À Maïa, la grand-mère chère et disparue, qui habite désormais les mots du souvenir en cette nouvelle incarnation qui la fait lare, bienveillante et secourable, déambulant avec la même grâce au milieu des nuées légères et des saintes figures, Bathilde pense comme en rêve.

Bien des années plus tôt, la grand-mère qui possédait le goût des lettres, avait appris à lire et à écrire à chacun de ses enfants, afin qu’ils disposent en entrant à l’école d’une foulée d’avance, laquelle, du moins pour les aînés, donna à croire à plusieurs instituteurs qu’un Rimbaud, enfin, leur étant confié, le prestige de belles encres – qui aborderaient heureusement aux époques lointaines – rejaillirait sur eux, les oubliables, ces doublures d’Izambard dont les noms resteraient éternellement pendus à des rimes hautaines. Mais l’avenir de la poésie ne se jouait plus sous leurs yeux : ici l’éternité n’était que dans le galop ensauvagé des potaches, le cours fatal des cancres, l’insolence braque et tourmentante du chahuteur…

Insensible aux désillusions des instituteurs, la grand-mère continua à arracher le reste de sa couvée à l’illettrisme supposé joyeux de l’enfance. Dans l’entre-temps, le grand-père remit à un Dieu qu’il croyait sans zèle, son âme volubile et chatoyante, et si prompte à cette finesse cursive dont la mémoire ressuscitait les traits dans un bonheur que rien ne distinguait de la tristesse à l’idée qu’au fond de son nouveau logis, c’était les anges que ces mots d’esprit désopilaient.

Quand les aînées se marièrent qui à leur tour manufacturèrent des petits, à chaque naissance, une vieille fée promenait sur le berceau une bonne grosse euphorie prospective de qui contemple un futur apprenti : sa baguette était un antique stylo à plume d’or, son grimoire, un abécédaire. La scène est de celles que l’on dit primitives, quelles que soient les versions ou les nuances, deux générations d’une famille se la partagent : l’enfant désigne d’un doigt craintif la lettre solitaire ; dans le silence de la bibliothèque devenue d’un coup immense, sa voix attend au pied de la lettre comme au pied d’un arbre. Parce qu’on n’apprend jamais seul, celle que tous surnomment Maïa encourage l’enfant à descendre dans ce savoir qu’il est à lui-même.

Bathilde, la cadette de la tribu, méditative et lunaire, les yeux médusés par un ailleurs dont nul ne sait la substance fut la dernière à accomplir le rite de passage. La pédagogie était-elle enfin aboutie ou faut-il supposer à l’élève quelques dons préalables ? La petite, prompte à ces terreurs qui arrachent à la royauté du premier âge, et en définitive au monde entier – quand bien même elles vous font toucher terre -, aima ces leçons plus que tout autre. À l’ancre des livres qui font l’enfance quand l’enfance n’est pas faite pour les jeux, Bathilde croise Rémi, le sans-famille, Fadette qui marche pieds nus, Esmeralda ensorcelante et suppliciée… Bathilde a des yeux noirs, de longues nattes qui balayent ses épaules, de la grâce et des absences qui marchent de conserve avec un silence dont nul ne mesure la réserve. À cause de ces solitudes qui ne rendent compte qu’à elles seules, de cette attention requise par une économie plus forte que l’autorité des adultes, on la dit farouche. Parfois, dans son secret, écrivant.

Les années passèrent, qui nouèrent à la petite deux seins durs et compacts comme des bourgeons. Il lui fallut faire avec ce corps nouveau qui était pourtant elle, et dont les grâces et les fardeaux s’inventaient sur des chemins où le désir n’est pas qu’une invitation à la liberté. Bathilde entrait dans la nuit de l’adolescence, de nouvelles terreurs qui ajoutent de l’eau au moulin du silence, les premières pulsations qui pèsent sur soi comme de violents enchantements… À jouer à saute-mouton avec ses frayeurs, ses limites, son dégoût, elle se demandait : que fait l’âme quand le corps fait l’amour ?

La question resta en suspens car la grand-mère tomba gravement malade et dut garder le lit, à moins que ce ne fût le lit qui la gardât. Quoi qu’il en soit, dans une manière de chemin de croix, son vieux corps passa des mains du généraliste à celles des spécialistes, gravissant avec une longanimité exemplaire les degrés de la hiérarchie médicale qui, loin de s’accommoder des quatorze stations consacrées, épousaient une procédure sans fin, dans laquelle un cabinet s’ouvrant toujours sur d’autres, c’était encore des plafonds tout en néon, des couloirs pleins de portes où le va-et-vient de blouses blanches ressemblait à un ballet réglé et parfaitement inintelligible. La maladie ne lui laissant plus de répit, lasse de ricocher dans l’infinitude des salles de consultation, d’abandonner ses pauvres os à autant de services que le corps compte d’organes, la grand-mère sourde aux lamentos des siens, décida d’attendre chez elle cette mort que la Faculté disait arrêtée.

Toute la tribu au grand complet, en fait son ancienne classe, reflua vers l’irréductible avec la seule pharmacopée d’une tendresse inquiète et profuse qui encombra sa chambre de fleurs et de présents, de photographies censées suppléer aux absences. Si personne ne citait le nom du mal dans l’espoir qu’un silence d’encre repousse l’échéance fatale, mieux, lève le sort, ce silence prétendument sorcier, appuyant sur la chanterelle, précipita celle que l’on voulait toujours vive dans la mise à mort des diagnostics. Cependant, il y eut une éclaircie de quelques semaines autour de laquelle les optimistes battirent le tambour de la rémission : l’amour était thaumaturge et les docteurs de sombres crétins ! Or les Cassandre avait lu juste, dans les entrailles malades, le chancre faisait son œuvre.

La veille d’un Noël qui ne porta pas son nom, après une commotion cérébrale, Maïa à moitié paralysée mais toujours consciente, fut étendue dans son lit d’agonie. Nul n’ignorant qu’elle ne passerait pas l’aurore, le pêle-mêle dérisoire des paroles que l’on mandate à la sauvette s’ébranla dans une longue chaîne qui laissa à chacun quelques minutes de tête à tête, un entretien qui, pour bref qu’il fût, reste à jamais son secret… un infini jalousement gardé.

Bathilde qui n’avait jamais vu de trépas, qui ne connaissait que la mort contée d’un grand-père dont la geste familiale célébrait l’allant plus proche du baladin que de l’effigie funèbre, Bathilde, vermoulue de chagrin et sourdement fidèle à son destin de cadette, entra en dernier lieu dans la pénombre douce de la chambre. La fenêtre découpait une portion de nuit froide et étoilée. Dans ce grand lit qui fut celui de ses noces, puis la salle de travail où vinrent au jour ses deux aînées, la grand-mère s’enfonçait dans l’autre monde. Bathilde vit, dans l’impuissance fascinée d’un lapin que braque un phare, une figure d’albâtre qui se confondait avec les draps. Elle ne se souvient pas de ce qu’elle a dit en lui prenant la main : ses souvenirs sont entièrement absorbés par la mourante. Maïa parle avec les yeux, sa bouche ne parle plus… Son œil d’une fixité d’épouvante dit la fatigue qui interdit d’accueillir cela même qui vous a fatigué : il dit l’adieu à la vie… le silence qui ne se soutient d’aucun mot et borde l’invisible d’où tout procède et vers lequel tout retourne.

Bathilde reçut ce regard sur lequel aujourd’hui elle reste seule à veiller. Si sa pudeur répugnait à verser dans le flagrant délit de consolation, dans l’imminence de la mort qui décide tout, elle s’entendit parler comme on parle lorsqu’on n’a rien à dire, qu’une pure attention : la mort à l’œuvre dans le corps de Maïa avait touché son âme. Parce qu’une détresse effroyable la prit à la gorge, elle continua à déposer ses mots avec d’autant plus de trouble que les joues de Maïa se colorèrent. À ne pas en douter, elle souffrait moins ! Cette certitude vint à Bathilde de la soudaine chaleur qui anima les doigts moribonds. Alors quand elle sentit qu’entrait dans la chambre la grande ombre noire dont chaque pas ouvre un abîme, un désir fou – aussi fou que tout vrai désir peut l’être – l’étreignit, qui devint prière… puis incantation. La jeune fille sait que les pactes passés avec les dieux ne les engagent pas nécessairement ou d’une façon douteuse, ambiguë, mais elle marchande l’improbable, la mort de Maïa suspendue à sa parole, la mort, enchantée et ravie, qui s’absente à sa vocation et dépose son silence qui soutient la vie sans l’éclairer : elle veut les yeux grands ouverts de Maïa sur la claire aurore.

Bathilde se réveille dans le demi-jour. Elle est étendue sur le canapé du salon, le regard fiévreux. Autour d’elle, les visages sont en berne, à vif, brûlés de larmes. Sa mère lui apprend ce qu’elle sait. Son père ajoute qu’elle s’est évanouie à l’entrée du prêtre. Elle acquiesce sans se laisser accroire. Près de la cheminée, des palabres pantoises racontent les grands-parents réunis pour les temps. Du fond de la fièvre, la jeune fille entend le dit des uns sur l’absence des autres, la vie privée des mots, ce flottement étrange, intarissable de la rumeur qui n’a plus rien à attendre, qu’à ressasser son évidement, l’extrême complicité au malheur qui la meut.

Bathilde ne se souvient plus qui lui a confié le stylo à plume d’or de Maïa, elle était tout entière dans le ruissellement des mots, qui loin dans la langue, poursuivent leurs révolutions vers ce dont ils redoublent l’effacement pour le maintenir dans une perpétuité par défaut. Bathilde entend le poing serré sur le stylo qui est désormais sien…

[nouvelle inédite]

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