La plus belle femme du monde (extrait)

Michel Lambert,

Si je n’avais pas eu ce mal de tête atroce, qui durait depuis des heures, des jours, des mois peut-être, avec lequel je devais être né, sans doute aurais-je compris tout de suite. Mais mon cerveau n’était plus qu’un poing fermé sur la douleur, tout y était broyé, asphyxié, la moindre de mes pensées, le plus petit souvenir. Pourtant, cette certitude-là au moins avait réussi à s’infiltrer et à survivre : je le connaissais, je l’avais déjà rencontré quelque part, mais où ? et quand ? De tout mon être je m’accrochais à cette question dont il me semblait que dépendait mon existence même.

Quelle bêtise. Bien sûr que je l’avais déjà rencontré quelque part. Et même, un peu partout. Et même, quasi tous les jours. Ce matin-là, devant la terrasse du Métropole envahie de touristes. La veille, dans les galeries Saint-Hubert. Le lendemain, ce serait rue de la Régence, sur une quelconque place éventée. On se croisait ou je le dépassais, parfois je l’apercevais sans qu’il me vît, et l’inverse devait être vrai. Il arrivait qu’on se salue, un clignement des paupières, un imperceptible signe de tête. D’autres fois on s’évitait. Je me sentais alors vaguement coupable, mais coupable de quoi ? De l’éviter ou de le connaître ? De le connaître ou de l’avoir connu ?

Pourtant, qu’y faire ? Sans crier gare, il était apparu sur mon chemin, moi sur le sien. Maintenant que le poing commence à se desserrer, que j’ai à nouveau des yeux pour voir, une tête pour réfléchir, je me dis qu’avec un peu de chance tout cela aurait pu n’être qu’une simple coïncidence. Dans chaque ville, des centaines, des milliers de gens se repèrent ainsi au fil de leurs promenades, pendant leur heure de table ou le soir quand ils vont prendre un dernier verre. Toute vie même insignifiante regorge de tas d’autres vies frôlées, interrogées du regard, renvoyées au néant par la peur ou la pluie.

Mais nous, c’était autre chose.

À force, je commençais à en savoir pas mal sur son compte. Ses horaires, ses habitudes, ses petites manies. Ses indélicatesses, certaines de ses terribles angoisses. Beaucoup, sauf l’essentiel : où l’avais-je rencontré la toute première fois ? C’est-à-dire avant. Avant que je ne devienne un piéton infatigable. Avant que lui-même ne s’impose à moi comme une de ces silhouettes familières qu’on croise aux enterrements de famille, mais dont on a oublié le nom et jusqu’au lien de parenté. Nous devions être cousins en quelque chose, mais en quoi ?

Son regard. C’est là qu’il fallait chercher. Ni de sage ni de fou, un regard… comment le qualifier ? Je n’y arrivais pas, bien que cela me parût capital, car, autrefois, j’en étais persuadé, il n’avait pas ce regard-là. Pour le reste, un homme de bonne taille, légèrement voûté, châtain de cheveux et roux de barbe, marchant toujours du même pas, entre lent et rapide, l’air de glisser sur des rails. Rien de particulier en somme, sinon qu’il flottait un peu dans son élégant veston prince de galles et que son pantalon gris aurait mérité un bon repassage.

À présent que ma douleur s’estompe, peut-être vais-je comprendre. Je m’assieds, je me couche. Le temps de récupérer entre deux crises. Dans quelques jours ou quelques secondes, mon crâne se remplira à nouveau de mâchefer, je redeviendrai alors cet automate sans mémoire, obsédé par une seule question dont la réponse m’est régulièrement donnée comme une évidence. Silence ! Il faut fermer les yeux, se mettre sur le côté, voilà, allongé, dos à l’inutile, user enfin du droit de penser, de revenir en arrière. Sans haine et sans regrets. Calme.

Calme comme au début, quand je souriais tout seul, convaincu que tout rentrerait bientôt dans l’ordre, à commencer par moi. À vrai dire, la situation m’apparaissait alors franchement cocasse, voire irréelle. Je traînaillais place du Sablon, faisant de petites haltes sous les enseignes des antiquaires et des marchands de tableaux. Tout à coup, comme par miracle, son reflet m’apparaissait dans la vitre. J’entrais dans une église, à la recherche de silence, d’un peu de fraîcheur : il était là, assis au milieu de la dernière rangée, ses yeux respirant lentement la douce lumière descendue des vitraux. Parc de la Cambre, comme la pluie s’était mise à tomber dru, je cherchais un refuge sous les frondaisons, l’apercevant soudain qui me singeait de l’autre côté de l’allée. Et ainsi de suite.

À la longue je prenais des paris avec moi-même sur le lieu où il allait surgir. J’en étais arrivé à le considérer comme une mascotte que la main facétieuse du destin s’amusait à placer sur ma route. Je les entendais pouffer là-haut. Pas de doute, ils se payaient bien ma tête. Dieux cruels ! Dieux farceurs ! Quelquefois je me persuadais que c’était le hasard, un rêve éveillé, une méprise imbibée de mauvais vin. Il m’aura fallu une éternité pour réaliser à quelle absolue nécessité répondaient ces coïncidences. Et l’admirer lui, ce héros, ce promeneur superbe. En fait, il était organisé comme pas deux. Un vrai professionnel. Jamais un pas de trop, jamais un temps mort. Tout était scrupuleusement minuté.

Partager