Son Kremlin d’émail (fragments)

Jean-Baptiste Lison,

on voit poindre la rupture,

la catastrophe échevelée

qui se tient le ventre

le front, l’épaule scarifiée

ou démise, toute cassée

toute tordue à l’envi,

on voit poindre la rupture

c’est le monde qui trébuche sur ta joue,

l’hiver soupçonné sur ta joue,

les cristaux le givre le vent

et même la neige pulvérulente

sur ta joue

partout, hirsute, le désastre

des aurores furieuses,

partout le commencement du jour,

le « juste avant », le « au-dessous »,

le « en deçà »,

le vertige les secondes

qui précèdent la voix le corps,

l’exact point d’amure où tu poses

une joue et l’autre enfin

puis bégayant le soleil affleure,

nargue les petites

et les grandes chimères,

les insectes casqués,

bousiers, hannetons, blattes,

dragons de fin de nuit

où s’écrase mon poing,

et compulsive la lutte,

l’hallali dégorgé au fil des errements

mains nues nous nous battrons

nous viserons les yeux,

en rangs serrés toujours

nous jetterons des pierres

à la gueule des monstres,

l’écriture recouvrera ses friches,

le meilleur, le pire reste à venir

bruit de cloches ou borborygme

tu te réveilles, même pas aphone,

frottes tes yeux du bout des doigts,

le bout des doigts au bord de l’œil,

à contresens le périmètre dangereux,

l’arcade le sourcil ou les tangences

tu scandes vaguement

l’origine du désir,

c’est sans cesse le même cirque

jusqu’au potron-minet saisissant,

aux orients déglingués,

à la lumière balbutiante

qui te révèle nue,

survient le geste relapse

debout ! répètes-tu

puis toute proche déjà :

la morsure probable,

récalcitrante,

et se succèdent les ciels gercés,

il neige sur le Kremlin,

fuligineux des puffins passent au large,

contre toute attente l’eau chaude

s’épanche dans la baignoire,

contre toute attente la brûlure

à l’emporte-pièce,

l’eau dégouline, l’eau fout le camp,

il n’y a plus de bouchon,

tu as la tête dans la baignoire,

la clavicule isocèle contre l’émail,

l’omoplate gauche CONTRE l’émail,

le coude usé, le bord de l’aile,

le bord d’attaque de l’aile

CONTRE l’émail menaçant,

partout l’espace la croûte arctique

et la tentation de quelque Laponie,

l’épure manifeste où tes ongles

tracent et réinventent le ciel,

à genoux devant la baignoire

tu ne pries même pas,

tu veilles à l’inlandsis déconstruit,

tu parles tu ne cesses de parler,

moi j’ai cinq kilos de couvertures,

regarde ! cinq kilos sur le corps

et je t’entends, j’entends

chaque murmure chaque cri

livrés aux parois et au ventre

de cette piètre baignoire,

écaillée, oblique,

en attente dans cette piètre pièce

ça résonne de-ci de-là, ça résonne

jusque dans le grand lit où je tente

de digérer ce petit matin

et ces petites heures qui

me tordent le cou

la mémoire

ça résonne, partout,

toi déjà tu es infernale,

tu regorges de mots

tu engorges l’émail tu éparpilles

l’innommable à vau-vent,

tu te gaves d’encre tu dissémines l’encre

tu ne dis plus rien tu te reprends

tu assommes le monde tu t’écries

et je me tais

« C’est Vladivostok déjà, il y a dix

mille épicéas au bord de la voie ferrée,

il y a de très vieilles usines flanquées

de minarets où s’étrangle le feu,

c’est novembre, c’est tout blanc. Quand

je me penche à la fenêtre du train,

j’ai les joues bleues, j’ai le front bleu,

le bout de ma langue disparaît

et je garde alors les mots au creux

des mains, puis les gens je les gifle,

je les serre contre moi, c’est Vladivostok,

l’eau s’écoule dans la baignoire,

c’est le début du jour »

ça résonne encore,

c’est le miracle suspendu

dessous les cinq kilos de couvertures,

et l’émail garde ta voix dans ses plis,

dans ses angles fissurés,

tes mots dans leurs plis

je ferme les yeux tu te fracasses

tu as noyé les monstres et les insectes

dans la baignoire,

tu m’embrasses la joue bleue

il neige sur le Kremlin.

[poème inédit]

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