Esquisse d’une suite à l’Orestie

Jean-Louis Lippert,

Ceux parmi les sacerdotes qui veillaient aux étages du Berlaymont virent un équipage privé de phares et de rétroviseurs auquel manquaient les freins filer sur la rue de la Loi grillant tous les feux rouges dans le fracas des chars débouchant des voies latérales auxquels s’adressaient les coups de sifflet d’une police attentive à verbaliser les piétons s’aventurant sur les passages cloutés dans un nuage de plumes soulevé par le bolide après sa traversée d’un groupe de pigeons égarés sur le bitume dans leur course entre le parc Royal et celui du Cinquantenaire dont se dressaient au loin les arcades surmontées d’un attelage de bronze hennissant de panique face au cyclone métallique dépourvu de toute visibilité par la grâce de ses vitres blindées parfaitement opaques empêchant qui tenait le volant d’apercevoir à hauteur du rond-point Schuman une jeune femme que les sacerdotes aux étages eussent dite bien de son temps — nombril à l’air orné d’un piercing au milieu des tatouages, appareillages électroniques autour de la tête et téléphone portable tenu d’une main contre l’oreille, l’autre main conduisant une poussette pour enfant — si ne l’avait coiffée un casque à l’antique et si n’eût été parée son épaule d’une égide à la mode hellénique — bouclier protecteur bien nécessaire au moment du choc.

Un groupe d’hiérophantes au pied du temple était aux premières loges pour observer le vol plané de la voiturette ainsi que l’écrasement de son insolite occupant contre l’huis de l’immeuble de verre.

le coryphée : Un oiseau de malheur cloué sur une porte, on a déjà vu ça. Que cet oiseau soit une chouette excitera sans doute la curiosité des passants.

le chœur : Passez, passants, par le passage du passé !

le coryphée : Comprendront-ils ce divin présage ? Les mystagogues de la télévision ne sont pas encore là. Quelles interprétations leurs caméras feront-elles de l’oiseau d’Athéna, dont les ailes saignent à l’entrée du Berlaymont ? Qu’une couvée de rapaces éclose au sommet de la cathédrale, et les images des fauconneaux sortis de l’œuf en gros plan feront la joie du journal télévisé. Mais que l’antique symbole de la sagesse agonise au seuil du temple sacré ne méritera peut-être aucun regard !

le chœur : Passez, passants, par le passage du passé !

*

Ceux parmi les sacerdotes qui veillaient aux étages n’ignoraient pas plus que les hiérophantes au pied du temple une vieille légende selon laquelle cette capitale d’Europe serait vouée à disparaître si désertaient leurs nids les rapaces à ses plus éminents sommets. Nul aruspice de sinistre augure ne prédisait un tel sort à la ville si tous les fléaux du monde s’abattaient sur ses colonies de colombes dont ils voyaient encore flotter les plumes sur l’asphalte après le passage du char privé de phares et de rétroviseurs auquel manquaient les freins dont les opaques vitres blindées n’avaient pas permis d’apercevoir Pallas aux yeux pers protégée par son égide lorsqu’elle traversa le rond-point Schuman derrière une poussette pour enfant d’où sous le choc avait jailli le passager paré des atours du hibou pour aller se fracasser contre les portes vitrées du Berlaymont.

athéna : Quel nuage de cendres envahit les esprits de l’Europe entière ! Quelle marée noire en pollue les âmes ! Jamais je n’y ai vu pareils Nuit et Brouillard ! Par mon égide resplendissante au soleil, c’est Phoebus Apollon que je veux invoquer pour lui dire combien, dans les plus sombres nuées d’entre lesquelles Homère se plaisait à me faire surgir au milieu des mortels, je n’ai pas souvenir de pareilles ténèbres !

le coryphée : Ne nous accable pas de si cruels reproches, fille de l’Olympe.

athéna : Je n’accuse pas les serviteurs du temple, mais ses grands prêtres félons. Quelles autres vertus qu’opportunisme, arrivisme et carriérisme pour guider le destin du peuple ? Et quel aveuglement ! Voyez le sort qu’ils réservent à l’oiseau dont le regard jadis perçait l’obscurité de la nuit.

le coryphée : Crois bien que nous t’avons toujours fidèlement servie, ô déesse ! Mais la malédiction des Atrides semble avoir franchi les siècles.

athéna : Tu évoques l’Orestie d’Eschyle. Cette seule fois où je parus sur une scène de théâtre fut aussi celle où Athènes entendit instituer ma loi.

le coryphée : Que veux-tu dire ?

athéna : Ne fais pas davantage offense à ceux qui ne sont plus.

le coryphée : Crois bien, Pallas, que notre intention n’est pas de te manquer de respect en feignant d’ignorer quel fut ton rôle dans la pièce d’Eschyle voici le quart d’un décamille. Mais ce sont les dirigeants d’aujourd’hui qu’il faut incriminer, tant ils œuvrent à l’abrutissement généralisé.

athéna : Je suis la première à en rougir, tant je croyais l’Europe orientée sur le chemin du droit et de la justice.

le coryphée : Tu sais bien, déesse de la raison, qu’il s’agit là de mots. Nous n’avons de cesse, quant à nous, de rappeler comment dans l’Orestie tu fus la première à instituer un tribunal démocratique et une élection libre.

athéna : C’est bien là ce que me dictèrent les puissances invisibles, quand il fut question de juger pour son acte le fils de Clytemnestre et d’Agamemnon.

le coryphée : Nous avons en mémoire que tu justifias ce qui était alors tenu pour crime selon le sens commun des hommes.

athéna : La justice divine excusait que l’Atride eût versé le sang de sa propre mère, coupable d’avoir bafoué les plus hautes prescriptions morales en trahissant Agamemnon.

le coryphée : De sorte que tu prescrivis un jugement équitable devant l’autel d’Apollon, qui se jouerait au nombre de voix. Leçon dont la société des hommes aurait à se souvenir pour tous les temps à venir. Mais dis-nous donc en quoi cette affaire ancienne aurait encore une quelconque actualité.

athéna : Je ne sais quels desseins dissimule une telle question. Ne voyez-vous pas ce qui se passe ? Partout se jouent des simulacres d’élections libres et de tribunaux équitables, quand Agamemnon ne cesse d’être assassiné par le poignard d’une cupidité trempée dans le poison de la pire des perfidies.

le coryphée : Pardonne, ô déesse, la faiblesse de notre entendement.

athéna : Pauvres mortels ! Faut-il que vous soyez assujettis aux discours fielleux de vos maîtres pour ne pas voir à quel point l’ancien ordre du monde, celui du capitalisme archaïque, s’assimilait à la figure d’Agamemnon.

le coryphée : Ne pouvait-il être critiqué, même à mort ?

athéna : C’est le juste propos de la raison, qui encourageait une pensée révolutionnaire. Mais ce qui s’est passé fut le contraire. Appelons Clytemnestre la démocratie, légitime épouse du capitalisme de papa. Leur fils Oreste incarne leur dépassement historique. Or, que se passe-t-il ? Voici que la reine manœuvre, son époux ayant le dos tourné, pour se jeter dans les bras d’Égisthe le gigolo, que l’on peut à bon droit comparer au nouveau marché du désir, par quoi se déploie un capitalisme de la séduction sans foi ni loi. C’est la Bête Sauvage envisagée par Hegel, insatiable et débridée, qui ne se peut déchaîner sans temps morts ni entraves qu’à partir du meurtre d’Agamemnon…

le coryphée : Qu’Oreste est dès lors libre de venger ?

athéna : Lui et sa sœur Électre sont le devenir historique. Ils n’ont de futur viable qu’à condition d’une parfaite lucidité sur la mort d’Agamemnon, comme sur la trahison de Clytemnestre et de son amant Égisthe.

le coryphée : Ne crains-tu point que ton discours soit bien étranger à ce qu’ils vivent aujourd’hui ?

athéna : Plus que jamais leur est nécessaire la mémoire d’Agamemnon, qui fut le garant des lois, comme d’une foi commune dans la perfectibilité de l’ordre social. Or tout s’est renversé. Les social-démocraties libertaires, sous le masque du progressisme, furent les principales fossoyeuses de l’avenir. D’où le succès paradoxal, en réaction, d’un burlesconisme généralisé.

le coryphée : Quelle serait donc, pour l’Europe, la voie de la raison ?

athéna : L’oiseau qui devrait être son emblème s’est fracassé contre les vitres de l’immeuble d’où est parti le char aveugle, sans phares ni rétroviseurs et dépourvu de freins, m’ayant percutée sur le rond-point Schuman.

le coryphée : Cela nous donne certes à réfléchir.

athéna : Le sort de l’Europe entière dépend du pays qui vit naître les Atrides. La Grèce est leur laboratoire, ce berceau de la démocratie qui appartient à l’Occident comme à l’Orient. Voyez ce que leur char a fait de mon landau ! C’est là qu’ils frappent, à la tête et à l’ombilic d’une civilisation ! Car il faut détruire l’esprit même de l’Europe avant de lui passer sur le corps. Tous les acquis sociaux, leur stratégie consiste à les reprendre dans la poche des paysans et des ouvriers, des artisans et des gens de la mer, des enseignants et des infirmières, des artistes et des fonctionnaires, coupables d’une dette irrécouvrable à l’égard de ces marchés spéculatifs de la finance qui ont usurpé toutes les places de l’Olympe !

le chœur : Passez, passants, par les passages du passé !

Partager