien pendant le dîner.  Il précise que j’aurais pu rencontrer sa femme et son fils,  qui le soutiennent « puissamment » dans la gestion de ses affaires. Cela signifie peut-être une « fenêtre d’opportunité ».  Il m’appelle Ahna (en traînant sur la A) mais tout son body langage est distant et froid malgré la robe plissée bleu acier qui relève mon allure de californienne chic et un peu légère.  Je bois trop de champagne rosé, puis trop de vodka-pêche, je ris un peu trop fort.  Je titube à cause des mouvements de la mer et j’agrippe le bras de mon hôte pour me déplacer jusqu’au divan en soie noire.  Il me raconte que Karl Lagerfeld s’est un soir affalé dans ce même canapé et que l’on ne voyait de lui que son col raide et son catogan, le reste avait disparu dans l’obscurité de la soie.  Je ris « vraiment j’aurais voulu être là ! ».  Il me regarde bizarrement, pose son verre et me dit : « si vous aviez été là vous auriez eu quatorze ans », il hésite « que faisiez-vous à quatorze ans ? ».  Je croise lentement les jambes, j’étends mes bras sur le dossier et je dis lentement, d’une voix grave :

— Je mangeais des cerises.

Il sourit.

— Une vraie passion de jeune fille

Je fais une petite moue.

— Vous pourriez m’en offrir une ?

Il se tourne vers le barman.

— Anil, nous avons des cerises ?

— Seulement à l’alcool, Monsieur,  pour les cocktails.

Je précise :

— C’est parfait

À l’aide d’une pince en argent le barman, qui ressemble à LM comme s’il était son jeune frère, me présente la cerise.  Je la prends délicatement, la tient devant mes lèvres entrouvertes

— Dans un James Bond, cette cerise serait un micro et la queue une antenne.

— Et qui voudrait m’espionner ?  Tout est dans la presse, dans les médias, dans les chiffres.  Je suis pour la dictature de la transparence.  Je ne cache jamais rien, mais rien ne m’échappe.

La cerise a disparu dans ma bouche, une minute après, je pose sur la table basse,  la queue de la cerise avec un nœud en plein centre, puis dans un souffle :

— Je ne cache rien non plus.

L M regarde le marbre rose orné de mon trophée comme si une paire d’as venait subitement d’apparaître dans un poker puis il recule, se détourne, sort de la pièce en lançant :

— Bonne nuit Mademoiselle !

Je reste là comme une poupée barbie abandonnée par une petite fille pour une nouvelle play-station.  Le barman vient débarrasser, il rit de bon cœur, contrairement à son sosie.

— J’ai compris, vous avez un truc !  Où aviez-vous caché l’autre queue de cerise ?  Dans votre bague ?

Je soupire.  Avec certains hommes, rien n’est jamais gagné.  Ce soir j’ai dû faire le bide du siècle.

 

Le lendemain, je ne sais toujours pas si LM me prend pour une pute -je peux toujours essayer- ou une frappadingue – il faut que je m’en débarrasse.  Je dois passer à l’attaque, mais comment ?

Ce matin, on m’apporte le petit-déjeuner dans ma suite comme si on comptait me séquestrer.  Je suis rassurée quand j’aperçois une série de tenues de sport dans le placard, dont un bikini rouge Ferrari (ou rouge cerise) et un chapeau de soleil en fine paille comme dans les années 50 ( ?!).  J’essaie le bikini.  Le top est un peu étroit mais ça ira, ça rend le tout plus sexy.  Je rejoins la piscine sur le pont supérieur.  Elle me semble minuscule et LM nage contre un jet-stream en faisant du surplace.  Je me glisse dans l’eau à ses côtés, nous luttons tous les deux contre l’air pulsé.  Il nage trop vite, sans cadence, il s’épuise.  J’entame un 100 mètres dos pour mieux me mettre en scène.  Il arrête, reprend son souffle, coupe la pompe.  Je me laisse flotter comme une bouée au-dessus de la mosaïque de Ganesh, le dieu éléphant.  Il prend une serviette, se tourne vers moi.

— Nager de cette façon, contre le courant, ce n’est pas seulement un exercice, c’est une philosophie : si on cesse de lutter, de combattre, on coule !

Je ferme les yeux.

— On peut aussi se laisser emmener, dériver, là comme ça…

Je reste immobile à la surface, bien cambrée, en espérant qu’il commence à bander.

— Certains courants sont trop forts, ils vous entraînent mais après il faut refaire la route perdue.  Regardez, moi, avec la crise de l’acier,  j’ai perdu 40% de mes valeurs, 40% de ma fortune.  Je vais devoir tout reconstruire.

Je sors de la piscine, ruisselante, je m’approche de lui, façon défilé de lingerie, je veux inverser les rapports entre nous.

— Perdre 40% d’une immense fortune, c’est agaçant, mais d’autres ont tout perdu dans votre aventure : leur travail, leurs copains, parfois aussi leur maison, leur femme, leur vie quoi…

Il m’interrompt.

— J’ai remarqué votre léger accent français. Il sourit et ajoute : « vous êtes de Florange ? »,  (il prononce Florâge)

Je joue la carte de la vérité, il sait sans doute déjà.

— Non, de Liège.

— Vous êtes tellement romantique, ça me touche. Vraiment.

À l’instant,  je déteste son paternalisme hautain.

— C’est parce que vous trouvez le malheur « romantique » !

Je fais un geste des deux mains dans les airs pour signifier les apostrophes.

— Non, mais vous voyez le côté « triste » de l’existence (il fait le même geste des mains).  C’est une attitude sentimentale.  La vie n’a rien à voir avec le sentiment.  C’est une bataille.  Parfois on est du bon côté et l’on gagne, parfois du mauvais et l’on perd, c’est un cycle !  C’est votre karma, vous n’y pouvez rien.

Il me désigne du doigt.

— Vous venez de Liège, mais actuellement vous êtes américaine, vous travaillez dans la mode, vous avez la vie dont vous rêvez.  Et aujourd’hui vous vous retrouvez sur le pont d’un yacht dans une piscine chauffée à 30 degrés.

Je hausse le ton comme au cinéma quand ont veut terminer la scène

— Je me retrouve sur le pont d’un pirate qui a coulé mon bateau, il ne vous reste plus qu’à m’attacher au mât et me faire violer par tout l’équipage !

LM éclate de rire.

— Vous n’êtes pas seulement romantique, vous êtes aussi très drôle.  En fait, vous êtes… (il cherche le mot) vous êtes hollywoodienne, c’est ça… vous êtes une Belge hollywoodienne !

Et il s’éloigne dans son peignoir de bain noir.  Il ne manque, dans le dos,  que la tête de mort et les tibias croisés.

 

L’après-midi, je le retrouve au « beach club », une grande terrasse en teck que l’on déploie sur la mer à l’arrière du yacht.  Il regarde une tablette étendu dans un fauteuil de plage en cuir blanc.  Je ne pourrai jamais le séduire à bord, il a trop peur de l’équipage, des caméras de sécurité dissimulées partout, que l’on branche ou non (mais « who knows » ?), peur des paparazzi qui tournent autour du yacht à toute vitesse, peur des hélicos qui survolent la baie, peur de moi ? Peur de lui ?  Il évite soigneusement toute intimité.

J’ai fait plusieurs stages de plongée en Israël et je peux rester deux à trois minutes sous l’eau.  Avec l’un des moniteurs, Yitzhak,  je me suis amusée à pratiquer la « pipe sous-marine », manœuvre délicate (uniquement pour la fille) où se mêlent sens de l’apnée, pratique de « la cerise » et goût de la performance, avec comme résultat gratifiant une demande en mariage de Yitzhak à la fin du stage. Moi : « Mais je ne suis pas juive ! ». Lui : « Tu as d’autres qualités importantes pour une femme ».  Sa mère a tranché : son délire matrimonial et érotique devait cesser !

 

J’ai téléphoné ce midi à mon photographe pour qu’il se mette en planque à l’arrière du yacht avec son équipement sous-marin.  Je plonge de la plate-forme et, sous l’eau, je distingue mon contact à l’affût derrière l’hélice.  Il me fait un signe.  Je remonte et m’accroche à l’échelle chromée ; je crie à l’adresse de LM :

— Venez ! La mer c’est autre chose que la piscine, ici c’est froid, il y a de vrais courants, des vagues, de la vie…

Il se lève, vient vers moi.

— Ajoutez « des requins » si vous voulez que je plonge !

— Vous adorez les défis, ça se voit tout de suite !

Mais il ne plonge pas, il descend lentement dans l’eau, marche après marche.  Il se met à nager et je le sens mal à l’aise, inquiet dans l’eau profonde en s’éloignant de son bateau-palais.  Je plonge, il porte un boxer noir et blanc qui flotte autour de ses cuisses.  Je dénude mon sein droit, celui dont la pointe est percée d’un anneau orné de brillants, puis d’une battue de jambes, je jaillis à la surface jusqu’à mi corps en rejetant mes cheveux blonds façon L’Oréal.  Je vois LM se troubler, il me fait un signe et crie : « Votre maillot ! », les yeux rivés sur mon piercing qui scintille parmi l’écume, mon téton durci par la fraîcheur.  Je nage sur le dos autour de lui, comme inconsciente de ma semi-nudité, et l’autre partie du bikini glisse et me voilà topless.  Je m’éloigne, je prends mon souffle et je disparaît sous la surface , je remarque que ma cible humaine nage sans bouger et qu’il bande.  Je m’approche, agrippe le boxer et le descend sur ses genoux.  Un regard vers mon complice à l’affût, tout va bien !  Il s’est rapproché, son équipement de nageur de combat n’émet aucune bulle.  Ma main se referme sur les testicules de LM, ma bouche happe son sexe raidi.. Soudain une ruade me repousse, je vois ma proie qui se débat, j’entends des cris assourdis.  LM nage, affolé, vers le ponton, je fais surface à sa hauteur, il a l’air paniqué, il bégaie :

— Une… une chose m’a attaqué, une bête, une pieuvre…

Il crie des ordres dans sa langue et, immédiatement, deux marins se lancent à l’eau, l’encadrent et le ramènent au bateau.

Je me laisse couler, je fais signe que c’est raté, qu’on laisse tomber.  Je rajuste mon maillot.  Je me demande comment je dois prendre l’idée d’être comparée à une pieuvre puis je décide que c’est plutôt flatteur.  Après tout, une pieuvre a huit bras comme le dieu Vishnou au British Museum.

 

Plongée dans le jacuzzi de ma cabine, le plaisir du massage se mêle à la déception.  Je sens bien que LM ne va plus se baigner dans cette mer trop dangereuse pour lui.  Sans doute, après mûre réflexion, il va me ranger dans ces « créatures sous-marines imprévisibles » et garder ses distances.  J’entrevois un plan B : me faire lécher la chatte par Anil, le barman sosie de LM, faire discrètement une photo avec mon IPhone, son visage enfoui entre mes jambes dressées, puis l’envoyer sur le « cloud » en agitant sa diffusion possible.  La pauvre définition de l’image fera illusion et le buzz lancera le scandale.  La négociation entre les syndicats et LM pourra commencer… Mais il y aura un chômeur de plus : le pauvre barman qui, pour dix minutes de plaisir échangé, va perdre son job et se retrouver sur liste noire pour l’éternité et au-delà.  Et puis toute l’affaire reposera sur un faux et je doute que mon ami Egidio appréciera.  Il dira que j’ai discrédité le syndicat, trahi mon père, dévoyé une juste cause et plus grave encore, il ne versera rien sur mon compte au Luxembourg.

 

Quand j’entre dans le salon pour l’apéro du soir, LM m’accueille avec le sourire et une coupe de champagne.

— Buvons à cette journée !

Je suis surprise par son côté joyeux alors que je l’ai vu disparaître dans sa baleine de luxe, avalé, sous mes yeux de sirène frustrée.

— Que fêtons-nous exactement ?

Mon sourire est un peu forcé, « overdressed ».

— Mon assurance a décidé de vous offrir un nouveau voilier, un « Nano Wally », il vaut deux fois plus que le vôtre, mais je me suis arrangé.  Vous l’aurez demain matin et vous pourrez quitter le vaisseau pirate et son équipage maudit.

Je pense : « Voilà, nous y sommes, je suis virée », mais il poursuit en fouettant son champagne.

— J’ai reçu beaucoup d’informations par satellite

Il s’interrompt, se tourne vers le barman.

— Anil, pouvez-vous nous laisser un moment ?

Anil disparaît.  Je lis l’inquiétude dans ses yeux, pourtant personne ne sait rien de mon plan B.  LM s’approche, il me parle à voix basse comme à quelqu’un qu’on veut séduire.

— Ahna, je sais tout.  Je sais que vous essayez de baiser avec moi et que vous êtes payée pour ça, je sais que vous êtes une pute, une call-girl si vous préférez.

Je dépose ma coupe sur le bar en renversant la moitié du champagne sur le marbre vert émeraude.  Il poursuit sur le même ton, en faisant la moue :

— Ne vous vexez pas, dans l’hindouisme, beaucoup de déesses ont des prostituées pour avatars.

Il sait tout ou à peu près.  Je lui fais face, je reprends ma coupe de champagne, la lève devant ses yeux :

— Mais oui, buvons à cette bonne nouvelle !  Fini l’Américaine friquée, blasée, naufragée, vaguement emmerdeuse mais tellement excitante.  Terminé tout ça !  C’est une pute !  Une pouffe !  Une fille à qui on peut tout dire, avec laquelle on peut tout faire, sans même lui demander son avis.  Elle a un problème, qu’elle dise un prix !  Elle n’a pas envie, qu’elle monte son prix !  A plusieurs, qu’elle multiplie son prix.  A propos, la blague de la cerise avec une vraie queue, c’est combien ?  Et la pipe sous la mer, c’est combien ?  Et pour disparaître et ne plus exister même dans les rêves de la 6e fortune du monde, c’est combien ?

J’arrête et je vide ma coupe jusqu’à la dernière bulle.  LM me regarde, surpris, il agite la tête de haut en bas pendant toute ma « tirade de la pute » comme s’il encourageait une jeune actrice à réussir une audition, et, à la fin, il applaudit en souriant.  Je m’apprête à lui balancer mon verre dans la gueule.

— C’est formidable, c’est la scène de Julia Roberts dans « Pretty Woman », mon film préféré, je l’ai vu 57 fois en comptant la séance de cet après-midi, dans ma salle privée.  Je pleure chaque fois que Julia est humiliée, je ris quand elle est heureuse, je deviens Richard Gere quand ils sont ensemble, je change avec lui quand elle le traite de salaud,  je refuse de fermer le chantier naval pourri parce qu’ une pute au grand cœur me le demande… Ahna, aujourd’hui je peux être Richard Gere parce que vous êtes devenue Julia Roberts…

Je suis sonnée par son discours délirant.  Ou bien il est sincère et complètement fou où il est encore bien meilleur comédien que Richard Gere.  Il s’approche de moi, prend mes mains dans les siennes comme si il allait me présenter à sa famille.

— Écoutez-moi Ahna.  Aujourd’hui je veux vivre mon « rêve d’un jour ».  Je veux être admiré par une jolie fille qui est prête à tout pour rendre la dignité aux gens.

Je l’arrête, en imitant Dalida,  « Paroleuu, paroleuu, paroleuu… ».  Il secoue mes mains et poursuit :

— J’ai téléphoné  à Ratan Tata, mon concurrent et ami commun.

— Il n’est pas votre ami.  Il m’a dit que votre prénom vient de la « déesse de la richesse et de la bonne fortune » et que personne n’a jamais si bien porté son nom.

— C’est aussi la déesse de la chance, celle d’avoir coulé votre bateau, de vous avoir à bord du mien !

Je crains que « l’Indien romantique » me dise que si j’ai couché gratos avec Ratan, je peux bien baiser à l’œil avec lui.  J’attends la suite…

— Je lui ai proposé de me racheter Liège et Florange, à son prix.  Je connais ses pratiques sociales en Inde et il les appliquera en Europe même si ça lui coûtera cher.  Il a toujours besoin d’acier pour ses bagnoles low-cost.  Il m’a fait une offre.  Je l’ai acceptée.  Plus personne ne pleure, je ne suis plus un salaud, les affaires continuent en Inde, en Belgique, en France et pour moi dans le monde entier.

Je n’y crois pas encore.

— Et tout ça à cause d’un film hollywoodien qui vous a fait pleurer et bander en même temps ?

Il m’attire à lui et m’embrasse au coin des lèvres.

— Mais vous m’avez fait le même effet, Ahna.

Je le regarde sans répondre.  Il devient sérieux, un peu sévère.

— Vous savez, j’ai rencontré des ministres, des chefs d’Etat.  On a souvent cité des chiffres, agité des lois, menacé de saisies.  On ne m’a jamais parlé de la vie simple des gens, de ce qu’ils ressentent… ce que j’ai lu dans vos merveilleux yeux bleu saphir.

Je pense : ça y est, il est Richard Gere ! Mais il à l’air ému et sincère

— Avant on aimait les Indiens, parce qu’ils étaient pauvres et sages.  Maintenant on nous déteste quand on est riches et arrogants.  Il nous faut prouver qu’on n’est pas l’Amérique, qui se fout d’être détestée par le monde entier.  Aujourd’hui, c’est happy end pour moi et happy end pour vous et ceux que vous voulez protéger grâce à  tout ce que les dieux vous ont donné et que vous ne soupçonnez même pas.

Les dieux ont bon dos !  Je rebobine le film.  Mon père autoritaire et droit, qui me fait peur, mes frères qui ne veulent rien faire, dont je dois m’occuper, moi, gamine,  qui me trouve moche et sans intérêt, mes cours de danse que l’on supprime, le piano qu’on m’interdit, le quartier triste où j’habite.

Et puis les premiers garçons et « Twin Peaks ».  Puis je décide que je vais séduire, que je vais choisir, faire ce que je veux avec ce que je peux, changer ma vie, changer de vie. Puis je sais que le plaisir et l’insouciance prendront à jamais le pas sur le devoir, le travail et la morale.

Et me voilà à bord de ce yacht de 80 mètres à célébrer la victoire d’une région quasi ruinée et d’un style de vie que j’ai passé ma courte vie à rejeter et à fuir.  Je ferme les yeux.  Les meilleures choses arrivent sans doute quand on ne sait même qu’elles existent en nous ou ailleurs.

 

J’ai besoin d’une autre coupe de champagne !

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