Là où il est

Yves Wellens,

« On apprend ces jours-ci que, à la suite de bien d’autres, Jacques De Decker se retire dans une région à la réputation controversée. Des foules d’individus y sont passées ; et pourtant, les très rares récits qui s’efforcent de l’évoquer, terribles descriptions où abondent vents mauvais, gémissements sans fin, gouffres insondables et autres impénétrables ténèbres, sont tous d’imagination. Quoi qu’il en soit, à ceux qui s’étonnent de sa présence en ces lieux, rien ne dit que Jacques ait l’intention d’en rester là : du moins, on peut penser que, puisqu’il doit y demeurer, il saura en apprécier, sinon les improbables beautés du moins les traits et les formes, et qu’il saura limpidement les interpréter tels qu’ils lui apparaissent, peu importe le temps qu’il y consacre.

« Rien ne transpire sur les motifs exacts de ce séjour, ni sur ses modalités ; et rien n’indique que Jacques a fait des plans avant de s’y rendre, ni qu’il se soit muni d’un viatique pour pallier les impondérables éventuels. Qu’a-t-il en chantier ? S’est-il renseigné au préalable ? De trouver des relais ? De jeter des ponts ? Selon ses conceptions de toujours, il dirigera ses pas vers ce « genre d’êtres », les écrivains, qui, selon ses dires, « ne s’en vont jamais vraiment », puisque les songes qu’ils bâtissent défient l’oubli. Il les a si souvent célébrés que, en retour, ces hommes de plume (qui parait-il le sont restés là-bas, signe que peut-être ces contrées réputées inhospitalières peuvent offrir quelques compensations…) lui faciliteront le passage et ne manqueront pas de mandater l’un d’entre eux pour l’accueillir comme il se doit.

« Nul doute qu’ils feront cercle autour de lui, quelle qu’ait été leur période d’activité et leurs places dans les siècles passés, le reconnaissant ainsi d’emblée, s’il en fallait une confirmation, comme l’un des leurs ; et lui, rapidement, les interrogera, les écoutera, assurément les instruira. Ils s’échangeront tous des nouvelles et des récits « des deux rives », pour ainsi dire. Ensuite, une fois ces anecdotes et histoires épuisées, chacun parlera librement, de ses travaux en cours, de ses affres, de ses démons, de ses illuminations, de ses joies.

« Et on les imagine volontiers, ces belles âmes, discutant les mérites de telle formule, lancée par l’un d’entre elles comme au milieu d’un cercle pour mieux en élargir les contours ; oui, on les voit bien, et Jacques en premier, esquisser le territoire d’une région un peu à l’écart, embrasser longuement du regard le terrain choisi, se plonger dans la contemplation d’une source d’eau proche, et approuver quelques règles simples, dans la plus parfaite liberté. Périodiquement, c’est là, là où ils sont qu’ils se réuniront, pour goûter l’agrément des mots, la limpidité des amitiés, le luxe des riches conversations et des sublimes confidences, les belles tournures des esprits, pour célébrer le sel subtil de la vie.

« Oui, ce sera comme une oasis, et ils y seront comme chez eux, comme chez lui. »

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