on voit poindre la rupture,
la catastrophe échevelée
qui se tient le ventre
le front, l’épaule scarifiée
ou démise, toute cassée
toute tordue à l’envi,
on voit poindre la rupture
c’est le monde qui trébuche sur ta joue,
l’hiver soupçonné sur ta joue,
les cristaux le givre le vent
et même la neige pulvérulente
sur ta joue
partout, hirsute, le désastre
des aurores furieuses,
partout le commencement du jour,
le « juste avant », le « au-dessous »,
le « en deçà »,
le vertige les secondes
qui précèdent la voix le corps,
l’exact point d’amure où tu poses
une joue et l’autre enfin
puis bégayant le soleil affleure,
nargue les petites
et les grandes chimères,
les insectes casqués,
bousiers, hannetons, blattes,
dragons de fin de nuit
où s’écrase mon poing,
et compulsive la lutte,
l’hallali dégorgé au fil des errements
mains nues nous nous battrons
nous viserons les yeux,
en rangs serrés toujours
nous jetterons des pierres
à la gueule des monstres,
l’écriture recouvrera ses friches,
le meilleur, le pire reste à venir
bruit de cloches ou borborygme
tu te réveilles, même pas aphone,
frottes tes yeux du bout des doigts,
le bout des doigts au bord de l’œil,
à contresens le périmètre dangereux,
l’arcade le sourcil ou les tangences
tu scandes vaguement
l’origine du désir,
c’est sans cesse le même cirque
jusqu’au potron-minet saisissant,
aux orients déglingués,
à la lumière balbutiante
qui te révèle nue,
survient le geste relapse
debout ! répètes-tu
puis toute proche déjà :
la morsure probable,
récalcitrante,
et se succèdent les ciels gercés,
il neige sur le Kremlin,
fuligineux des puffins passent au large,
contre toute attente l’eau chaude
s’épanche dans la baignoire,
contre toute attente la brûlure
à l’emporte-pièce,
l’eau dégouline, l’eau fout le camp,
il n’y a plus de bouchon,
tu as la tête dans la baignoire,
la clavicule isocèle contre l’émail,
l’omoplate gauche CONTRE l’émail,
le coude usé, le bord de l’aile,
le bord d’attaque de l’aile
CONTRE l’émail menaçant,
partout l’espace la croûte arctique
et la tentation de quelque Laponie,
l’épure manifeste où tes ongles
tracent et réinventent le ciel,
à genoux devant la baignoire
tu ne pries même pas,
tu veilles à l’inlandsis déconstruit,
tu parles tu ne cesses de parler,
moi j’ai cinq kilos de couvertures,
regarde ! cinq kilos sur le corps
et je t’entends, j’entends
chaque murmure chaque cri
livrés aux parois et au ventre
de cette piètre baignoire,
écaillée, oblique,
en attente dans cette piètre pièce
ça résonne de-ci de-là, ça résonne
jusque dans le grand lit où je tente
de digérer ce petit matin
et ces petites heures qui
me tordent le cou
la mémoire
ça résonne, partout,
toi déjà tu es infernale,
tu regorges de mots
tu engorges l’émail tu éparpilles
l’innommable à vau-vent,
tu te gaves d’encre tu dissémines l’encre
tu ne dis plus rien tu te reprends
tu assommes le monde tu t’écries
et je me tais
« C’est Vladivostok déjà, il y a dix
mille épicéas au bord de la voie ferrée,
il y a de très vieilles usines flanquées
de minarets où s’étrangle le feu,
c’est novembre, c’est tout blanc. Quand
je me penche à la fenêtre du train,
j’ai les joues bleues, j’ai le front bleu,
le bout de ma langue disparaît
et je garde alors les mots au creux
des mains, puis les gens je les gifle,
je les serre contre moi, c’est Vladivostok,
l’eau s’écoule dans la baignoire,
c’est le début du jour »
ça résonne encore,
c’est le miracle suspendu
dessous les cinq kilos de couvertures,
et l’émail garde ta voix dans ses plis,
dans ses angles fissurés,
tes mots dans leurs plis
je ferme les yeux tu te fracasses
tu as noyé les monstres et les insectes
dans la baignoire,
tu m’embrasses la joue bleue
il neige sur le Kremlin.
[poème inédit]