Aussi typique que les charentaises pour le Français, le béret pour le Basque, le chapeau tyrolien pour l’Autrichien ou le kilt pour l’Écossais, beaucoup moins réputé que le bifteck et les frites, l’Atomium, les floralies gantoises, feu les cigarettes Tigra, la chicorée Pacha ou le chocolat Côte d’Or, le torchon est un objet indéfinissable, fort décrié, d’usage commun, sans valeur affective ou esthétique mais non pas olfactive. Investi à fond dans sa fonction, anti-luxueux par nature, toujours à terre, éloigné du ciel, des astres et de la stratosphère, confiné dans un emploi subalterne (seuil, carrelage, w.-c.), parent de ces ustensiles vulgaires que l’on saisit, maltraite et manie sans ménagement (aspirateur, balai, brosse, cireuse, cuvette, seau), il est pourtant un mythe belge spécifique comme il n’en existe dans aucun autre pays au monde. Lire la suite


D’Eeklo, ville de Flandre orientale au nom curieux, proche de la troisième personne du singulier du verbe « éclore », qui se situe à mi-chemin de Gand et de Bruges, je ne sais que trois choses.

1. Que mon père y a crevé un pneu en début d’après-midi, au mois de juillet, en nous conduisant à la mer, ce qui fut ressenti par nous comme un événement considérable.

2. Que les frères De Vlaeminck, Roger, grand champion cycliste, sprinter au palmarès impressionnant, beau gosse, rival d’Eddy Merckx, appelé « Le Gitan », qui y tient à présent, je crois, un café, et Éric, son frère, champion du monde de cyclo-cross, un peu fêlé, qui fut même interné, y étaient nés.

3. Et, c’est le plus important, que sur la grand-place de cette petite ville, réputée pour la distillation du genièvre, trônait dans une maison patricienne une grande pharmacie que je regardais les yeux exorbités lorsque nous passions devant et que je reconnaissais de loin à son enseigne calligraphiée en lettres majuscules APOTHEEK ROEGIERS. Voir mon nom resplendir ainsi en désignant des membres flamands de ma famille que je ne connaissais pas m’emplissait de fierté et de joie. Ainsi, il existait donc des Roegiers en Flandre et moi, qui me sentais un peu sans lignée, je brûlais du désir de les rencontrer. Ce qui advint un dimanche des années cinquante. Lire la suite


Un petit peuple libre est plus grand qu’un grand peuple esclave.

Victor Hugo, Choses vues, 1852

 

Victor Hugo voyage dès 1837 avec Juliette Drouet, dite « Juju » ou J.J., sa maîtresse, en touriste en Belgique, où il visite diverses villes comme Ypres, Bruges, Ostende, Anvers, Malines, Mons et Bruxelles. Il effectue de même un deuxième séjour au début août 1840, visitant surtout la région ardennaise, en passant par Dinant, Namur, Liège et Verviers, et effectuant à la plume quelques croquis ainsi que des dessins des châteaux de Bouillon et de Walzin. Devenu un poids lourd national, grand maître des lettres hexagonales, président de la Société des gens de lettres qui succède à Balzac en 1840, Académicien l’an d’après, Pair de France en 1845 et même député, le Poète de l’immense, devenu un scripteur proscrit, puis banni, chassé, et donc en fuite, part pour Bruxelles le 11 décembre 1851 à 20 heures et franchit clandestinement la frontière sous une casquette locale, muni d’un faux passeport portant le nom de Jacques Firmin Lanvin, ouvrier typographe, compositeur d’imprimerie à livres, autrement dit un falsificateur, dans ce pays où ses propres œuvres comme celles de Balzac ou de Dumas sont piratées et pillées sans vergogne par les éditeurs belges qui les reproduisent sans façon et parfois même devancent leur parution en prélevant des fragments dans les grandes revues. Arrivé en Belgique en partant de Quiévrain, il débarque dans la capitale, la gare du Midi étant alors place Rouppe, et descend sous son nom d’emprunt – encore heureux qu’il ne s’appelle pas Lanbière, Lankriek ou même Lanbique – à l’hôtel de la Porte Verte, rue de la Violette. Lire la suite


Lors de mon somniloque, j’avais tenté de décrypter le monologue de son visage, aux traits fins, aux cheveux grisonnants, qu’illuminait un indéfinissable sourire, pendant qu’elle nous observait à la dérobée, sans lever les yeux de son livre qu’elle dévorait avec une attention fervente et couvrait d’une écriture adroite, ténue et serrée, annotait de pattes de mouche anguleuses, qui s’apparentaient à des pictogrammes ou à des signes cabalistiques que seuls peuvent décoder, en consultant un grimoire, les experts graphologues, et avant les experts judiciaires, appelés experts-écrivains, habitués à déchiffrer des écrits en curieux caractères qui n’appartiennent à aucune langue connue. Ce n’est pas le texte en priorité qui l’intéressait. Alice, en effet, ne lisait pas pour comprendre mais pour voir et pénétrer la charpente et l’architecture du corps, qu’accotait le choix de livres d’Anatomie comportant des illustrations en couleurs qui reproduisent toute la physiologie de la carcasse humaine. Elle était fascinée par les planches médicales en relief dans lesquelles elle se mirait comme si elle était projetée à l’intérieur de sa chair soudain visible à l’œil nu. Elle scrutait sans ciller, comme sur une radiographie, les méandres internes de son organisme qui exhibait en coupe ses nervures. Elle étudiait (de face, de profil, de trois quarts) la géométrie des fibres musculaires, la découpe des réseaux artériels et veineux, les amples voies d’excrétion et de circulation, l’orientation des stries de la paroi gastrique ou le dessin des papilles de la langue. Ainsi que les lobes cérébraux, les ventricules, les deux hémisphères, le cervelet dont l’ablation n’annihile aucune fonction motrice mais les perturbe toutes, et dont elle s’évertuait au jour le jour à saisir le bon fonctionnement. Lire la suite


Va-t-on bientôt bombarder les anges ?…

Préparons-nous à entendre l’espace crier.

Henri Michaux

« C’est écrit dans le ciel », lâche en mâchant sa gosette un Wallon au nez à piquer des gaufrettes, qui lorgne les deux petits avions de tourisme qui, selon un plan précis de vol, ont quatre fois pris l’air à tour de rôle depuis midi et tournoient comme des papillons autour de la lampe à un peu plus de six cents mètres d’altitude à partir d’un cercle de neuf kilomètres de rayon qui désigne la zone de circulation autorisée. Lire la suite


L’esplanade vide où trône la statue équestre de Godefroi de Bouillon, rond-point de pierres grises, cerné par les rails du tramway. C’est là qu’immuablement inquiet de ne pas rater l’arrêt, ayant remercié d’un œil épeuré le conducteur, je descendais. L’incursion sur cette aire vaste érigée sur un remblai me conviait par réflexe à jeter un regard circulaire sur la place rectangulaire et symétrique, mélange de majesté et de calme placide, aux façades régulières symétriquement alignées, parfois évidées de leurs ajours, évents, baies ou châssis, de tout ce qui les tient ensemble et permet leur présence : l’intérieur éboulé, débâti, expatrié, parti, laissant passer l’espace et l’air en arrière-plan de ces pans murés et muets, mués en décor de carton-pâte, accusant l’effet de trompe-l’œil, d’illusion, de leurre attaché à cet endroit qui n’est pleinement lui-même que vide, intensifiant l’effroi suscité par son nom de Coudenberg (montagne froide). Le musée d’art moderne n’y avait encore qu’une discrète entrée et, en snobant l’arche qui embarque vers la porte de Namur, que les chauffeurs ivres emboutissent parfois de plein fouet la nuit, on pouvait avaler les marches solennelles qui montent à l’église Saint-Jacques où, avec la chorale de mon collège, je vagis des fausses notes, noyées par chance dans le concert des choristes, au baptême de celui auquel on accorde quelque quarante ans plus tard le titre de futur roi. Lire la suite


Hémisphère Nord, dans sa conception initiale, devait s’achever par un épilogue faisant le point actuel sur l’œuvre d’Ulrich et sur sa personne. Il y était révélé qu’il était atteint de la maladie de Friedreich, quasi-anagramme du peintre qui me servit de modèle évident et me fournit le cadre de son époque. Ce mal réel, purement fictionnel dans le cas de mon héros, influence gravement sa création, occasionne l’analyse (coupable) qu’en fait Haedrich et détermine la folie décrite dans la dernière partie. Le manuscrit ayant été accepté avec enthousiasme par Denis Roche, je coupai de bon gré, à sa demande, en moins de huit jours, quelque 170 pages du manuscrit originel qui en comptait 570 (sur 400 publiées). L’épilogue passa à l’as après concertation avec Denis, ce dont témoigne la note ci-jointe, et est publié ici in extenso, tel que je l’avais écrit, et tel qu’en fin de compte, hormis par l’auteur et l’éditeur, il n’a jamais été lu. Lire la suite


Stagiaire ignare, minette manipulée ou midinette qui veut se faire mousser, cantonnée dans l’emploi subalterne et pistonné d’accorte soubrette, de nymphette béate, de niaise nénette ou Cendrillon comme on disait autrefois, Monica Lewinsky restera moins dans l’Histoire pour son nom que pour son rôle (sans voix) d’égérie mutine, qui ébranla un temps la Maison Blanche après avoir, au sens propre, branlé son hôte. Fille de parents divorcés, plutôt nature, émancipée, pulpeuse et bien roulée, trop confiante et sans doute assez ingénue, cette jeune femme cyclothymique de vingt-cinq ans est d’abord une bouche HILARE, couvrant publiquement de bécots son prince charmant, dardant à tour de bras ses mimiques de coquette en herbe, repassées en boucles (noires, comme ses cheveux), à satiété, par les télés du monde entier. Culottée au sens premier, parée de son béret, bardée d’une broche de pacotille, elle est à jamais celle qui souilla la robe de Blanche-Neige, princesse de fable, souillon de la Reine ou Première Dame, qui par malheur perd sa mère et arbore une parure maculée non par une tache de sang seyant aux jeunes filles, mais une trace de sperme tel qu’il sied à une tailleuse aguerrie, parente de l’ouvrière couturière, second hand ou « petite main », rouage ou levier de la machine broyeuse qui crée des engrenages. Lire la suite


Le jacquet est par définition un jeu de hasard et de combinaison qui s’inscrit dans la lignée du trictrac nommé backgammon en Angleterre et ainsi adopté en France au XIXe siècle. Le placement des pièces, les coups de dés destinés à en boucher un coin à l’adversaire, le tour du tableau à effectuer en dernier ressort avant de sortir ses atouts afin de marquer les cases libres de l’autre joueur, les pièces posées à gauche se déplaçant dans le sens contraire des aiguilles d’une montre, tout cela convient pour ainsi dire mot pour mot à l’entraîneur de l’équipe de France de football, Aimé Jacquet, quasi éponyme du jeu, qui, avant le début de la compétition, avait précisément pour ambition d’amener en premier lieu une de ses pièces – à savoir l’équipe nationale – dans le dernier quart du tableau. Lire la suite