À l’heure où j’écris ces lignes, me reviennent à l’esprit quelques mots d’un texte de Camus, l’une de ces phrases que l’on ne lit jamais machinalement, malgré leur apparente simplicité, et qui font souche dans la mémoire : « Sous le soleil du matin, un grand bonheur se balance dans l’espace ».
Il est à peine 9 heures du matin, et Dieu que la montagne est belle déjà ! J’ai posé mon sac à dos sur une pierre chaude : d’ici, assise à même l’herbe parmi les murmures des abeilles et les haleines des buissons en fleurs, sous ce ciel incendié d’une insoutenable clarté, je peux apercevoir dans l’échancrure de la vallée, cinq ou six cents mètres plus bas, le village d’Estavar encore endolori par l’exubérance de la fête d’hier soir. Je suis seule. C’est une solitude confortable, bâtie pierre à pierre, érigée, comme une cathédrale romane, au coude d’un sentier et d’où le regard embrasse, par les fenêtres étroites taillées dans la chair massive des murs, les variations impressionnistes du monde. Le col de la Nuria est encore à quelques heures de marche : je ne redescendrai pas dans la vallée avant ce soir, pas avant que les nouveaux dieux du stade, dont les noms éclatèrent cette nuit dans les pétards des feux d’artifice, n’aient sagement regagné leurs lits de gloire et de splendeur.
Ce matin, en achetant ma baguette et un bout de fromage, j’ai pris le temps de parcourir les gros titres cocardes au front des quotidiens français étalés sur le comptoir de l’épicerie du village. L’épicière avait les yeux brillants d’émotion… et de fatigue. Je lui ai souri. Sans doute a-t-elle pris mon lamentable manque d’à-propos pour une manifestation muette de connivence ou, pis encore, une piteuse démonstration de ma grossière ignorance des usages en vigueur dans « une terre d’accueil et de vacances » devenue en l’espace d’un soir terre d’une nouvelle Olympe. Je n’ai pas non plus acheté le journal, mais même cette indélicatesse m’a été pardonnée ! D’une femme voyageant seule, un peu trop taiseuse, une femme que l’on voit passer chaque matin en godillots et sac à dos et repasser le soir, plus hâlée, plus exaltée, dans le même accoutrement, un livre ou un gros cahier sous le bras, et belge de surcroît, il ne faut attendre qu’un lointain rapport de cousinage.
Mais comment ignorer la nouvelle ?
« Le jour de gloire est arrivé ! » proclament les journaux, et « Le monde est bleu ! » !
Bleue, la gloire, comme le ciel !… Insolente, comme le ciel !… Sans nuages. Comme le ciel ?…
Oserait-on en douter ? Et d’atteindre le sommet convoité au terme d’un effort éprouvant, et de lever les bras en signe de victoire et de croire toucher enfin ce bleu étincelant, et de croire surtout s’être élevé au-dessus des hommes et participer un peu à la grandeur du monde, la beauté vertigineuse du dépassement de soi, de la souffrance, de la raison parfois, tout cela vous rend le triomphe superbe ! Tout cela est gratifiant, glorifiant, si proche de la divine félicité qu’il s’en faudrait d’un rien pour se sentir soi-même un favori des dieux. Mais le ciel est instable, en montagne surtout ; le ciel – fût-il de gloire – est souvent capricieux… Il convient de ne le côtoyer qu’avec sagesse et ce qu’il faut d’humilité. Là-haut, il convient de s’asseoir et de faire silence, tendre l’oreille aux voix qui traversent le temps. Écouter… Contempler les espaces immenses et, en soi-même, le bonheur que nulle parole ne saurait exprimer. Il convient de savoir que le bonheur est fragile et qu’il peut vous être ravi d’un coup de vent sauvage, la lame d’un éclair qui fend le ciel en deux et vous chasse, et vous charrie avec les gravillons que la pluie d’orage fait glisser sous vos pieds.
Je lève la tête vers la ligne de crête des montagnes qui me cernent. Le soleil plante ses banderilles noires dans mes yeux. Mes larmes se teintent du goût salé de ma peau. Ici, le corps réapprend l’abécédaire du vivant… salive, sel, sueur. Ici, le bonheur d’être se conquiert comme une place forte.
Ici, partout…
Alors, que la fête commence ! Que la fête tende ses drapeaux et ses nappes sur les gazons d’honneur redevenus prairies et que les orchestres fassent vibrer les cordes sensibles des nations. Le jour de gloire est arrivé ! Jour de grande liesse. Le plus injustifiable serait de ne pas se sentir concerné !
Le bonheur est dans le pré…
Si précaire, pourtant, si sobre dans la fête !
Les hommes en sont-ils conscients qui se fabriquent des légendes à portée de leurs mains, à l’image sublimée d’eux-mêmes, à la mesure de leurs rêves épiques. « Nous sommes champions du monde » entendait-on les gamins hurler dans le sommeil des rabat-joie roulés sous leur couette d’indignation… « Le foot, Madame, ça ne doit pas empêcher les honnêtes gens de dormir !… » Et ce « nous » est toute leur vérité, celle d’une nation entière, entraînée malgré tout, malgré elle peut-être, dans un collectif d’ivresse, une vague bleue déferlante qui laissera, en se retirant tout à l’heure, un semis de ballons noir et blanc sur la plage désertée.
Non, je n’ai pas fait la fête hier soir… pas cette fête-là !
Hier soir, je me suis couchée dans la lassitude brûlante dont une journée de soleil ardent et de vent sec avait perclus mes muscles. Ma fête fut d’eau tiède et de musique douce. Et de laisser germer en moi l’envie d’écrire à l’Amant éloigné. Le match du millénaire, je crois même l’avoir oublié !…
Aurais-je donc traversé à pied sec les houles soulevées par le tapage médiatique ? Suis-je féministe à ce point – mecs, nanas, au foot comme au lit, même combat ! – que j’en deviens plus excessive que le plus intempérant des machos ? Comment me jugeront mes consœurs des gradins, qui maquillent leurs fantasmes aux couleurs d’une équipe ? Superbement, souvent !
Vais-je oser l’avouer ?
Moi, l’intellectuelle en quête d’absolu, moi qui émince l’émotion jusqu’à la trame, jusqu’à ce que, libérée du corps, elle diffuse dans l’esprit ses essences extatiques… oui, la beauté virile de ces séduisants gladiateurs des arènes modernes – d’autant plus séduisants que leurs têtes rasées rendent les regards plus durs, impitoyables, ardents – soumet parfois ma profonde nature femelle à d’humiliantes concessions… Pourtant, quels noms ai-je retenus de ce qu’il m’a été donné d’entendre entre deux séjours en haute solitude ? Je ne m’y risque pas ! Je ne me souviens que de quelques images entrevues au hasard d’une revue feuilletée, de séquences suivies d’un œil distrait au journal télévisé auquel nul ne peut échapper, même dans le coin le plus reculé du plus petit café-bar-tabac où l’on accepte, malgré l’heure, de vous faire cuire deux œufs sur le plat.
Mais, parole de femme : les hommes, finalement, peuvent être beaux, troublants même, dans leurs ébats acrobatiques, leurs joutes aériennes, leurs voltiges défiant les lois élémentaires de la pesanteur ! Oui, ces hommes qui se heurtent, se poussent, se roulent l’un sur l’autre, se défient, s’étreignent, s’agglutinent, ces hommes mi-lutteurs, mi-danseurs, légers et puissants sous leurs cheveux qui volent, que ces hommes sont beaux !…
N’est-ce pas l’essentiel ?
Le reste, dans le fond, n’est qu’une question de moments saisis par l’œil d’une caméra sans états d’âme. Sous les titres des journaux, il y a des images d’hommes en rire et d’hommes en larmes. Tout gagnant engendre son perdant. Et peut-être le perdant est-il infiniment plus beau, plus émouvant, plus proche dans la défaite de la grâce des dieux.
Quant à moi, ici, à l’aube de ce jour glorieux, enfoncée dans la bienheureuse torpeur du soleil de ce nouveau matin du monde, je me dis que la seule coupe à laquelle j’aimerais boire en cet instant, serait une coupe de vin frais. Je me dis que le pain a la même saveur que les jours précédents, que l’herbe ne sera pas plus verte qu’hier, les gentianes moins mauves, les criquets sous les pierres plus bruyants. Je me dis que rien, finalement, de ce qui fait pleurer ou exulter les hommes ne pourrait altérer « ce grand bonheur qui se balance dans l’espace ».