Il y avait près de trois mois qu’un matin ensoleillé de printemps, Maryse, la femme d’Alexis, s’était tuée sur la route, à la sortie d’Orvieto. Les gendarmes avaient mis plus d’une heure à dégager son corps ensanglanté de l’Alfa-Romeo qui avait embouti un arbre isolé. Maryse s’était rendue à Gabrie, comme elle le faisait souvent, pour inspecter les vignobles qu’elle avait hérités de son père. Prévenu sans ménagement par un télégramme, son mari avait précipitamment quitté Orly par le premier avion en partance pour Rome d’où il avait gagné Orvieto par la route.

Effondrement dans la douleur. Insupportables démarches administratives devant des fonctionnaires à la mine banalement apitoyée. Présence attentive, qui se voulait réconfortante, d’innombrables cousins aux prénoms ignorés. Funérailles à l’italienne dans la cathédrale romano-gothique illuminée comme pour une fête. Inhumation dans le caveau familial. Rose blanche jetée d’une main tremblante sur le chêne blanc du cercueil. Lire la suite


Notre chambre, ma classe, la cour de récréation, tout était carré ou rectangulaire. Pourquoi, sur la carte, mon pays s’enfermait-il dans un triangle ? Avait-on plié la Belgique en deux, puis oublié de la rouvrir ?

Karel Jonckheere

Décidément, mon père, Wallon de vieille souche, semblait destiné à faire sa carrière de fonctionnaire en Flandre. Il ne s’en plaignait pas. Ma mère non plus, qu’il avait épousée au cœur du Brabant flamand. Venus de la petite ville affublée du nom de Zottegem où j’étais né, sept ans après mon frère qui, lui, naquit à Hasselt, nous voilà installés à Gand, près de la gare Saint-Pierre mais en face d’une ferme blanche et de ses champs cultivés.

En 1926, le moment était venu pour mes parents de choisir l’école primaire où je devrais passer deux années avant d’accéder aux « préparatoires » du collège Sainte-Barbe. Mon père n’hésita pas : il me confia à l’institution flamande que les frères des Écoles chrétiennes dirigeaient à une dizaine de minutes de chez nous. Lire la suite


Avant d’atterrir à Larnaca, l’avion décrivit deux larges boucles dans le ciel serein. Penché sur le hublot autant que l’autorisait la sacro-sainte ceinture serrée sur le ventre, Antonio voyait Chypre telle qu’il l’avait imaginée : une grande guitare posée sur la mer indigo. Il y avait longtemps, très longtemps, qu’il avait rêvé de visiter un jour l’île célébrée par Homère chantant la naissance de la belle Aphrodite : « le souffle humide de Zéphir l’a poussée sur la molle écume, à travers les vagues de la mer aux bruits tumultueux ». Il ne se rappelait plus le texte grec de L’Odyssée, mais se souvenait de sa traduction ânonnée aux jours lointains du collège.

L’avion enfin posé sur l’aérodrome, Antonio se joignit à ses collègues qui, comme lui, devaient participer à la réunion de travail, convoquée par l’organisation internationale dont ils faisaient partie. Et la banalité reprit promptement ses droits : formalités de la douane, trajet en car jusqu’à Nicosie, installation au Cyprus Hilton, un enangafè bien tassé pour se mettre en train, la découverte du salon prévu pour les discussions, l’approbation de l’ordre du jour… Lire la suite


En ce 13 juillet joyeusement ensoleillé, le train de 10 h 42 s’arrêta en douceur à la gare de M… Pour autant que l’on puisse appeler « gare » le petit bâtiment allongé, de construction récente, qui abritait essentiellement le garde-barrière et ses tableaux électroniques. Une valise de cuir brun à la main gauche, un homme vêtu d’un costume en gabardine mastic descendit lestement de la première voiture. Les cheveux blonds au vent, il paraissait la quarantaine et avait le teint pâle, l’air soucieux aussi, des citadins. Le temps d’ajuster les lunettes solaires sur son nez qu’il avait assez fort et déjà il se retrouvait seul sur les cailloux du quai étroit. Précédé d’un bref coup de trompe, le train était reparti en direction du chef-lieu de la province. Lire la suite