La fontaine et son double

Philippe Jones,

Dans mon souvenir, elle était ovale, cette fontaine, point de respiration au sommet sud-est de l’ancienne enceinte devenue boulevard, majestueux à la Haussman, mais avant tout arboré et, dès lors, paisible.

De la rue des Petits Carmes, on accédait à la porte de Namur par la rue du Pépin, que les murs de la caserne bordaient à droite et, à gauche, les enseignes, lumineuses et feutrées, des bars à filles, rue parallèle à celle qui monte de la place Royale et où le commerce de luxe étalait ses vitrines. L’armée, les bordels, le négoce. Non loin de là, formant la base du quartier, le musée des Beaux-Arts, l’église du Sablon et le palais de Justice. Tout ce qu’il faut pour faire un monde. Utile à connaître certes, nullement urgent dans chacune de ses composantes.

Nous nous réunissions le samedi après-midi, chez Stéphane, pour discuter. La guerre était finie depuis trois ans, tout paraissait possible. La médecine pour l’un, la sculpture pour l’autre, le droit, la littérature, le choix était libre. Les idéologies avaient le vent en poupe, parlaient de fraternité et d’égalité pour lesquelles on s’était battu, on se battait, on croyait se battre.

Des heures durant, les conversations allaient bon train, des accords, des oppositions, s’affrontaient, se nouaient. Malraux, Éluard, Sartre ou Camus étaient les hommes du jour, écrivains et engagés. C’était le temps de l’anti-colonialisme, de la sécurité sociale, des essais nucléaires, des droits de l’homme, mais aussi les premiers frimas d’un partage.

Stéphane considérait ces joutes verbales, où l’ardeur et la sincérité n’étaient pas feintes, comme un divertissement sportif ou intellectuel, le coup droit fulgurant ou l’échec à la dame. À court de souffle, et des bouteilles mieux qu’entamées, chacun s’en retournait jusqu’à la prochaine fois.

Nous remontions alors, Steph et moi, vers la porte de Namur, lieu de vie, avec ses cafés, ses brasseries, côte à côte, et qui descendait en collier de réverbères rejoindre la porte Louise. Lieu de divertissement aussi. Dans une petite impasse, le théâtre Molière et le Bœuf sur le Toit allumaient leurs feux – oui, un Paris miniature – et offraient une rangée de taxis verts, ils étaient vraiment de cette teinte avec une ligne rouge, couleurs de Bruxelles, pour ramener les noctambules qui avaient raté le dernier tram ou qui craignaient les heurts de la plate-forme arrière.

La place traversée, la fontaine ayant guidé nos pas – jets d’eau multiples, naïades, dauphins et autres amours, étagés en marbres colorés, le tout un peu kitch mais si charmant, nous ralentissions pour humer l’air, regarder les passants et passantes, et surtout ces dernières, pousser la porte du théâtre où parfois on s’arrêtait. Steph remplaçait le souffleur du Molière lorsque celui-ci était malade. Dans le Marquis de Priola où le directeur de la troupe excellait, du moins le croyait-il, la mémoire avec l’âge faisait défaut et le trou du souffleur ne pouvait rester vide. Steph regarnissait ainsi son portefeuille, pour le bonheur de tous, et retrouvait aussi, en coulisses, une actrice dont il était amoureux.

Après les assauts du verbe, la chaussée de Wavre et l’un de ses cafés étaient d’habitude notre havre. Une salle étroite et longue, prolongée d’un autre local avec un bowling et des tables de ping-pong. Le rituel comprenait d’abord les quilles et leur grondement, puis trois sets avec la petite balle qui rendait un son creux si le revers était trop violent. Parfois, lorsque la nuit était douce, on abordait le tram ensemble, en sens inverse, vers la gare du Nord et le boulevard Anspach, autre point sensible – non pas brûlant – de cette bonne ville qui ne s’animait que le samedi soir.

Bruxelles vécut sa révolution culturelle bien avant les autres. 1958 fut l’année de l’Exposition Universelle, et la ville, de provinciale qu’elle était, se voyait mondiale. L’Occupation avait été pesante, marquée de drames individuels, mais la cité devait échapper aux bombardements intensifs, de même que le pays évita le désastre économique grâce à son capital congolais.

L’Expo 58 se voulut, à la fois, la Belgique joyeuse et la flèche du Génie civil. Elle réussit même à en donner l’impression. Pour recevoir, il faut aménager. Le trafic croissant et devant croître, la circulation posait problème. La solution fut les tunnels, dont l’un sous la porte de Namur. Le lieu en perdit son chapeau. La fontaine disparut, laissant un carrefour sans âme.

Sur ces entrefaites, Steph était descendu ou monté à Paris – c’est selon l’angle de vue, carte géographique ou importance du lieu – et la vie active, quant à moi, m’avait saisi. L’endroit mémorable de notre jeunesse ne fut plus traversé que par hasard ou pour se rendre ailleurs.

D’autres aussi devaient l’abandonner. Cafés, brasseries ou théâtre, l’impasse même, firent place à des buildings, des quick lunchs, des parkings, des galeries. La chaussée de Wavre devait acquérir également une nouvelle identité et fut surnommée Matongé. C’est là une autre histoire. D’ailleurs toute histoire est une poupée russe qui se déboîte à l’infini. Kipling n’aurait pas aimé l’image. Ce qui est certain : la fontaine n’est plus.

Des années plus tard, sur un plan d’eau aménagé au Marché aux Poissons, ma surprise fut grande d’y découvrir, non des goujons, des truites ou des homards, mais des fragments de fontaine en un certain ordre disposés. Elle n’était pas là, démontée et redistribuée, non, il s’agissait d’éléments lui ayant appartenu, comme les instants d’un temps passé, d’un univers perdu. Quant au reste ? Égaré, dispersé ? Comme la Maison du Peuple ? Il fut dit, me semble-t-il, que d’autres morceaux avaient été réutilisés ailleurs. La question est à approfondir. Non qu’il faille en exiger le remembrement. Et pourtant, réinstallée outre-Atlantique, à New York, aux Cloisters par exemple, elle aurait eu fière allure, pas au même titre qu’un cloître roman ou qu’un château Tudor, mais tout de même… Hélas, Steph n’était plus de ce monde pour reconnaître ces souvenirs fragmentés et tangibles de notre jeunesse.

Il n’y a guère, un sculpteur de mes amis m’invite à voir, dans un atelier de construction métallique non loin d’Anvers, les éléments d’une œuvre que l’on y assemble, un monument que l’agglomération bruxelloise a décidé d’édifier. Où ça ? Porte de Namur ! Trois longs fûts d’acier triangulaires, légèrement coudés à une extrémité.

Il faisait gris, la veille de l’inauguration, lorsque la sculpture fut dressée au centre du carrefour, un fin brouillard, ou était-ce de la bruine, estompait l’environnement. Les structures que j’avais vues gisantes et ternes sur le sol de l’entrepôt, luisaient, droites et vigoureuses sur un large socle de pavés, reliées à leur sommet comme les trois tiges d’une forte plante, un faisceau lumineux ouvert sur le ciel.

Le soir était tombé, mais l’animation restait vive, les voitures qui sortaient d’un côté ou l’autre du tunnel et celles qui les croisaient en provenance des artères de la place, tournaient docilement autour d’un axe enfin présent. Point central, forme d’aujourd’hui, volontaire et sensible, agent nécessaire de la circulation, point de repère pour l’œil, visible à chaque embouchure, l’esprit de géométrie guidait le mouvement et satisfaisait le cœur. L’œuvre de l’homme et de l’artiste animait donc un lieu, majeur et retrouvé, de la ville.

« Si on allait prendre un verre pour fêter cela », me dit Stéphane en me bourrant l’épaule.

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