Tout d’abord il ne distingua que des pieds. Ils lui paraissaient délicats, pâles, chaussés de jolies sandales vertes. Il leva le regard lentement et vit des jambes minces, sous une jupe, verte elle aussi. La veste était jaune, comme il l’avait craint. La marguerite presque fanée qui regardait timidement par la boutonnière de la chemise ne laissait place à aucun doute. Son cœur battait la chamade. C’était elle, il en était certain.

À cette heure de la matinée, la gare était très fréquentée, les passagers s’y croisaient frénétiquement, tous plongés dans leurs préoccupations, anonymes et gris comme il se percevait lui-même. Un jour brumeux s’était levé, nuageux et humide, c’était un de ces jours où l’on a envie de rester dans son lit, bien que le sien ne fût particulièrement confortable. Il vivait dans un appartement loué au centre-ville. Sa chambre ne comportait qu’un vieux lit aux barres en métal, et son secrétaire, couvert de poussière et de papiers jaunis. C’est là aussi qu’était posé son ordinateur toujours allumé, jour et nuit.

Il était assis dans le bar qui donnait directement sur la voie. Son café avait refroidi, mais il continuait à y tourner la petite cuillère malgré tout. Son attention n’était pas fixée sur cette tasse, mais il ne cessait d’observer nerveusement l’horloge murale, grande et ronde, qui indiquait l’heure exacte. Il était quelques minutes après huit heures, il savait que le train n’arriverait que dans une demi-heure, mais l’impatience, ou la peur, lui avait fait rejoindre la gare à l’avance.

Comment sera-t-elle ?, telle était la question qui le hantait. Curieusement, elle ne le taraudait que maintenant qu’il se trouvait déjà à la gare, alors que la situation paraissait déjà irréversible (à moins qu’elle ne se présente pas). Il aurait été logique qu’il se fût inquiété de l’apparence physique plus tôt, d’autant qu’ils s’étaient fixé ce rendez-vous trois semaines auparavant, après trois mois de conversations longues et animées sur la toile. Mais non, la logique ne répond pas toujours à l’appel quand on s’y attend, surtout pas dans les questions du cœur, où le bon sens brille d’ordinaire par son absence.

Bien entendu, au fil du temps il avait fini par se faire une image mentale d’elle, mais jamais il ne s’était posé la question aussi clairement, jamais la situation ne lui était parue aussi réelle qu’aujourd’hui. L’horloge de la gare, le sifflement et la fumée des trains, la fraîcheur de la matinée, tout cela était bien réel. Et elle ? Un rêve…

Elle ne cessait de se rendre aux toilettes dans le train. Ses allées et venues semblaient irriter son voisin de compartiment, qui fronçait les sourcils d’un air exaspéré. Elle s’assit et respira profondément. — Détends-toi, ma fille, pensa-t-elle, car il n’était pas question de faire une de ces éruptions de boutons qu’elle attrapait lorsqu’elle était nerveuse. Elle serait merveilleuse, sympathique, et de bonne humeur… Ils avaient tant de sujets dont ils s’entretenaient. Ils avaient passé des heures devant l’ordinateur qui, à son estime, avaient filé comme des minutes. Peu d’hommes s’étaient tant intéressés à elle, personne d’autre ne connaissait les détails de ses pensées intimes. Plongée dans ses pensées, rêveuse, elle se rappela un film qu’elle avait vu récemment. Il s’intitulait « You’ve got mail » et racontait une histoire très semblable à la sienne, qui débouchait sur un happy end.

Soudain, elle rougit. Elle se sentit irresponsable, même un peu ridicule de faire ce qu’elle était en train de faire, un « blind date » avec quelqu’un qu’elle ne connaissait pas, tout compte fait. C’était même une chose qu’elle aurait critiquée si une amie l’avait faite. Mais elle se calma bientôt. « C’est ma vie », se dit-elle, et ses lèvres esquissèrent un léger sourire, expression qui provoqua un petit malentendu avec le passager aux sourcils froncés qui pensa que le sourire lui était destiné.

Lui était toujours assis dans le bar, essayant de lire les nouvelles, chose qu’il faisait d’habitude, sachant que le temps passe plus vite lorsqu’on se concentre sur la lecture. Il ne restait plus que quelques minutes d’ici son arrivée et il voulut en rester là. Il désirait et en même temps craignait cette voix féminine qui le tirerait de sa rêverie — « Salut, c’est toi ? » Et lui, en un sursaut, lèverait le regard et la verrait. Elle serait lumineuse, souriante, et il se lèverait d’un bond, maladroitement, en faisant trembler la tasse sur sa soucoupe, et son rire le détendrait et son aventure avec cette femme à qui il avait si souvent confessé qu’il l’aimait commencerait vraiment.

« Tu as du feu ? » l’interrompit une voix féminine, l’extrayant de ses pensées. Son cœur se mit à battre plus vite. Serait-ce elle ?, se demanda-t-il, et il parvint à lui tendre la flamme, le poignet à peine tremblant. C’était la femme qui avait bu un coca-cola à la table d’en face, et elle ne correspondait en rien avec la description qu’avait faite d’elle-même la femme de ses rêves. — Je suis blonde, avait-elle écrit, et mardi je mettrai ma jupe verte avec une veste jaune. J’adore les marguerites, j’en mettrai une à la boutonnière de ma chemise, ainsi tu me reconnaîtras facilement.

Après son énième passage aux toilettes, elle décida de ne plus quitter la plate-forme entre les wagons, là où d’habitude se tiennent les fumeurs, tirant fébriles mais satisfaits sur leurs cigarettes. Elle ne fumait pas, mais elle ne voulait pas retourner à sa place et voir l’expression exaspérée de son voisin de compartiment. Elle savait qu’ils arriveraient bientôt à la gare et pensait que la station debout lui ferait du bien durant quelques instants, en voyant sans le regarder un paysage s’obstinant à défiler vers elle, comme s’il l’avalait, comme s’il la tirait vers son destin. Il lui restait tout juste le temps de boutonner sa veste et devant la vitre qui lui servait de miroir, elle se passa la main dans les cheveux.

À huit heures et demie pile, il paya son café et se leva, pris de vertige. Il enfila son imperméable gris, car il avait commencé de bruiner. « Ciel, je n’ai pas repassé ma chemise », pensa-t-il, et la vérité était qu’il ne possédait que trois chemises qu’il ne repassait jamais, mais il aurait pu faire une exception aujourd’hui. Ses mains étaient moites et il ajusta ses lunettes qui lui retombaient sur le nez constamment.

Le train entrait lentement en gare, il entendit son sifflement et se tint face à la voie, paralysé. Son image se refléta dans la vitre de la cafétéria, et il fut horrifié de se voir ainsi, si gris, si insignifiant… Il eut l’impression que son cœur s’arrêtait en même temps que le train. La fumée épaisse sembla l’avaler pendant un instant mais elle se dissipa, le laissant sans défense devant la réalité du moment. Il se trouvait juste devant les portes automatiques du wagon, et celles-ci étaient sur le point de s’ouvrir.

Il n’avait jamais couru aussi vite. Il manqua d’air et se tordit la cheville en franchissant deux marches à la fois dans l’escalator, sans pour autant sentir de douleur. Dehors, il avait commencé à pleuvoir des cordes, et entre le tonnerre et les éclairs, il marchait dans les flaques d’eau en s’éclaboussant. Le froid ne le gênait pas.

Il pensa à l’obscurité accueillante de sa chambre, où il se sentirait en sécurité. Il voulait seulement se retrouver à la maison et se jeter sur son lit, entouré de ses objets familiers. Là, la tête sous l’oreiller, il penserait, soulagé, que plus jamais il ne commettrait la folie de rêver.

(traduit de l’espagnol par Claudia Ritter)

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