La petite sirène d’alarme

Luc Dellisse,

Il est inutile de parler de Greta Thunberg comme si c’était une personne de notre connaissance, la fille de nos voisins, une relation avec qui nous serions susceptibles de passer des vacances et qui nous les gâcherait. Bien entendu elle n’est pas aimable. Bien entendu, sauf curiosité mondaine, on chercherait plutôt à ne pas tomber sous sa coupe d’enfant terrible. Mais en vérité ses traits de caractère ne sont pas la question principale. Y a-t-il un péril environnemental majeur ? Est-il pris en charge de manière crédible par l’économie mondiale ? S’il y a mieux à faire que sermonner les adultes, où sont les traces de cette action supérieure ?

Parfois, quand les solutions véritables ne sont appliquées par personne, quelqu’un vient nous dire que « tout est perdu ». Cette façon sans espoir de nous faire espérer ouvre une dimension intéressante à notre conduite : elle trace un très mince fil fragile, sur lequel, en équilibre, avec un vif sentiment d’urgence, nous commençons à nous engager.
Bien entendu, la force même du message tient au fait qu’il est essentiellement négatif : nous allons tous mourir (les « sauf si », les « à moins que » sont la partie la plus sourde de ses propos). Normal : il s’agit de frapper les esprits. Si réellement il y a une bombe dans les soutes du monde, il n’est pas possible de sauter en marche, et tenter de l’oublier n’est pas une option. L’inconvénient est que dans la doxa thunberghienne, la solution consiste à organiser une contre-vie.
Consommons moins, détruisons moins est un programme flou mais à forte teneur humaniste. Son implication directe (ne produisons plus, ne créons plus, ne nous reproduisons plus) est un peu moins excitante. Toute l’invention de notre espèce s’est toujours appuyée sur une forme quelconque de développement, c’est-à-dire de croissance. Une désinflation industrielle serait utile. Mais une désinflation vitale ? Une stérilisation volontaire ? Une planète de vieillards dirigés par les rares enfants ? Personne ne peut croire que ce soit dans cette direction qu’il faille chercher.
L’onde de choc de l’immense clameur poussée par Greta et par ses troupes permet de secouer l’inertie, c’est son grand bénéfice. Avant Greta, aucun des appels dans ce sens n’avait été entendu. Il y a un effet positif qui n’est dû qu’à elle. C’est une petite sirène qui pousse un cri d’alarme, c’est sa raison d’être majeure. Le cri constitue le contenu.
Greta est l’animal politique par excellence. Elle en a tous les instruments : l’aplomb, l’aisance, le discours maîtrisé, le sens des formules et le refus de s’arrêter. Elle en a aussi les faiblesses récurrentes : maigres compétences techniques, maigre capacité d’écoute, enthousiasme verbomoteur, dédain pour les arguments d’autrui. Elle ne veut connaître que la surface des choses sur lesquelles elle s’exprime avec tant d’autorité.
Mais la surface suffit. La désastreuse gestion de la planète par les humains dans leur ensemble suppose un électrochoc. Tout le monde outrepasse ses besoins, d’une façon ou d’une autre, par vanité, par stupidité ou par immaturité. Greta est cet électrochoc : elle dit que nous avons frappé l’écosystème sous sa ligne de flottaison et que seul un remède radical peut encore nous arracher aux mains de la mort.
L’exagération de ce diagnostic n’est pas démontrée ; et supposé qu’elle le soit, il est bien certain quand dans un monde e-commercial global comme le nôtre, tout est négociation. Il faut exiger plus que nécessaire pour obtenir le strict minimum. En devenant en moins d’un an la personnalité la plus médiatique du monde, la seule rock star absolue, dont le nom et le visage font désormais partie de l’univers de tous les humains, Greta propose un logo vivant à la lutte contre le péril environnemental.
Les tresses et les mimiques de Greta, comme le teint orange et les cheveux jaunes affalés de Donald (son seul rival international en notoriété pittoresque), sont moins des traits distinctifs que des images de communication. La preuve en est que pour devenir invisible, il suffirait que les intéressés des deux sexes coupent les tresses, ôtent les cheveux, changent de costume, retirent le nez de clown, pour que personne ne les reconnaisse, dans leur singularité antagoniste.
Par son image-pitch (je suis Fifi brin d’acier, je suis faible et invincible, ma fragilité est ma force, je vous préviens que je ne suis pas contente, je suis venue pour casser l’usine mondiale), Greta s’est mis sur le dos une immense responsabilité, dont elle profite, dont elle souffre, mais qu’elle assume en tout cas dans ses conséquences immédiates : elle est le porte-voix de l’angoisse du monde, son rôle n’est pas de construire, mais de faire peur.
Elle réalise ce qui était nécessaire et qu’on n’osait pas espérer : un cri d’alarme mondial, surprenant, secouant, glaçant, qui fait remonter à la surface le constat sans appel de Voltaire : « Comptez que le monde est un naufrage, et que la devise des hommes est Sauve qui peut. »

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