La pissotière de la Bourse

Claude Javeau,

Quand j’avais une douzaine d’années et n’étais encore bruxellois que de fraîche date, existait au rez-de-chaussée de la Bourse de Bruxelles, à droite en la regardant du boulevard Anspach, un vaste lieu d’aisances pour messieurs, dont le mur du fond était tapissé d’un nombre qui me semblait très élevé d’urinoirs. Des urinoirs à l’ancienne, qui recueillaient l’urine entre les pieds même des pisseurs. On a fermé ce lieu, m’a-t-on dit, parce que s’y déroulaient des scènes que la morale réprouverait ?). J’ai même entendu dire que des pervers déposaient sur l’un ou l’autre fond d’urinoir des croûtons, voire des pains entiers, dont ils se repaissaient ensuite, lorsqu’ils étaient copieusement trempés des urines des nombreux pisseurs que la présence de ces objets — pour eux sans doute victimes d’un faux pas de leurs porteurs, alors qu’ils cherchaient avec peine à se déboutonner – n’étonnait pas outre mesure.

C’est dans cet endroit que j’ai dû faire connaissance avec ce que l’esprit humain a de plus tortueux à offrir, sauf à considérer qu’il y a aussi des gens qui aiment l’opérette viennoise ou qui confondent Pizza Hut avec un vrai restaurant. Cela me surprend assez, quand on pense qu’à l’époque Bruxelles devait être aussi puritaine que l’est encore de nos jours Dublin, par exemple. Plus tard, j’irais à Y American, rue du Pont-Neuf (là où se trouve de nos jours l’un des points de vente d’une chaîne de frusques cheap suédoise), ou au Paris, sur le boulevard Max, où il doit encore être, échauffer mes jeunes sens à la vue d’un nichon très furtivement dévoilé ou d’un fessard assez gélatineux proposé par un film tourné en l’honneur des camps de nudistes. Chez Smith and Sons (devenu Waterstone), sur le même boulevard, mais sur l’autre trottoir (à droite en remontant vers la place Rogier), j’allais feuilleter Playboy ou Men Only. Mon père m’emmenait aussi parfois chez un libraire au coin de la rue de la Fourche et de la rue Grétry (un compatriote !), où l’on trouvait des albums de nus alors appelés « académiques ». Il les feuilletait sans trop m’empêcher de regarder par-dessus son épaule. En ce temps-là, les femmes n’avaient pas de toison pubienne. Il s’agit d’une découverte récente, qui a sans doute dû valoir à son inventeur de substantiels droits de brevet.

Bruxelles-Babylone, cela semble plutôt gonflé. Cependant, autour de la Gare du Nord, de bien peu vêtues dames posant dans des vitrines aujourd’hui disparues fournissaient toutes les illusions d’une ville de perdition. De nos jours, d’imposants édifices, comme on dit au Québec, d’acier, de verre et de béton, montrent jusqu’à la nausée que la vulgarité n’est pas nécessairement là où l’on prétend la trouver.

Un soir, à l’abri très relatif d’un porche, dans le même quartier, une femme m’a appelé « chéri » et m’a demandé si « je venais ». J’avais dix-huit ans, c’était la première fois que cela m’arrivait. Me souvenant d’un passage du Disraeli d’André Maurois, je lui ai répondu, très digne : « Pas ce soir, ma chère ».

Je n’ai jamais vraiment aimé Bruxelles. La Brontë qui a écrit Villette avait le jugement sûr. Il fut un temps, pourtant, où je goûtais assez son atmosphère de grosse préfecture un peu tape-à-l’œil, peuplée de Beulemans (prononcez : mansse) pontifiants et de marchandes de caricoles nasillardes. Il y avait alors une belle fontaine porte de Namur, et la Maison du Peuple de Horta n’avait pas fait place à ce qui n’a pas de nom dans aucun traité d’architecture (rien que pour cette faute, le parti socialiste aurait dû être mis hors la loi). L’avenue Louise était parcourue dans toute sa longueur par un mail agréablement boisé. À la hauteur de la rue du Bailli (à moins que ce ne soit de la rue Defacqz) se trouvait un urinoir bienvenu pour les amateurs de longues errances pédestres. Une pissotière, on y revient. Il y en avait encore une autre au pied de l’église de la Chapelle. Combien de litres de mon urine les édicules de Bruxelles n’ont-ils pas reçus ? Sans compter tous ceux qui ont été versés ailleurs que dans des lieux ad hoc, par exemple à l’occasion d’un cortège de Saint-Verhaegen (un 20 novembre, comme il se doit, jour où les étudiants commémorent la fondation de l’Université Libre, par un certain Verhaegen) et de l’interminable beuverie qui en constituait le principal attrait.

Bruxelles-urine. Et aussi Bruxelles-déjections canines. J’ai connu peu de villes où ces sales bêtes se croyaient autant permis de placer sous les pas des passants leurs infernales mines anti-équilibre. À Bruxelles, l’étron animal fait constamment partie, si j’ose dire, du décor urbain, au même titre que cette pellicule grasse, mi-boue de caniveau, mi-hydrocarbures, qui recouvre les pavés ou l’asphalte les jours de pluie. C’est-à-dire tous les jours : il pleut tout le temps à Bruxelles.

Il y avait l’odeur de vomi, avec un fond de soupe aux tomates, qui prenait au nez lorsqu’on abordait une plate-forme du tram. J’ai retrouvé la même odeur dans les anciennes voitures du métro parisien. J’en ai déduit de cartésienne façon qu’il s’agissait d’une odeur sui generis de véhicules d’ancienne fabrication, quelque chose qui se trouvait dans la peinture des parois ou dans le liquide des freins. Et l’odeur des frites, mais ça, c’est un cliché. Bruxelles sentait la frite. Maintenant qu’on y trouve des banques à chaque coin de rue, Bruxelles ne sent plus rien : l’argent n’a pas d’odeur. Et surtout pas, si j’en crois les grands courants du commerce international, d’odorat.

J’aime encore moins Bruxelles à présent. L’Europe ne lui a pas fait du bien. Voyez le Quartier Léopold (les joueuses de hockey d’Uccle Sport, parmi lesquelles j’ai compté une éphémère et chaste petite amie, criaient « Tu l’as dans le cul, Léopold », quand elles marquaient un but contre cette équipe plus huppée que la leur ; peut-être Léopold II a-t-il dû entendre la même chose de la bouche de Cléo de Mérode quand elle lui annonçait qu elle le cocufiait avec Édouard VII ?), la rue de la Loi, la rue Belliard. Bruxelles ressemble à la ville qu’avait imaginée Franquin pour une des aventures de Spirou et Fantasio (j’ai toujours été pro-Spirou, anti-Tintin : je déteste Hergé, et son dessin, et son horrible tombe au cimetière du Dieweg), qu’il avait baptisée Métropolis. Une esthétique qui fut naguère de la boîte à chaussures et qui est maintenant celle du juke-box. Bête et méchante. Tiens, à propos d’FIergé : je déteste aussi Jacques Brel et son idéologie de boy-scout. Il a dû être dopé aux albums de Tintin, ça ne pardonne jamais.

Revenant de Prague, de Budapest, de Rome, de Florence, voire de Paris et même de Boston, je ne me sens évidemment pas très fier d’avouer que j’habite Bruxelles (ce qui ne fait pas de moi un Bruxellois pour autant, le Ciel m’en préserve). Je ne ressens pas la même honte lorsque je rentre de La Louvière ou de Charleroi. Et de Liège ? On ne parlera pas de ma ville natale. Celle-ci a été rayée de la carte par les « aménageurs ». Il reste quelques collines, couronnées d’arbres séculaires, entre lesquels paissent de paisibles bestiaux. Mon exil est donc sans espoir de retour. Cela ne me fera pas pour autant aimer l’architecture, si on peut appeler cela comme ça, de la Banque Nationale ou du Centre Rogier.

Et certes, il n’y a pas que l’architecture dans la ville et dans la vie. Il y a ce charmant derrière de femme qui ondule sous mes yeux alors que j’essaye de survivre en louvoyant sur le trottoir du goulot de l’avenue Louise. Il y a l’art de la blague des garçons de telle taverne de la porte de Namur ou de la Lunette. Il y a des reflets des néons, à la nuit tombante, sur les chaussées trempées d’averses successives. Il y a une impression de brouillard sur la place Royale. Il y a les chocolats de Neuhaus ou de Godiva. Il y a les petits éclairs de chez Wittamer, célébrés de si théologique façon par Pascal Quignard. Il y a les bigorneaux du Vieux Saint-Martin. Il y a le couscous-merguez de chez Yahia. Il y a les tartines mil neuf cent de la Mort Subite. Il y a les vieux trams du Musée de Woluwé, que l’on sort en été pour faire des excursions jusqu’à Tervueren.

Il y a les souvenirs. Pas seulement de pissotières. Des lambeaux de chair accrochés aux réverbères, des bleus à l’âme collectionnés aux arrêts d’autobus. Bruxelles, ma belle, tu parles ! Et pourtant quelquefois belle quand même, quand l’amour ou simplement l’amitié ont semé sur ses mauvais pavés leurs petits cailloux d’éternité.

Et puis, question fesses, il y a La Fécondité de Jordaens, aux Musées Royaux des Beaux-Arts. Vaut le détour, plutôt plusieurs fois qu’une.

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