Nouvelle tradition

Yves Wellens,

L’œuvre de ce sculpteur d’origine indienne, commandée par un philanthrope qui en a fait don à sa ville d’adoption, a connu un très étonnant destin, qui illustre bien les rapports ambivalents, non seulement entre les intentions d’un artiste et la réception de son travail par le public, mais aussi, plus spécifiquement, entre un créateur issu d’un pays dit « émergent » confronté au regard du public américain.

Singh avait obtenu toute latitude pour mener son projet, en termes de temps et d’argent. Il fit donc les repérages nécessaires, et s’installa incognito en ville – « une sacrée expérience », comme il le soulignerait mystérieusement plus tard. La seule condition, qu’il avait acceptée, était que les autorités locales soient consultées et devaient approuver le projet final. Le mécène certifia à l’artiste que ce ne serait qu’une formalité, puisqu’il finançait toute l’opération : il précisa que l’œuvre serait implantée sur une sorte d’esplanade, dans le quartier des affaires, non loin du City Hall, et face à la Detroit River.

La métropole de l’État du Michigan, berceau de l’industrie automobile américaine, « arsenal de la démocratie » pendant la seconde guerre mondiale, produisant en cadence jeeps, bombardiers et tanks sur ses chaînes de montage, siège des Big Three (General Motors, Ford, Chrysler) avec ses ouvriers bien payés engendrant une classe moyenne emblématique du « rêve américain », cette Motor City (ou Motor Town, qui, sous la forme de sa contraction, Motown, fournira le nom du label marquant le renouveau de la musique noire dans les années soixante, de Marvin Gaye à Smokey Robinson), cette ville symbolisait maintenant la déliquescence ; ses quartiers du centre étaient en déshérence, les logements vides y pullulaient, et ils étaient en proie à une criminalité endémique : une ville mise sous tutelle pour éviter la faillite, et réduite à devoir vendre les Breughel, Van Gogh et Matisse de son musée, comme les girafes de son jardin zoologique. Qui aurait voulu y venir ?

Dès qu’il vit les esquisses de l’artiste, le mécène ne cacha pas son contentement. Mais il reconnut par la suite avoir probablement sous-estimé la puissance émotionnelle de l’œuvre : ou plutôt que cette puissance intrinsèque allait déborder de tous les côtés, et provoquer des réactions émotionnelles démesurées, comme si l’œuvre, par son essence même, ne pouvait en susciter que dans de telles dimensions. Cette Agonie d’une ville a été abondamment décrite dans toutes sortes d’articles de presse et de recensions sur les tendances les plus fécondes de l’art contemporain, et il est donc inutile de revenir sur cet aspect. L’œuvre est devenue une sorte d’emblème paradoxal de la ville, ce qui n’alla pas sans réticences ni basses visées.

Une campagne, orchestrée en sous-main par des milieux conservateurs et des groupes de pression en délicatesse avec toute forme d’innovation, s’efforça de jeter le discrédit sur le travail de Singh. Le Conseil Municipal lui-même était en proie à des tensions et à des pressions croissantes : plusieurs de ses séances furent consacrées à la question, et on en retint surtout la virulence des protagonistes et la surenchère dans laquelle versaient les débats, eux-mêmes peu subtils et fort éloignés des questions touchant à l’art. L’artiste lui-même fut « convoqué », selon ses propres mots, pour s’expliquer – et presque pour « expier » comme il le dit devant l’agressivité de ses contradicteurs. Il s’en tint cependant à sa liberté propre, déclarant n’avoir voulu offenser personne, mais qu’il fallait accepter que les visions d’une réalité elle-même diverse ne soient pas univoques. Il manifesta son refus de retirer son projet, et insista sur le fait que son œuvre n’est en rien circonstancielle et que, tout au contraire, elle capte l’essence de la ville, avec des matériaux pauvres et souvent récupérés dans les décharges, créant ainsi une symbiose avec son existence et, selon lui, son devenir.

Devant des positions irréconciliables, on crut utile de transiger. Le commanditaire, conscient de l’impact douloureux de l’œuvre, parvint à convaincre Singh d’accepter, dans un premier temps, un emplacement moins exposé que celui qui était prévu, pour laisser au temps le soin de faire son œuvre ; ensuite, il se ferait fort de faire jouer ses soutiens en ville, et de permettre à l’Agonie d’intégrer enfin sa place. Mais les choses se gâtèrent : l’artiste, d’abord consentant, se rebiffa contre le choix de l’implantation, loin du centre et presque au bord d’une autoroute à huit voies, où l’œuvre était, selon lui, « reléguée sans motif fondé ». Et pourtant, c’est là que se produisit le basculement qui a scellé le destin hors normes de l’œuvre et de son auteur.

Car l’œuvre devint de plus en plus visitée, en dépit des difficultés accumulées comme à loisir pour y accéder. L’éloignement n’y changea rien. Des lignes de bus durent même être prolongées, toujours aux frais du philanthrope, pour y mener sans trop de détours. L’œuvre de Singh devint le symbole d’un changement de perception de la réalité : on convint que ce n’était pas une œuvre de dénonciation : elle ne crucifiait pas, comme le prétendaient ses adversaires, le « rêve américain », mais le tenait à distance, en le remettant en perspective avec son bilan – c’est-à-dire en prenant en compte ceux qui s’y sont fracassés.

Formellement, l’artiste a atteint un point d’équilibre parfait dans sa composition. Quant au contenu, on peut certes en discuter à perte de vue, mais tout de même retenir ceci : il n’y a dans son Agonie aucune trace de l’arrogance reprochée par les uns aux Occidentaux, ni de la mollesse et de la suavité imputée par les autres à l’art de l’Inde. Le mélange et le métissage, constamment arborés ou brandis comme le talisman de la « mondialisation », n’y ont pas droit de cité, parce qu’ils auraient été inadaptés, voire déplacés : ce qui donne une étrange douceur, au cœur même de la tension que produit son travail.

À vrai dire, Singh paraît avoir créé sa propre tradition. À présent, d’autres villes aux États-Unis songent à s’attacher ses services.

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