Deux jours que je suis là, à noyer l’attente dans la bière blonde et le bourbon, sur les chaises du Peter’s Bar. Je me marre quand je pense aux bulletins météo européens qui ramènent tout ou presque à l’anticyclone des Açores. Ici tout est calme, le vent tiède, les nuages ne s’accrochent que par intermittence aux sommets de l’île. J’ai rendez-vous avec une femme. Dire « rendez-vous » est sans doute un peu exagéré. Elle m’a simplement dit qu’elle passerait dans ce pub durant le week-end. On est déjà dimanche. Je commence à douter de sa venue. Je me demande à quoi elle peut bien ressembler après toutes ces années. Elle doit avoir 36 ans. Tout le monde a laissé tomber à l’époque, quand elle a disparu. Pas moi, je suis du genre tenace. Je me situe entre le détective et le journaliste d’investigation. On fait appel à moi pour les cas les plus désespérés. Je prends mon temps pour atteindre mes objectifs. J’aime plonger dans les profondeurs des dossiers complexes, m’enfoncer dans les contrées reculées, rencontrer des gens, les interroger, nouer des contacts, croiser les sources, et puis attendre, parfois longtemps. J’ai toujours travaillé seul, pour ne pas être déçu, pour ne m’en prendre qu’à moi-même en cas de revers. Vingt ans déjà… Cette affaire, si elle se dénoue enfin dans ce bar comme je l’espère, sera la plus noble victoire de ma carrière. Après, je pourrai enfin voyager sans pister qui que ce soit, sinon moi, ce « moi » que j’ai si souvent mis de côté pour en retrouver tant d’autres.

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Ce bar tout en boiserie est une véritable institution, une halte obligatoire pour les marins en transhumance sur l’Atlantique, les plaisanciers qui jettent l’ancre à Horta, le port de l’île de Faial, dans l’archipel des Açores. Le décor est un hommage rendu à la mer. Les murs et les étagères ne sont plus qu’un fouillis de cordages, de fanions et de drapeaux, d’instruments de navigation, de photos de bateaux et de cartes marines, d’ex-voto, de souvenirs. L’étage est occupé par un petit musée dédié au scrimshaw, l’art de la gravure pratiqué par les pêcheurs sur des os et des dents de cachalots. Le bar propose aussi des plats plus ou moins consistants qu’on avale en écoutant les potins de la mer où en se mettant à l’affût d’un embarquement. Je regarde les portraits des skippers et des grands navigateurs qui ont poussé la porte du pub : Cousteau, Tabarly, Chichester… Je m’attarde sur un texte d’Olivier de Kersauson placé dans un cadre : « Le jour où je vais disparaître, j’aurai été poli avec la vie car je l’aurai bien aimée et beaucoup respectée. Je n’ai jamais considéré comme chose négligeable l’odeur des lilas, le bruit du vent dans les feuilles, le bruit du ressac sur le sable lorsque la mer est calme, le clapotis. Tous ces moments que nous donne la nature, je les ai aimés, chéris, choyés. » Je fais signe au barman de me remettre la même chose – un bourbon, sans glace. Je poursuis la lecture de la citation de Kersauson : « Le passé c’est bien, mais l’exaltation du présent, c’est une façon de se tenir, un devoir. Dans notre civilisation, on maltraite le présent, on est sans cesse tendu vers ce que l’on voudrait avoir, on ne s’émerveille plus de ce que l’on a. » Je médite sur cette dernière partie. Pour retrouver la femme que j’attends ici depuis deux jours, il a été beaucoup question du futur, de craintes pour celui-ci, d’engagements et de promesses. Il y a aussi eu de nombreuses désertions, des textes écrits puis déchirés, des renoncements. Vingt ans après les faits, je suis bien obligé de constater que rien n’a changé.

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J’étais sur le point de tout abandonner quand j’ai aperçu cette silhouette dans une ruelle d’Horta. Quelques secondes à peine, puis elle s’est évaporée. Étais-je sur la bonne voie ? Elle ici ? Intrigué par cette apparition, je me suis promené sur le port de plaisance. Les quais de Faial sont une véritable œuvre d’art, un street art de bord de mer. Voilà des décennies que les marins du monde entier faisant escale sur l’île ont pris l’habitude de peindre des œuvres figuratives ou abstraites sur les murets en béton, sur les jetées, sur l’asphalte. Comme le Peter’s Bar, c’est un des musts de Faial, repris dans les guides touristiques qui évoquent « la marina la plus colorée du monde ». Depuis que j’ai vu cette silhouette, je retourne chaque jour regarder ces dessins, je les ausculte, à la recherche d’un indice. Puis je suis tombé sur cette fresque : une forêt en feu, un bateau voguant dans sa direction – cap à l’ouest ! –, poussé par une voile ornée d’un grand cœur à l’intérieur duquel on pouvait lire « Greta » et ce qui ressemblait à un prénom masculin, hélas partiellement effacé – « Manuel » ? Tous ces éléments dansaient sous mes yeux, les couleurs de l’arc-en-ciel peinturlurées à la bombe, les messages, les visages, les slogans, les dates, les noms de bateaux et ce prénom : « Greta ». J’ai pris le dessin en photo avec mon smartphone. Je l’ai regardé sans cesse dans ma chambre d’hôtel et au pub, agrandissant l’image à l’aide de mon pouce et de mon index sur l’écran tactile. J’ai alors songé à lui laisser un message au Peter’s Bar, qui sert aussi de poste restante. On peut y recevoir son courrier si on a un bateau dans le port. Ce qui vous en coûte bien souvent l’obligation de boire un verre sur place pour lire ou écrire vos lettres – je me suis plié à cette tradition sans broncher. C’est de cette manière que j’ai réussi à entrer contact avec cette femme mystérieuse. Sur l’enveloppe, j’ai inscrit son nom, celui qui l’avait rendue si célèbre à travers le monde, alors qu’elle n’avait que 16 ans : Greta Thunberg. Quelques jours plus tard, pour ma plus grande joie, j’ai reçu une réponse. Deux décennies d’efforts allaient-elles enfin être récompensées ? Elle acceptait de venir me retrouver au Peter’s Bar mais, elle insistait, elle s’appelait en fait… Griet Van Tomberg.

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Greta Thunberg, une jeune militante suédoise, avait lancé le mouvement « Fridays for Future » en 2018. Elle avait pris une année sabbatique pour lutter contre le réchauffement climatique et parcourir le monde, assister à des rencontres internationales et des conférences dans plusieurs pays, sur plusieurs continents. Une idée généreuse : créer un réseau écologiste mondial pour interpeller les politiques et les forcer à prendre leurs responsabilités. Des millions d’abonnés la suivaient sur les réseaux sociaux. Son ascension était prodigieuse. Omniprésente dans les médias, elle dégageait une sérénité qui faisait d’elle « la » personnalité du moment. Mais bientôt, on s’interrogea sur une possible fabrication de son image par un groupe de milliardaires suédois. Intellectuels, scientifiques, politiques de tous bords, figures du monde culturel, tout le monde y allait de son petit commentaire, souvent cassant. On la traitait de tous les noms : « gourou apocalyptique », « prophétesse en culotte courte », « porte-étendard d’une pensée dépressive et catastrophique »… Tout cela ne relevait-il pas du complot, au même titre que le fait d’avoir marché ou non sur la Lune en 1969 ? D’aucuns critiquaient son autisme, son véganisme, ses idées puériles sorties d’un conte de fées, ses solutions irréalistes. D’autres encore dénonçaient un coup marketing, le buzz du siècle, du millénaire… et rien derrière.

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Invitée par le secrétaire général de l’ONU pour le sommet du 23 septembre où elle devait défendre ses idées, elle avait refusé de prendre l’avion, « pour épargner la planète ». L’équipage du Malizia II lui proposa alors de voyager gratuitement et sans sponsors. Le bateau, un 60 pieds de la classe IMOCA, avait été mis à l’eau en 2015. Il était destiné à remporter les courses les plus prestigieuses comme le Vendée Globe, la Route du Rhum ou la Transat Jacques Vabre. Le voilier de course « zéro carbone » quitta Plymouth le 14 août, la traversée devant durer deux semaines. À bord, outre Greta, il y avait son père, un skipper, un cameraman, ainsi qu’un richissime Monégasque qui avait financé le projet. Conçu pour la vitesse, le voilier ne proposait aucun confort : pas de douche, pas de toilettes, ni cuisine ni frigo, pas de climatisation… L’équipage mangerait des repas lyophilisés et sous vide. L’électricité était produite par des panneaux solaires et des turbines sous-marines. Très médiatisée, l’opération devait promouvoir la lutte contre le réchauffement climatique. Le bateau était attendu à Manhattan…

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Je sors prendre l’air, au risque de louper mon rendez-vous avec Griet Van Tomberg. La météo change rapidement sous ses latitudes. Je marche vers la marina. En face de Faial, l’île de Pico est partiellement dans la brume, le cône du volcan entouré d’un cerceau de nuages ouateux. L’image est belle, apaisante. Elle me rappelle où je suis, ce que j’espère trouver dans cet archipel : une énigme enfin sortie du brouillard. Car Griet Van Tomberg vit désormais sur l’île de Pico. Du moins y séjourne-t-elle pour le moment, comme elle l’a suggéré dans son message. Quand j’ai lu ça, j’ai d’abord guetté les arrivées du bateau qui opère la liaison entre Faial et Pico pendant la journée, un trajet d’une trentaine de minutes. J’ai passé des heures à observer les gens allant et venant sur le débarcadère. Mais aucune femme ne prêtait attention à moi, aucune ne prenait la direction du Peter’s Bar. Je me suis vite lassé de ce spectacle monotone et je suis retourné au pub. Peut-être viendra-t-elle avec son propre bateau, un Malizia III, IV, V… ou quoi encore ?

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La nouvelle était tombée le 22  septembre 2019, la vieille du sommet à New York. Des débris appartenant au Malizia II avaient été repérés dans la mer des Sargasses. Le voilier avait disparu des radars depuis une semaine, soit au milieu du voyage. Puis ce fut le miracle : les quatre hommes qui étaient à bord furent retrouvés, vivants, indemnes. Mais le miracle était partiel, gâché à jamais. Le père et le skipper diront aux médias avoir tout tenté pour sauver Greta, mais celle-ci avait coulé à pic en quelques secondes dans le ventre noir de l’Atlantique. Après « l’urgence climatique planétaire », c’était « l’inquiétude » qui était devenue mondiale. Les médias jouaient avec ce genre d’expressions, avec les peurs – tout était ainsi parfaitement relié, la destruction programmée de la planète, la disparition d’une militante de premier plan. Le corps de Greta ne fut jamais repêché. La voile barrée du fameux slogan « Fridays for Future » fut retrouvée un mois plus tard sur une plage du Delaware, aux États-Unis. L’espoir de retrouver Greta Thunberg en vie avait alors cédé le pas à l’enquête, interminable, entrecoupée d’hommages rendus, de messes en plein air, de coursonnes jetées à la mer, d’un Prix Nobel de la paix remis à titre posthume. Il y avait eu des « funérailles mondiales », d’opérette, avec un petit cercueil blanc, vide, des fleurs en abondance, des politiques toutes dents dehors, promettant de continuer à porter son message dans les plus hautes sphères, internationales, galactiques, divines. « Je suis Greta », « Je suis le futur », « Je suis végane climatique »… – clic, clic, clic et la toile likait. Les opposants gloussaient de contentement, singeant Chirac – « Je suis la maison qui a brûlé » –, déifiant Trump – « Je suis toxique », « Je suis un petit mur contre les fumées d’Amazonie », « Je suis né du bon côté, j’emmerde le reste du monde »… – clic, clic, clic et les réseaux sociaux partageaient. Certains accusaient les États-Unis, le Brésil, la Chine, les puissants, les pollueurs, les preneurs d’avions et les bouffeurs de viande, les machos, les hétéros, les salauds… Mais la cause défendue par Greta Thunberg y gagnait, elle était soudain magnifiée, nimbée d’une incroyable aura. Un cadavre, même s’il n’est jamais retrouvé, est souvent l’un des meilleurs ambassadeurs, peu importe le message, peu importe le mouvement. Celui créé par la jeune Suédoise disposait d’un réservoir inépuisable : des jeunes du monde entier – à vrai dire, essentiellement de la vieille Europe, riche et « concernée » –, des jeunes prêts à reprendre le flambeau éteint par les vents de l’Atlantique Nord. D’autres ego avaient vite pris la relève, un bateau plein à couler était parti sur les océans pour d’autres réunions mondiales, pour d’autres rendez-vous manqués avec l’histoire climatique. Des petites copies conformes de Greta Thunberg – combien d’entre elles s’arrêteraient en cours de route pour admirer la beauté des paysages, pour s’accomplir autrement que médiatiquement, pour vivre l’instant présent ?

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J’ai commencé mon enquête dans le Delaware, sur cette plage où avait été retrouvée la voile. Elle était étrangement « intacte », alors qu’elle était restée si longtemps dans l’eau. C’était une bouteille à la mer un peu trop flagrante, échouée sur l’estran de manière tellement ostentatoire qu’elle était très probablement destinée à effacer d’autres preuves. Mais lesquelles ? J’ai obtenu des autorisations pour survoler à basse altitude plusieurs secteurs de la mer des Sargasses, toponyme vague, recouvrant une zone aussi vaste que mouvante. Les étendues qui s’étendaient à l’infini étaient d’une grande beauté, d’une sérénité un peu inquiétante, accompagnée de silence, de l’absence de pistes probantes. J’ai reporté mon attention sur l’Europe, à commencer par la Suède et Stockholm où Greta Thunberg était née en 2003. J’ai rencontré des dizaines de personnes qui l’avaient approchée : ses parents, sa sœur, ses amis, ses professeurs… J’ai ensuite fait la tournée des capitales et des grandes villes européennes dans lesquelles son mouvement « Fridays for Future » avait mobilisé des milliers de jeunes pendant des semaines. Je m’égarais, j’emmagasinais trop d’informations. Je faisais du surplace et surtout des retours en arrière. Tout était flou, comme recouvert d’une pellicule préservant de la lumière trop vive, des évidences, des mots inutiles et des destins tragiques. J’ai persévéré. J’ai fait une tournée européenne intégrale, avec des détours en province, parfois des annulations et quelques rappels. À vrai dire, c’était une période heureuse. Un projet qui m’a porté pendant vingt ans. L’idée que tout s’arrête soudainement ne m’effleurait pas, j’étais dans une quête éternelle, de dimension quasiment mythologique tant on touchait aux fondements de l’humanité, et peut-être à son éradication si les folies n’étaient pas stoppées net. Et tandis que j’arpentais l’Europe sur les traces de Greta Thunberg, l’anticyclone des Açores, comme un signe avant-coureur, ne cessait d’influencer la météo de l’Europe de l’Ouest. Selon les saisons, il apportait un temps ensoleillé ou un air maritime saturé, un temps gris accompagné de brouillard ou de nuages bas, de bruine, voire de quelques flocons.

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Les années passent vite quand on se sent investi d’une mission. Trop vite. Les quelques « partenaires » qui me permettaient de financer mes recherches m’ont lâché les uns après les autres, comme un sponsor abandonne un sportif de haut niveau en manque de médailles et de podiums. Mon compte en banque a viré rouge. Après quelques années acharnées, j’ai fini par accepter de m’occuper d’autres cas de disparitions. Sans trop m’impliquer, uniquement pour faire rentrer un peu de cash. Et sans jamais perdre de vue l’histoire du Malizia II et de Greta Thunberg. Les années ont défilé, égales, parfois avec des reprises dans l’enquête, des pistes qui s’avéraient malheureusement vite sans issue. Lors d’une énième commémoration de la disparition de Greta, je me suis regardé longuement dans le miroir. Je ne pouvais pas abandonner. J’avais de nouveau assez de liquidités pour tenter un dernier coup. J’ai décidé de refaire le trajet que la militante avait suivi entre l’Europe et les États-Unis, comme elle, en bateau, de Plymouth jusqu’à New York. J’ai sympathisé avec un vieux loup de mer irlandais. Il avait un accent à couper au couteau et surtout un fort penchant pour la boisson. Après quelques soirées imbibées dans un pub proche des chantiers navals de Plymouth, il m’a offert une place sur son catamaran. Il envisageait une traversée de l’Atlantique pour tester les nouveaux équipements dont il avait doté son embarcation. On ferait escale aux Açores. Les premiers jours, la mer, particulièrement démontée, ne nous a laissé aucun répit. J’ai passé des heures étendu sur ma couchette, livide et désespéré, vomissant, maudissant mon jusqu’au-boutisme, allant même jusqu’à célébrer la mort de Greta au son du ressac. J’ai béni les dieux quand on est enfin arrivé sur l’île de São Miguel. On s’est reposé deux jours à Ponta Delgada avant de poursuivre vers les « îles du Triangle », partie de l’archipel des Açores comprenant les îles de São Jorge, Pico et Faial. On a jeté l’ancre à Horta. J’ai pris une chambre à deux pas du Peter’s Bar. J’étais à bout de forces. J’ai dit au vieil Irlandais que je m’arrêtais là. On a fêté ma décision en buvant de la bière et du bourbon, puis on est allé peindre des choses incompréhensibles sur la jetée. Il a continué sa route jusqu’au États-Unis seul à bord de son catamaran. J’ai pris mes marques à Horta. J’étais arrivé très précisément au milieu du parcours que devait effectuer Greta Thunberg vingt ans plus tôt.

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Une femme entre dans le bar. Elle est à contre-jour. Je ne vois qu’une silhouette, celle que j’ai aperçue un bref instant, l’autre jour, dans une ruelle d’Horta. Dimanche, fin d’après-midi. Alors que je m’attendais à la rencontrer dès vendredi, un de ces « Fridays for Future », qu’on aurait pu vivre ensemble, comme un prolongement de ses engagements d’hier. Greta Thunberg est enfin là, à quelques mètres de moi. Pendant toutes ces années, elle a vécu sous un nom d’emprunt, un choix curieux, étant donné la proximité avec son vrai nom – Griet Van Tomberg. Pour se cacher derrière un brin de paille, pour qu’on la retrouve finalement ? À peine un maquillage, qui rappelle la manière dont les noms de certaines personnalités de l’archipel ont évolué au fil des siècles, tel Jos Van Huerter, gouverneur des Açores au XVe  siècle, issu de l’immigration flamande, qui a laissé son nom à la ville d’Horta. Elle s’approche. Je reconnais ses traits. Elle a gardé ce visage enfantin, ses joues bien rondes, ses deux tresses. Ses yeux, en revanche, ont pris de la brillance, du pétillant. Elle s’adresse d’abord à moi en portugais, qui n’est ni celui du Portugal ni celui du Brésil, mais une sonorité intermédiaire, douce, apaisée par l’isolement au milieu de l’Atlantique, les buissons d’hortensias bleus, la couleur latéritique des chemins de montagne, la nature verdoyante qui a pris le dessus sur les pierres volcaniques. Comme je ne comprends pas toutes les subtilités de la langue, elle poursuit en anglais. Le Malizia II n’a jamais sombré, ni ici ni dans la mer des Sargasses. Il n’y a eu aucun naufrage…

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Un homme et un petit garçon entrent à leur tour dans le pub. Griet – ou devrais-je dire Greta ? – les invite à nous rejoindre. L’homme doit avoir la quarantaine, le petit garçon quatre ou cinq ans. Non, il n’y a eu aucun naufrage. Tous les scénarios sont envisageables. J’ai tant de questions à lui poser : sur sa « disparition », sur sa nouvelle vie. Une prise soudaine de conscience ? Un ras-le-bol d’être sous les feux des médias, d’être en première ligne d’une guerre si difficile à mener alors qu’elle était encore si jeune ? Peut-être un attachement immédiat à cette île où elle avait fait escale en 2019. Une retraite à l’écart du monde, à mi-course de la trajectoire qui devait la mener à la tribune de l’ONU. Un archipel où elle pourrait enfin se mettre à l’abri des bassesses de l’humanité déclinante, avec l’appui de ses parents et de ses proches. La famille Thunberg avait brouillé les pistes de façon magistrale. Elle avait planté le décorum du deuil. Elle avait fait couler ses plus belles larmes, elle avait ému le monde entier avec la perte de cette adolescente porteuse de valeurs universelles. Une fondation portant son nom avait pris le relais pour épargner sa personne physique. La nouvelle vie de Greta avait-elle été financée par le milliardaire suédois accusé naguère d’avoir voulu faire d’elle un objet médiatique ? Que pouvaient bien coûter vingt ans de nourriture végane ? Bien moins qu’un voilier dernier cri. La présence de l’homme et du petit garçon me confirme que l’amour est une partie de la réponse, une part essentielle…

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