— Je ne sais plus où j’ai lu ça, mais il paraît qu’il est impossible d éteindre Internet.
— Impossible d’éteindre Internet ? Qu’est-ce que ça signifie ?
— En gros, deux choses : qu’internet ne peut pas tomber en panne, et que personne ne peut prendre la décision de débrancher le réseau. Que d’une certaine manière, il s’est donc extrait des contingences humaines.
— N’exagérons rien ! Internet n’est jamais que la somme des pages et des documents que des hommes y mettent ; Internet est donc strictement humain.
— Sans doute quant à son contenu… mais quant à son fonctionnement ? S’il est impossible à éteindre, il s’est extrait de la volonté humaine ! Phénomène inédit… et dangereux !
— Non : je me réjouirais au contraire de ce phénomène, car il signifie que si une guerre éclatait, ou si un régime dictatorial s’imposait, toutes des petites toiles de résistance individuelles indestructibles grâce à Internet pourraient se tisser, se solidariser, et mettre leurs forces en commun pour faire aboutir leur combat… quel formidable potentiel !
— Sans doute, mais vous croyez sérieusement que personne ne peut contrôler le système global ?
— Je ne dis pas cela, mais avec les milliards d’adresses e-mail et de sites qui existent en ligne, il est impossible de tout régenter. Il y aura donc toujours des niches de résistance rendues possibles par la technologie.
— Soit. Il n’en reste pas moins que le système fonctionne en réseau, et qu’en temps de guerre, si les autorités mettent la main sur le membre d’un réseau de résistance, elles n’ont qu’à le pister, et à voir toute la pelote de laine se dérouler sous leurs yeux. On parle toujours de Jean Moulin, mort sous la torture sans avoir trahi un seul de ses complices, car il savait qu’en citant ne fût-ce qu’un seul nom, il aurait ruiné toute l’activité de son organisation, un nom en amenant un autre, et ainsi de suite. Or, si la résistance œuvre à partir d’Internet, ce serait un jeu d’enfant que de venir à bout de ses réseaux… puisque, précisément, tout serait organisé en réseau !
— Vous voulez donc dire qu’internet, au lieu d’une poche de résistance potentielle, est un rouleau compresseur capable d’écraser toute voix dissonante ?
— Non, mais il serait naïf de croire qu’internet s’est mué en machine anonyme au service de l’homme : ce sont toujours des êtres humains qui la font fonctionner, et il y aura toujours des génies de l’informatique à la solde d’autorités sans scrupule pour parvenir à craquer des systèmes ou à pénétrer des correspondances secrètes.
— Certes, mais ce n’est pas pire que ce qui a existé de tout temps : les autorités, en temps de guerre, ont toujours contrôlé, au besoin censuré les courriers privés.
— Sans doute, mais les gens, jadis, ne l’oubliaient pas : ils savaient que les écrits restaient ; c’est d’ailleurs pour cette raison que s’ils avaient à faire part d’un grand secret, ils écrivaient le moins possible, et dans le cas où ils sont obligés d’écrire, ils dissimulaient soigneusement leurs feuilles rédigées. Tandis qu’avec Internet, les gens se sentent en sécurité derrière leur bureau… qu’ils croient à tort anonyme. Alors qu’il est si simple de savoir d’où viennent les messages mis en ligne ! On a souvent un rapport faussement intime avec son ordinateur connecté ; on le prend pour un allié bienveillant, une part de soi-même. On pense que grâce à lui, on a son mot à dire, et que ce mot ne peut être contrôlé.
— Et on a bien raison : dans les sites personnels, sur les blogs, dans les forums, les gens écrivent ce qu’ils veulent !
— Parce que nous vivons en démocratie… mais il faut avoir à l’esprit que si les choses tournent mal, et Dieu sait qu’elles peuvent mal tourner, Internet, de libérateur apparent, peut se muer en terrible oppresseur. Comme en plus, sous couvert d’un faux anonymat, ce système permet à l’homme d’assouvir en toute impunité ses passions, même lorsque celles-ci sont illicites, j’ai du mal à le trouver séduisant.
— Ce n’est pas exact : les activités illicites sur le Net sont facilement repérées, et poursuivies en justice.
— Vous voyez bien qu’un contrôle est possible…
— Oui, mais un contrôle positif, un contrôle sain, un contrôle garant de l’État de droit.
— Parce qu’encore une fois, nous vivons en démocratie, et que vous tenez pour légitimes les gens qui contrôlent les échanges ! Mais supposez que les temps changent, et que d’autres viennent aux commandes ?
— Vous êtes paranoïaque ; vous me faites penser à ces citoyens qui refusent le vote électronique par peur des fraudes, mais qui, pendant des années, ne s’étaient jamais inquiétés des dépouillements manuels.
— C’est tout à fait normal : on fait confiance à l’homme, on se méfie de la machine.
— Mais la machine est un robot ! Et les robots ne sont pas soumis aux tentations humaines ! Ils font ce qu’on leur dit, rien de plus ! Pourquoi n’inspireraient-ils pas confiance ? Par ailleurs, les robots permettent tant de choses formidables, notamment dans le domaine de la médecine, que je ne comprends pas cette allergie qu’ont beaucoup de gens à leur encontre. Ni, par voie de conséquence, votre méfiance à l’encontre d’Internet.
— En somme, pour vous, Internet n’est que positif ?
— Pas du tout ! Rien n’est « que positif » ! Et puis, ce système est devenu si sophistiqué, si varié, si complexe, qu’il serait absurde de prétendre qu’il n’est que positif ! Il n’empêche qu’il présente une série d’avantages formidables, comme notamment la diversité des sources accessibles au grand public, gage d’encouragement à l’esprit critique.
— Vous voulez rire ? L’absence de contrôle, qui est le gage de ce foisonnement de points de vue, permet à n’importe quel illuminé de s’exprimer comme il l’entend ! Sans contre-pouvoir, sans contre-enquête ! Et il suffit que le design de son site soit réussi, qu’il bluffe bien le lecteur, qu’il se présente sous des atours crédibles, pour qu’il puisse facilement conquérir des esprits malléables. Entreprise d’autant plus aisée que le système du surf et des clics crée une impression erronée de complicité entre l’auteur et son lecteur.
— Je ne partage pas votre pessimisme : il y a quelques effets pervers dans cet agora géant, c’est certain, mais il s’agit d’un cas inédit de démocratie directe d’expression des opinions. C’est formidable ! Il est bien loin, le temps où le ministère de l’information dictait son point de vue aux directeurs d’information !
— Je ne vous accuserai pas d’être naïf, car vous m’opposerez que je suis paranoïaque ; il n’en reste pas moins que le règne de la rumeur, les effets d’emballement et de boule de neige, rien de cela ne me réjouit.
— C’est le prix à payer, encore une fois !
— Je me répète : vous êtes aveuglé par l’époque. Sans doute, demain, regretterez-vous votre enthousiasme.
— On nous a toujours annoncé l’apocalypse ; la télévision allait tuer le cinéma, la radio allait tuer les concerts… et puis finalement, chaque fois, la société a changé, que de plus normal… mais les catastrophes annoncées n’ont pas eu lieu. Vous avez peur d’Internet car il est une incarnation de l’avenir qui se dessine, or l’avenir angoisse, car il est par définition inconnu ! Cessez donc d’être frileux !
— Contrairement à vous, je ne pense pas que tout ce qui est nouveau soit nécessairement bon. Mais vous verrez bien ; l’avenir nous départagera.