La perle et le papillon

Jean-Louis Lippert,

Toi, jeune homme, ne désespère point ;

car, tu as un ami dans le vampire, malgré ton opinion contraire.

En comptant l’acarus sarcopte qui produit la gale, tu auras deux amis !

Lautréamont

Quand l’anniversaire du Titanic rappelle que l’on peut sombrer par temps calme, une île de l’Atlantique où dorment les tempêtes affirme sa quiétude au milieu des cyclones. En cette nécropole aux toitures de méduses glissant sur d’abyssales colonnades ornées d’une mosaïque de papillons marins, dérivent des temples d’algues aux vitraux baignés de lueurs englouties. L’espace ni le temps n’y furent dépouillés de leurs magies ; pas davantage l’ordre cosmique n’y a perdu sa pulsation rythmique. Les perles d’un jardin tropical, sous les récifs, prodiguent leur apostolat. Jamais aucune bible ne prêcha d’un quelconque Yahvé la colère en cet Éden autour duquel une planète entière offre l’image d’un naufragé tourmenté par la soif, quand des masses d’eau préparent le déluge. Que serait un nomade céleste s’il n’était pèlerin de l’abîme ?

Ses pas tracent un chemin dans les mers et dans les airs pour les habitants de la Terre.

Le second tour des élections présidentielles entre Ségolène Royal et Dominique de Villepin n’a pas trahi ses promesses au moins dans les Dop-Top (Domaines et Territoires d’Outre-Phobie), qui connurent un taux de participation maximal. Le soir même du scrutin y fut mis sur pied par les deux finalistes un Conseil républicain des peuples francophones, présidé par le camarade Sankele (ci-devant danseur traditionnel de la brousse africaine). L’ovation qui salua son intronisation dans les Isles bienheureuses fut accompagnée de quolibets à l’adresse des deux derniers candidats en lice dans la phobocratie — raillés par la foule des phobophobes pour avoir déployé maints stratagèmes afin d’écarter leurs concurrents de la course à l’Élysée.

Nul n’avait oublié dans les DOP-TOP toutes les manœuvres du vampire à masque rose et du sarcopte brun dans leurs courses au pouvoir suprême. Dès la proclamation des résultats, la première mesure prise par le Conseil fut un décret non d’abolition mais d’inversion de la dette. Forfaitairement — car le compte était innumérable —, il fut décidé que le système financier mondial devait à la République — bonne fille — une somme équivalant à ce qu’il prétend lui réclamer. Les quelque deux mille milliards de solde à présent positif dans le budget des finances publiques seront ainsi affectés aux cinq ministères dont viennent d’être communiqués les noms des titulaires : Patrick Chamoiseau pour la Relation avec le Tout-monde, Abdelwahab Meddeb pour la Relation avec le Tout du Monde, Abdellatif Laâbi pour les Relations avec le monde imaginal, Régis Debray pour la Relation avec les relations et Dominique Rolin pour la Relation avec l’Outre-monde. Celle-ci, à une semaine près, atteignait en nombre d’années celui des 99 noms d’Allah. Elle a préféré choisir le 15 mai (jour de passation du pouvoir entre les deux finalistes au faux Élysée du monde phobomane), pour quitter celui-ci et prendre ses fonctions au royaume des ombres. À peine son ministère y fut-il installé que, par messages codés qu’elle avait expérimentés dans ses romans, nous parvenaient des signes dont témoignent les présentes phrases. Chacun des portefeuilles aura donc pour finalité de réaliser les exigences de la Relation selon le vœu d’Édouard Glissant : contribuer à la pleine croissance de ce qui relie, de ce qui relaie, de ce qui relate.

Un mot semble suffisant pour métamorphoser le globe en une scène sphérique où le grand jeu pourrait se déployer. Quel mot et quel grand jeu ? Pour les Atlantes ils se confondent en un seul : Théorème. A l’orée de l’invisible, je guette les ultimes lueurs de l’horizon marin. Cette nuée rouge, une main pourrait la saisir tel un essaim de papillons. Nulle part ne sont plus à vif mes sens que sur l’île aux fantômes, parmi les battements d’ailes montant des profondeurs vers la lisière des flots. Ces efflorescences à la surface des antiques Champs Élysée n’excitent guère plus la curiosité des agences de voyages que celle des satellites. L’île vit ainsi son destin de légende à l’abri des regards, autorisant toutes les libertés aux habitants des royaumes de l’ombre. Les ministères de la Relation y mettent en œuvre un partenariat entre les vivants et les morts. Sous les auspices de Sankele se trame donc un spectacle usant des décors de l’Atlantide pour associer la parenté du théâtre et du théorème dans une mise en abyme planétaire.

On dit de moi que je m’égare dans des zones infréquentables de la pensée. Si j’affirme en mon pays que les plantes sont vertes parce qu’elles mêlent jaune de la terre et bleu de l’eau, les docteurs m’administrent une méchante piqûre. Est-ce pourtant plus grave que de rendre un prophète coupable de la crise du capitalisme? On me prétend malade mental. Ou, du moins, l’on me tient pour tel. Il est vrai qu’agenouillé cinq fois par jour sur mon tapis de prière, je tourne ostensiblement le dos à la Mekke les yeux fixés sur l’Atlantique ; et que ne rencontre guère d’échos l’écriteau posé sur une table où j’attends en vain le client dans les jardins d’Olhao.

Je suis assez fier d’avoir accolé ces deux mots qui, dans la langue arabe, consonnent d’une manière heureuse : al moualif al moukhtalif, pour signifier l’écrivain différent. Sensible aux arguments en faveur de la libre entreprise, il me vint à l’esprit d’installer mes bureaux à ciel ouvert dans ce parc d’Agadir où se devine au loin la mer. Situé face à l’Institut français, ce lieu ceint de bougainvilliers multicolores paraissait devoir attirer assez d’amateurs d’une prose fleurie pour que j’y trouve une clientèle orgueilleuse de s’en retourner au pays riche, outre les clichés pris sur portables, de quelques descriptions des hibiscus et lauriers roses ornant ce site enchanteur. Même si la buvette y est fermée depuis longtemps. J’ai trouvé mon logis dans un buisson d’hortensias mauves près de la seule table dédaignée par les vandales et j’attends, chaque journée rythmée par le chant du muezzin. Quand mes dévotions au Très-Haut m’en laissent le loisir, je m’attable et compulse les gazettes françaises dérobées à la bibliothèque de l’Institut. C’est ainsi que je fus informé d’échéances électorales dont j’ai cru pouvoir tirer les conclusions qui précèdent. Si l’Élysée fut ce lieu des enfers où les héros goûtaient un repos éternel, son usage contemporain ne devrait-il pas susciter quelque interrogation chez les mortels ? Il m’a donc semblé naturel que l’accès de Sankele à la présidence de la francophonie — dans l’optique du soft power — permette aux nouveaux ministères de la Relation de nouer leurs premiers liens diplomatiques et culturels avec l’île de l’au-delà chantée par Homère et Virgile. Idée qui, n’en doutons pas, servira de prétexte pour exagérer encore la gravité de mon cas : les médicastres en Belgique ne dissimulent guère leur défiance à l’égard de telles synthèses oniriques. Ainsi le récit de ma rencontre il y a vingt ans, dans la ville de ma naissance en Afrique, avec celui qui serait promu à la tête de la République (même si l’ordre mental fut protégé par la discrétion de sa publication dans l’apparence d’un livre introuvable), ce récit fit-il naître une si vive inquiétude auprès des psychiatres comme parmi la gent littéraire, que leur désaveu collectif me propulsa sur cette plage de l’exil.

Pas un ouragan ne se levait dans le monde qui ne fût en relation avec les battements d’ailes montés des gouffres de l’île, phénomène connu sous le nom d’effet papillon. Clochers et minarets surgis des grottes sous-marines surplombaient les splendeurs bariolées d’un décor où glissait le carnaval des morts avec leurs masques, leurs lanternes et leurs déguisements divers. Toute mise en abyme dans l’abîme de ces abysses ne pouvait manquer d’exploiter le thème du coup de théâtre survenu dans le monde sublunaire au palais de l’Élysée. C’est ainsi qu’avait grand succès la figure de Pétain sur son char du 1er mai fêtant le vrai travail au nom des invisibles en se proclamant le champion du combat contre le système, lui dont la parade bouffonne en perruque blonde égayait jusqu’aux perles des jardins de corail en s’affirmant compatible avec la République au contraire de l’islam.

Ce qui détermina leur diagnostic ne fut pas ma révélation, dans une revue belge marginale, des deux mots Kerim Allah prononcés en 1891 par un poète français sur son lit de mort à Marseille, même si pareille divulgation s’assimilait à complicité d’un djihad médiatique fomenté par Al Qaïda. Quant à la découverte à mon domicile d’un document compromettant portant pour titre le mot chiffré « Coran » : certaine phrase incriminée dans ce brûlot subversif par la Sûreté d’État ne suggérait-elle pas une relation entre le djihad el kebir et la märifät — à savoir, entre le grand combat et la connaissance? Le document suspect ne se déguisait-il pas en outre sous le pseudonyme d’un quelconque Mohamed? Mais la vraie raison de mes ennuis ne concerne pas tant cette question. Parmi le corps médical, il se trouva des analystes pour voir comme symptomatiques d’un état mental perturbé mes tweets concernant le césarisme, largement répandus sur la toile, signalant un point culminant de la duplicité dans cet artefact par quoi la classe patricienne fait plébisciter l’un des siens non en tant que tel, mais comme le plus authentique représentant de la plèbe, ce que l’on nomme « alternance » poussant le stratagème à son comble quand à Napoléon V succède un épigone de Napoléon IV, le futur Napoléon VI étant prêt à recueillir cinq ans plus tard une couronne impériale abandonnée le temps d’un intermède où le peuple voit son fol espoir placé dans un « président normal » s’évanouir. Encore mes troubles psychiques ne se limitaient-ils pas à ces ratiocinations. N’allais-je pas jusqu’à me permettre d’établir moi-même le diagnostic d’un ci-devant maître des finances planétaires, lorsqu’il réclamait à une esclave africaine de New York un million de dollars pour « souffrance émotionnelle », suite à la publication d’une Confession de cette esclave dans une revue belge confidentielle? Je ne manifestais, il faut bien l’avouer, guère d’entrain à démentir les jugements sévères, en faisant de ce type le rejeton monstrueux des noces entre barons voleurs de la spéculation boursière et prélats de l’escroquerie médiatique. Un tyran sans visage, ajoutais-je comme pour m’attirer une définitive condamnation, manie les robots du trading haute fréquence capables d’attaques au millième de milliseconde, aussi bien que les drones sans pilotes larguant leurs bombes à l’uranium sur quelque village où fut perçu l’envoi d’un message critique, dans une guerre ayant pour objectif l’esclavage de l’humanité par l’arme de la dette, et pour principal front le cerveau des populations. Leurs têtes, aux psys! Pour en revenir à l’alternance : quelle alternative réelle, dès lors que tout véritable théorème du rapport social fondant la dictature de Kapitotal demeure out of focus grâce aux services de la tour Panoptic? Celle-ci, pour ce faire, emploie comme apologètes l’ensemble des personnels officiant à fabriquer l’opinion sur la totalité du spectre de la doxonomie, les plus efficaces étant ceux dont interventions télévisées, discours, éditoriaux, pamphlets, pavés à prétention philosophique — voire ordres directs à César — affichent avec le moins de scrupules, au nom de l’idée libertaire, cet angélique sacerdoce. Tous ayant Nietzsche pour maître à idéologiser, leur double fonction consiste à rendre illégitime en théorie l’hypothèse d’une dialectique du maître et de l’esclave, afin qu’en pratique pareil mauvais esprit n’influence en rien l’obligatoire soumission de la force de travail au capital. Cette négation d’une pensée de l’Histoire sur le territoire où celle-ci se déploie réellement (à savoir, l’espace du marché), représente la plus subtile des ruses par lesquelles ceux qui revendiquent une domination totale de cet espace le travestissent en aire soumise aux immuables cycles d’un éternel retour ; où l’utopie totalitaire d’une lutte entre les classes relèverait du vil et misérable ressentiment de cette racaille n’ayant à espérer que ce que l’on voudra bien lui accorder. La circularité est parfaite. À défaut d’accepter un sort subalterne dans l’ordre imposé par la caste propriétaire — à l’intérieur duquel est la seule voie de valorisation permise — le prolétaire ne peut espérer aucune possibilité philosophique de salut qui ne soit aussitôt condamnée pour tentative de goulag et de génocide. Bien plus : toute aspiration à un devenir historique autre est a priori stigmatisée comme porteuse du virus des pires épidémies sociales du xxe siècle, dont les millions de victimes succombèrent à un même agent morbide isolé par Nietzsche sous le nom de volonté de puissance. Ne serait-ce d’ailleurs pas la pathologie dont souffre le psychisme d’un peuple comme celui qui se réclame de la Palestine? Ces fanatiques ne s’avisent-ils pas de rappeler que le 15 mai est aussi l’anniversaire de ce qu’ils nomment en leur langue nakba, pour assimiler à une catastrophe le jour où s’accomplit en terre biblique le vœu du Créateur? Là où se trouve l’épicentre du foyer d’infection, doit être le traitement de choc. S’il n’est de vraie pharmacopée soumise aux seuls critères du plaisir, l’amertume du traitement s’atténuera grâce à de suaves excipients. Trouvera donc sa principale application dans l’État judaïque cette formule à principes inversés : réalité totalitaire enrobée d’un discours libertaire. L’apartheid raciste et meurtrier travestira ses buts coloniaux sous les dehors d’une démocratie bonhomme, chérie sous le sobriquet du chef de clan Bibi.

Il n’est pas d’univers plus miraculeux que l’Atlantide pour explorer les domaines secrets de la nature et pénétrer au fond du rêve de la vie. Tous les maux dont souffre l’humanité trouveraient remède en un bain dans des sargasses où repose l’esprit des temps originels, parmi les feux d’étincelles que provoque la danse des papillons océaniques. Gisent là des ancres de plusieurs tonnes qui, sous la rouille, se révèlent d’or pur : ainsi s’exprime l’humour des anciens esclaves affectés au service des caravelles dans le commerce des valeurs entre les mondes. Il n’est jusqu’aux rivières de miel et de lait qui ne coulent sous les mers plus que sur toutes les terres promises. La santé règne au royaume des ombres car les guérisseurs y voient la sphère en sa globalité, ce qui n’est pas le cas chez les mortels. Aussi plus difficile est-il pour ceux-ci d’échapper aux fléaux que pour une goutte d’eau de rester immobile au milieu de la tempête, ou pour les papillons marins de trouver un chemin vers le ciel depuis le cocon de leurs perles.

Ce qui me valut d’échapper aux camisoles physiques? L’aveu d’ignorance. Dès que vous admettez devant eux votre incompréhension du monde, s’écarte la menace des méchantes piqûres et vous pouvez tout dire. Exemple : qui se formalisera du fait que le prétexte invoqué pour une bonne vieille stratégie de la canonnière (la poussée de l’islam dans le monde arabe) est une manipulation grossière fomentée grâce à la complicité de l’Arabie Saoudite et du Qatar? Il suffit de construire un discours assez délirant pour n’être en aucune manière un reflet plausible de la réalité. Je prétends boire le thé dans un jardin d’Agadir? Les sourires des docteurs s’éclairent avec une même indulgente malice que celle avec laquelle ils accueillent mes divagations absurdes. Je poursuis donc sans me gêner l’idée d’un gel de la dialectique du maître et de l’esclave, qui ne fait pas disparaître pour autant l’antagonisme social dont chacun peut voir s’exacerber les formes chaque jour. Un organisme où la lèpre des membres s’oppose au cancer de la tête n’entretient-il pas la proliférante putréfaction du discours fasciste? Je me permets alors de hausser le ton, de grossir ma voix comme par l’effet d’un micro : « Des forces hostiles négatives, étrangères, sont en nous : elles ne peuvent provenir que de l’hostile négativité des étrangers qui sont chez nous !… » Succès comique assuré. Pour eux, je suis un malade et j’ai droit comme tel aux égards que mérite chaque identité dans la communauté. M’aviserais-je de prétendre que ces logorrhées pourraient éclairer la face cachée de nos sociétés? Je serais aussitôt colloqué. C’est ainsi que s’accroît, dans le regard de ceux qui me prescrivent pilules et cachets que je m’empresse de ne pas avaler, la lueur de respect pour cet intéressant cas clinique : un fou se prenant pour l’« écrivain différent », le moualif moukhtalif, qu’au fond d’eux-mêmes ils auraient rêvé d’être, pérorant dans un imaginaire jardin d’Agadir. L’air grave, je leur pose alors une question. D’où vient-il que le discours libertaire — servant de masque à la réalité totalitaire — assurément pratiqué par des agents de grand talent — ne devant en aucune manière être pris en flagrant délit d’adultère avec la perruque blonde — finisse par exhaler le même souffle fétide que la bête immonde? Ils notent, avec un zèle dont ils savent qu’il sera récompensé par les laboratoires. Je sens qu’il me faut pousser plus loin encore l’aberration systématique. Je désigne un lointain horizon. Si le temps circule comme les courants marins, leur dis-je, où tout converge et se rejoint pour mêler hier à demain, la plupart des terriens ne s’en avisent guère. Ils préfèrent ce qu’ils croient la sécurité d’un chemin linéaire. En Atlantide, futur et passé sont l’instant présent. L’énigme s’y résout du présent qui n’est pas, car déjà ou pas encore passé. Grâce au théorème de la sphère, embrassant l’avenir et le temps révolu des origines aux fins dernières de l’univers. À ce moment se produit un long silence, interrompu par le clic-clac de leur stylo à bille sur une feuille de brouillon (je ne sais pourquoi, ces gens-là usent peu d’un matériel à écrire luxueux), silence que je conclus d’une formule pour eux rassurante :

Car l’apologétique de Kapitotal par les agents de la tour Panoptic se noue à la nécessité de canaliser les frustrations vers un ennemi fantasmatique.

On sait que l’orichalque est la matière première des temples et mosquées de l’Atlantide. On ignore plus souvent la part de porphyre et de pierres précieuses contenue dans leurs murailles. Il n’est pas rare d’y croiser des statues taillées dans le diamant brut où bat un cœur de rubis, dont les yeux d’émeraudes lancent des rayons capables de franchir les flots jusqu’aux cieux. Les nuages enregistrent ces messages qui se répercutent alors dans les orages pour atteindre le cœur des hommes. Cette voie de lumière était empruntée jadis par les perles, qui tapissent les profondeurs des gouffres océaniques en plus grand nombre que grains de sable et graviers sur les plages des mortels.

Un appel du minaret m’a fait bondir sur le tapis de prière pour l’ultime prosternation du jour, comme on se raccrocherait à une racine au-dessus de l’abîme. Je récite à genoux l’invocation liminaire de la première sourate évoquant le chemin juste pour les croyants, fixant des yeux l’horizon marin. Car la voix du muezzin à laquelle j’obéis vient de la mosquée d’Atlantide. Pareille attitude accuse-t-elle un désordre mental plus dommageable que celui du monde? Et s’il ne s’agissait que d’un rêve, serait-il plus fâcheux que les cauchemars dont se convulse une planète? À ce propos, Docteur, croyez-vous que le rêveur intervient en personne dans la mise en scène de ses songes? Ou n’est-il que l’acteur d’une pièce dont le dramaturge est un inconnu sommeillant durant le jour dans quelque recoin de son crâne, pour n’entrer en activité que la nuit? Que me répondez-vous donc? Oui, d’accord, sauf chez certains êtres en qui le clandestin nocturne déloge le propriétaire officiel et squatte sa résidence en plein jour, non sans risques pour le mobilier. Rassurez-vous, je ne suis pas violent, vous me connaissez trop. Mais cette instance cachée dans le psychisme individuel, n’aurait-elle pas d’équivalent à l’échelle d’une société? Que deviendrait celle-ci au cas où elle neutraliserait sa part de vagabondage pour confier l’exclusivité de son imaginaire nocturne au propriétaire des vitrines diurnes? Ce genre de gamberge agite les bics des psys sur leurs blocs de papier brouillon remboursés par la sécurité sociale, me dis-je en roulant le tapis de prière avant de m’attabler sous les lauriers roses dans ce jardin public d’Agadir. Sur mon bureau à ciel ouvert le verre de thé a refroidi. J’y trempe les lèvres et le goût de la menthe se mêle aux effluves du jasmin. Pour éloigner piqûres et cachets, je continue. Si tous nous abritions des étrangers venus des plus lointaines contrées de l’univers afin d’inspirer la trame obscure de nos rêves : quelle politique d’intégration? Quels seuils tolérables? Quels quotas d’immigrés? J’en arrive à la Relation — c’est-à-dire l’intercession — par des signes entre chaque être et la totalité cosmique. C’est vraiment très très grave, Docteur? Peut-être, en chacun de nous circulent des ondes précédant et suivant notre mort? Votre silence ne laisse guère augurer un accord de nos points de vue. Certes, l’écriteau « al moualif al moukhtalif » posé sur mon bureau n’a pas attiré le moindre client de toute la journée, suis-je obligé de confesser au toubib en blouse blanche qui redoute le moment où je me réfugierai parmi les fardes multicolores entreposées en désordre dans la partie inférieure de son armoire ainsi qu’en mon buisson d’hortensias. C’est alors qu’un papillon de nuit vient se poser sur le bord de mon verre. Je ne peux dire s’il s’agit d’une voix, mais le murmure du vent se transforme. Je crois entendre — ou plutôt percevoir — que les hauteurs et profondeurs du monde sont reliées comme la gamme des notes musicales par une voie que parcourent certaines créatures dont les métamorphoses vont du plus grave au suraigu. Toutes les virtualités humaines seraient elles-mêmes contenues dans les perles qui tapissent le fond des âmes, n’attendant que le déploiement des papillons qu’elles abritent pour s’envoler vers les cimes. Il s’agirait du mystère le mieux gardé du monde sublunaire. Au profond des abysses, les perles contiendraient des élytres enroulés sur eux-mêmes jusqu’à la minéralité, qui remonteraient à la surface en se confondant à des bulles avant de se déployer pour prendre leur envol jusqu’au sommet des montagnes. Ce qui était la faculté des hommes avant l’aplatissement des âmes par la Grande Surface. Qu’en pensez-vous, Docteur? Bien sûr, je ne vais pas alourdir votre verdict en prétendant que le papillon disparu a laissé une perle dans mon verre de thé. Mais comme j’observais ses grands yeux, la certitude me vint que son message était celui de la nouvelle responsable des DOP-TOP, depuis quelques jours en charge du ministère de la Relation avec l’Outre-monde. A bien y regarder, je retrouvais cette combinaison d’épure et de parchemin. Une alliance dans les traits de la jeune vierge occidentale et du vieux sage oriental. Il me semblait reconnaître, dans le bridé des paupières, la barbare fierté venue du sang germain — peut-être aussi slave ou mongol — non domptée mais comme affûtée par l’héritage culturel romain — mélange propre à la Belgique — où filtrait une affirmation terrifiante. Car qui d’autre qu’elle avait jamais pu dire de son vivant : « Il y a septante ans, je publiais mon premier roman ! » Personne, à l’exception de Dominique Rolin, jusqu’à ce qu’elle ne plonge dans l’abîme de l’Atlantide pour y assumer la mission que l’on sait. Prémonitoire était donc le titre de ce livre annonçant un processus de putréfaction qui n’a cessé de se confirmer depuis : les Marais.

La concentration des particules de déchets en plastique fut multipliée par cent dans l’Atlantique au cours des quatre dernières décennies, qui virent s’éteindre un tiers des dix mille espèces d’êtres vivants sur la planète. Les débris d’époxydes et de polycarbonates agglutinés au milieu de l’océan forment un vortex au-dessus de l’Atlantide. Cette île synthétique s’étend sur quelques kilomètres carrés et atteint plusieurs mètres d’épaisseur. Si la majorité de ces produits sont de puissants perturbateurs hormonaux chez les mortels, ils affectent la vie quotidienne de l’Outre-monde par le poison qui condamne à la mort d’immenses bancs de poissons. Partout dans le monde crèvent des millions d’êtres comme en dehors de l’histoire, dans la zone élémentaire où n’existe aucune comptabilité ni ne s’érige nul mémorial. C’est en gigantesque marécage que se transforme un monde sans hauteurs ni profondeurs. Une fièvre des marais convulse l’humanité, secouée de spasmes qu’on dirait les symptômes d’un paludisme de l’âme. D’Atlantide, l’auteur des Marais nous envoie de tels signes. Les perles sont des papillons clos sur leur mystère sphérique et les papillons des perles en offrande féerique. Révélations animales et divines des plus hautes virtualités anthropiques : aux hommes de capter leurs messages extatiques !

Des milliards de signes produits par cette époque, presque tous périront avec elle ; un auteur ayant osé pour titre ce manifeste esthétique, éthique et politique : Moi qui ne suis qu’amour, par cette seule bravade franchira les douanes où ne passent que ceux qui ont quelque chose à déclarer.

Qu’est-ce qu’un écrivain ? Même et surtout quand il joue de mille masques, un homme ou une femme qui fixe à tous un rendez-vous de vérité. Le temps est son personnage principal, s’il n’est lui-même un personnage du temps. Je salue donc Dominique Rolin comme le plus génial écrivain de la littérature belge contemporaine. Ange-démone à l’état pur, elle est l’une des personnes dotées de la plus foudroyante lucidité sur les enjeux réels de l’existence qui ait traversé le siècle passé. (De quelque irritation mutuelle que se soient entachées nos relations épisodiques.) Voici plus de vingt ans, ne tint-elle pas à m’égratigner avec ironie, comme je me trouvais dans quelque raout littéraire en compagnie de l’actuel directeur de la revue Marginales, qui avait usé de l’épithète « flamboyant » dans le titre d’un article consacré à mon premier roman ? « Fluorescent eût mieux convenu », nous dit-elle avant de s’éclipser. Quelque temps plus tard, au bras de Josyane Savigneau pour l’occasion de ses quatre-vingts ans : « Comment vous appelait-on déjà… le jeune bougre! Non, je n’ai pas haï ce roman, je l’ai trouvé trop fou. » Je parlais d’enjeux réels. Il est très rare dans une vie qu’à certains moments fatidiques un être ailé surgisse nimbé d’une puissance venue d’ailleurs, pour poser un signe qui outrepasse le commun langage des mortels. Ce fut ce qu’elle fit, penchée sur Michèle en pleurs, un certain soir de décembre 1994. Michèle qui ce 18 mai dernier, de source sûre, m’annonce que Dominique Rollin (ajoutant une aile à son nom), délivrée, nous aidera comme Hector aussi le fera. De même qu’Aragon nous protège depuis longtemps. Ne riez pas trop. Ces mots sont les délires d’un malade. Qu’est-ce qu’écrire sinon tracer des messages qui transcendent le sens des mots, s’adressant aux lecteurs du futur comme aux auteurs disparus non moins qu’aux vivants, tant il est exigé des mortels que par écriture et lecture ils produisent les meilleurs signes d’intelligence afin de ressusciter l’au-delà ? L’écriture est divination de ce langage. De sorte que ce même vendredi 18 mai 2012, dans le supplément littéraire du journal où paraît un discret avis nécrologique, trois jours après la mort de Dominique Rolin, Philippe Sollers (qui n’honore plus ce journal de sa signature depuis longtemps) écrit : « Vingt Mille Lieues sous les mers est mon livre préféré. » Non sans ajouter : « Les leçons d’abîme méritent mieux. » Ne serait-ce pas que les pactes atlantéens défient la conception bourgeoise du temps, ce stratagème par quoi le Capital (travail mort) s’arroge la propriété de tout le passé, prétendant en outre cannibaliser le futur par l’esclavage de la dette ? Pour la virtuosité d’autres jeux d’écriture avec le temps que ceux de l’argent (d’une audace dont Proust peut être jaloux), la bourgeoisie belge (vampires à masques roses et sarcoptes bruns mêlés) ne se relèvera pas du sort qui lui est réservé dans l’œuvre de notre ministresse de la Relation avec l’Outre-monde.

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