La princesse et le magister

Christopher Gérard,

Patrie toujours expirante

Belgique, royaume humain.

Paul Neuhuys, la Fontaine de jouvence

La scène se déroule pendant les saints de glace à Bruxelles, capitale des Provinces belgiques, dans un salon du Palais royal. Toute à sa rêverie, la princesse se tient à l’une des fenêtres de l’aile droite, en face du parc. Dans sa robe de brocart émeraude où flamboient la nacre et l’or, elle attend la visite du magister en caressant le museau d’Osbert, son animal de compagnie. Le petit rongeur se dresse sur les pattes arrière et, de ses longues moustaches soyeuses, vient chatouiller la main de la future reine. Une horloge sonne la demie. Dans le silence feutré, une porte grince en douceur. On gratte à celle du salon bleu. Entre un chambellan, velours jaune et noir.

— Altesse, la Garde nous signale le véhicule du magister…

— Des problèmes ?

— Juste une panne, Altesse.

— Le magister sera encore d’une humeur… Merci, Bart. Vous le mènerez immédiatement ici, sans passer par le secrétariat.

— À vos ordres, Altesse.

Bart a déjà refermé la porte derrière lui. Avec un gémissement agacé, Osbert se blottit dans la manche de sa maîtresse, d’où il ne bougera plus. Une bûche s’affaisse dans l’âtre en projetant quelques braises. Un bruit de pas, des coups secs frappés à la porte. Entre le magister, la mine soucieuse.

— Altesse, je suis confus…

— Laissons cela, magister. Avez-vous fait bon voyage ?

— Exécrable. Mon dirigeable était retenu à Berlin et j’ai dû prendre le train. Moi, conseiller de Sa Majesté impériale et royale, prendre le train, comme un vulgaire banquier ! Où allons-nous, princesse ? Où allons-nous ?

— Le Moscou-Rome est très bien… Ils ont de nouveaux drones de protection…

— Parlons-en, des Leterme V : camelote française. Ils tombent en panne pour un oui ou pour un non, s’écrasent dans les banlieues qu’ils sont censés surveiller. D’où de nouvelles émeutes… Vous voyez le tableau, Altesse ? Je l’avais pourtant dit à l’empereur, qu’il fallait préférer les Poutine, frustes certes, mais moins chers… et autrement plus efficaces ! Enfin…

Le chambellan débarrasse le magister de sa pelisse de renard argenté. Sur le pourpoint de soie resplendit le collier de l’Ordre de la Toison d’Or. Sa vue semble calmer le magister, qui se met à jouer avec le pendentif (il ne cessera plus durant tout l’entretien). Se penchant vers lui, Bart demande d’une voix douce :

— Un café, magister ?

— Volontiers ! Celui que prépare…

— Le petit Elio ?

— Oui, oui, Elio. Le cappuccino de ce gamin, Altesse, est une splendeur. On n’en trouve pas de pareil à Vienne. Et je ne vous parle des saletés que l’on vous fait boire à la Diète !

Dans un sourire, la princesse se tourne vers son chambellan :

— Bart, vous n’oublierez pas les madeleines. Celles de chez Collignon.

— Il en sera fait selon Votre volonté, Altesse.

Puis, après un gracieux demi-tour, la princesse désigne un siège à son invité :

— Prenez place, magister.

D’un œil approbateur, le magister contemple la porcelaine de Tournai sur la table basse. Il s’assied. Quand Bart réapparaît avec le plateau fumant — et les madeleines dorées —, son sourire s’épanouit. Après la troisième pâtisserie, toute trace de mauvaise humeur a disparu. L’entretien peut commencer.

— Altesse, j’ai été prié par la reine de Vous entretenir de l’avenir de ce pays et de ce que Montaigne appelait « le plus âpre métier du monde ».

— Ma mère m’a prévenue, en effet.

— Le temps nous étant compté, Vous voudrez bien accepter que je m’adresse à Vous avec…

— J’exige la plus totale franchise.

— Bien, bien, répond le magister, étonné par le ton sans réplique de la jeune princesse.

— Une autre madeleine ?

— Comment résister à pareille proposition ?

— Dites-moi, magister. Vous servez le royaume depuis longtemps, n’est-ce pas ?

— Depuis Albert le Débonnaire, que j’ai eu l’honneur d’accompagner dans ses premiers pas de souverain. J’étais jeune, mince. Et blonde ma barbe…

— Ensuite…

— J’étais aux côtés de Votre père, Philippe le Magnanime, le fameux jour où il a signé la Pacification de Bruxelles. Inoubliable : l’arrêt, sous la pression populaire, des menées séparatistes. La fin des Troubles. Notre antique devise, Ex unitate vires, à nouveau d’actualité. L’échec de la seconde Sécession.

— La première datant du xvie siècle, n’est-ce pas ?

— Exactement, Altesse. Le début du démembrement des XVII Provinces. L’objectif de nos chers voisins, depuis toujours et à jamais…

— Détruire nos vires ? Nos forces vives ?

— Saper notre unitas. Nous soumettre à leur rapacité. Faire de nous de petits poissons que l’on engloutit comme…

— Comme ces madeleines ?

— J’allais le dire, Altesse !

— Rien ne changera donc jamais ?

— Rien. (Le magister croque la dernière madeleine.) Rien : il faut toujours tenir sa garde et frapper sans pitié fanatiques et pourrisseurs. Nous sommes condamnés à une perpétuelle veillée d’armes.

La princesse laisse échapper un léger soupir. N’est-elle pas encore bien jeune pour apprendre l’implacable loi des monarques ? Un bref instant, le vieux crocodile, qui a connu toutes les trahisons, se laisse émouvoir par Sa solitude comme par les épreuves qui L’attendent.

— Oui, Altesse. La joie de Mathilde aux Belles Joues faisait plaisir à voir. L’union des Provinces belgiques enfin restaurée. La fin des slogans simplistes, des utopies criminelles.

— … rendus possibles par bien des erreurs, non ?

— Le règne funeste des invertébrés. Le despotisme des partis, leur ahurissante corruption. Leur aveuglement. Des Pygmées ! Leur égoïsme de partisans. Leur…

— Calmez-vous, magister.

— Vous avez raison. Voyez-vous, Altesse, à la suite des Grandes Conflagrations, Baudouin le Mélancolique avait dû, pour survivre, faire bien des concessions aux maîtres de l’heure…

— L’hyperpuissance.

— Oui, l’Empire de la Mer, qui avait fait de notre pays une base. Que dis-je, une colonie ! Après la brutalité des Teutoniques, la fausse douceur des ploutocrates. Le règne des mystificateurs, le saccage de notre capitale, le pillage de notre patrimoine. Dans l’indifférence générale.

— Je sais tout cela, magister. Mon aïeul, Léopold le Bâtisseur ne disait-il pas que « les pires ennemis de la Belgique, ce sont les Belges » ?

— Un grand monarque — donc diabolisé ! — qui ajoutait que la Belgique est « le pays du dénigrement ». Il en savait quelque chose, Léopold II. Inexplicable masochisme, entretenu par les rapaces du voisinage… mais revenons à nos Pygmées, à leur méconnaissance volontaire de l’intérêt général, que seul un monarque, choisi par le rapide destin, peut incarner. Et protéger. Souvenez-vous de ce que disait l’un de nos grands écrivains, Michel de Ghelderode, en parlant de nos rois : sans eux, « nous ne serions qu’un troupeau de boutiquiers, une plèbe grossière et grotesque ».

— L’image ne manque pas de force…

— Ni de justesse. Affaiblie la monarchie, disparu l’esprit public ! Retenez bien cet axiome, mon enfant.

— Je ne l’oublierai pas, magister.

— Pendant des décennies, les boutiquiers ont tenu le haut du pavé. Dilapidé nos ressources. Notre industrie démantelée par des incapables, notre enseignement saboté par les idéologues de la table rase…

— Les meilleurs alliés des mercantis.

— Toujours. Derrière les envolées sur l’égalité et patati et patata, des calculs et de sordides arrière-pensées.

— Une mauvaise conscience aussi…

— La haine de soi déguisée en amour de l’autre. La plaie de l’homme blanc. Méfiez-vous des beaux discours, Altesse. Songez aux abîmes qu’ils masquent.

Un mugissement retentit dans l’aile du Palais, sans pour autant émouvoir la princesse.

— Un pic de pollution, magister. Sans doute ce nuage venu de Turquie.

— ???

— N’ayez crainte. L’étanchéité du Palais est absolue.

— Comme à Vienne, la chancellerie et le Palais de l’empereur sont protégés par un dôme de particules, enfin ce machin électronique.

— Mon jeune frère vous infligerait un cours sur ces nouvelles techniques… auxquelles moi non plus je ne comprends pas grand-chose.

— Comment va Monseigneur ?

— Bien, il revient de Rotterdam, où il a passé ses derniers examens d’ingénieur. Il commencera son service dans la marine royale après le solstice d’été, que nous passerons à la côte.

— Ostende ?

— Oui, avec des escapades à Dunkerque, dans la nouvelle réserve naturelle, pour observer les oiseaux.

— Et pratiquer votre flamand — que vous parlez à la perfection. C’est un Gantois qui vous le dit.

— Merci, magister (1).

— Je me souviens des hurlements, dans les provinces du Nord comme du Sud, lorsque Philippe le Magnanime imposa les parlers romand et flamand dans tout le royaume. Il ne faisait que remettre à l’honneur une très ancienne forme de courtoisie, chacun parlant sa langue maternelle. Impossible, vociféraient les uns. Inacceptable, beuglaient les autres. Et aujourd’hui, tout le monde se parle tant bien que mal utraque lingua

— Oui, dans l’une et l’autre langue. La langue thioise et la langue d’oïl, parlées ou du moins comprises par tous ceux qui comptent dans les Provinces belgiques. Sans drame, puisque chacun sait sa langue protégée par la loi, comme chez les Helvètes.

— Dire que l’on a prétendu longtemps que la langue était tout le peuple. Quelle mystification ! Un résidu de jacobinisme, Altesse. En Belgique allemande, on dirait : un ersatz. Tout cela appartient au passé, Dieux merci.

— Pourquoi n’avons-nous pas adopté plus tôt le modèle confédéral, helvétique… ou bourguignon ? Que de temps, que d’énergie perdus ! Quel gâchis !

— Le poids de l’histoire, Altesse. L’imitation de Paris. L’État-nation et autres carabistouilles. De vieux complexes, indignes d’un peuple adulte. Alors que, depuis la Nouvelle Orientation, notre monarchie décentralisée, ses communes et ses provinces, ses conseils et ses états, sa structure souple héritée des ducs de Bourgogne, rendent possible la cohabitation de populations en apparence différentes, mais liées par l’Histoire comme par la géographie. Les liens du sang, du sol…

— … et de l’esprit, magister. Celui du Saint Empire.

— Je n’ai plus rien à vous apprendre. Vous vous souvenez du mot de Jean Bodin : « Le peuple dans ses états, le roi dans ses conseils. » Telle sera votre mission, chère princesse : arbitrer les niveaux de pouvoir, neutraliser les traîtres et les avides, incarner la continuité, inspirer la confiance et la concorde.

Les portes du salon bleu s’ouvrent sur le chambellan qui clame d’une voix forte :

— Sa Majesté le roi.

(1) L’entretien se déroule tour à tour utraque lingua, dans les deux langues des Provinces belgiques. Nous en proposons ici une traduction en langue d’oïl.

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