Pour Jacques De Decker

Le texte est irréductible. On ne s’en évade pas. C’est une prison, il n’y a même pas de gardiens que l’on puisse corrompre. Les mots s’imposent une fois pour toutes, ceux-là et pas d’autres, dans un certain ordre qu’on est obligé de trouver et qu’on ne peut plus modifier, on est enfermé dans des phrases qui sont comme les barreaux d’une cage – ou bien c’est un train aux portières verrouillées, qui file à grande vitesse sur des rails inamovibles, je frappe aux fenêtres, je crie, personne ne m’entend, il ne s’arrêtera jamais, je vois défiler les campagnes paisibles où des gens vivent, je traverse des gares, des villes, des montagnes, l’humanité entière est sourde. Je voudrais que quelqu’un essaie de me rejoindre. Je suis protégée par une forteresse, j’ai fermé toutes les portes à double tour puis j’ai jeté les clefs dans les douves, je meurs de détresse et de solitude. Un homme marche dans la maison, il tente de trouver un accès à la salle où je me cache. Je ne suis même pas sûre que cet accès existe, il le croit et cela m’épouvante. Il essaie tous les couloirs, toutes les poignées de porte, il frappe sur les murs, peut-être un son différent révélera qu’il y a un passage secret ? Je suis roulée en boule sous la table, j’ai rassemblé tous les meubles de la pièce autour de moi pour me dissimuler, je tremble de terreur qu’on me découvre car si on s’approche, c’est pour me tuer, n’est-ce pas ? et aussi qu’on ne me trouve pas car je mourrai bientôt d’inanition. Mais qui me nourrirait ? Si un être humain se trouve devant un autre être humain, peut-il concevoir un autre projet que le meurtre ? De la faim ou du poignard, je ne sais pas ce que je crains le plus. Je suppose que, jadis, j’ai vécu à l’air libre, mais je suis enfermée depuis si longtemps que je ne m’en souviens pas. Cela est probable. Je n’ai pas pu naître sous cette table, j’ai dû être un enfant, sans doute une mère m’allaitait, il me semble que j’ai connu le soleil, le vent dans les cheveux, la plaine herbeuse qu’on dévale, ou ces images ne sont-elles que des hallucinations comme la lumière admirable que décrivent ceux qui sont allés jusqu’à la mort et en sont revenus ? Je crois que j’ai des souvenirs : je vivais seule dans la forteresse, cependant je recevais du courrier, on me téléphonait, je regardais la télévision. Un jour, j’ai commis la folie de demander qu’on me rende visite et j’ai entendu sonner à la porte. Cela m’a terrifiée. Je me suis levée brusquement, faisant tout tomber autour de moi, je suffoquais, où me cacher ? Il suffisait peut-être de ne pas répondre, on croirait que je n’étais pas là, on repartirait ? Mais il y a eu un deuxième coup de sonnette, le visiteur pensait, c’est sûr ! que je n’avais pas entendu. C’est que la maison est tellement grande, il est vrai qu’on peut s’y perdre, il y a tant de caves, entourées de tant de murs, cachées au cœur de tant de dédales que les bruits du monde extérieur n’y parviennent pas. On m’a dit que jadis, par grande tempête, les habitants des environs s’y réfugiaient et qu’un jour il y a eu un éclair si terrible qu’il a abattu une des tours d’angle. Les pierres tombaient dans tous les sens, s’éparpillaient parmi le tonnerre du vent et de leur propre éclatement, le peuple massé dans les caves n’a rien entendu. Après une semaine, le plus audacieux des villageois a ouvert une porte, fait quelques pas timides. Tout était calme. Il s’est avancé le long des souterrains, quelques hommes l’ont suivi, ils ont entrepris de remonter prudemment, marche après marche, en faisant des pauses, les escaliers sombres et usés qui conduisent au rez-de-chaussée. Là, ils ont vu que le soleil brillait, les pavés de la cour étaient secs, ils ont examiné les dégâts et ont parlé de réparer. Ils ne l’ont pas fait. La tour du Nord n’a jamais été reconstruite. Je ne sais pas si c’est par paresse, je soupçonne la superstition et qu’ils ont eu peur, s’ils la relevaient, que les dieux se sentent défiés.

Quand la sonnette a retenti pour la troisième fois j’ai pensé à fuir vers cette cave, mais je ne sais pas où elle est, et l’entrée de l’escalier qui mène aux souterrains se trouve dans le grand vestibule, derrière le portrait en pied de mon arrière-grand-mère. J’ai eu peur de m’y aventurer et que le visiteur me voie passer. Rien ne me garantissait qu’il ne regardait pas par le trou de la serrure : que sais-je de l’insolent qui a traversé le parc et est venu jusqu’à ma porte malgré les nombreux avis que mes ancêtres ont cloués sur les troncs d’arbre pour avertir les passants que ceci est une propriété privée et qu’on ne peut pas y pénétrer ? J’aurais bien lâché les chiens, mais il n’y en avait plus, depuis le temps que je n’étais plus sortie et que je ne les avais plus nourris, ils étaient tous morts de faim. J’ai reculé. J’ai quitté le dessous de la table en rampant sur le tapis usé, j’ai ouvert une porte dérobée, j’ai cherché une pièce sans fenêtre, il n’y en a pas dans cette maison. Est-ce possible ? A-t-on été imprudent au point d’ouvrir des fenêtres dans tous les murs ? Mais à quoi pensait-on, jadis, quand on construisait ? ne savait-on pas qu’il y a des ennemis, qu’ils rôdent la nuit, dans l’ombre et que s’ils voient de la lumière dans une chambre, ils se glissent silencieusement le long des façades, ils grimpent en s’accrochant au lierre et aux glycines, ils cherchent à entrer et trouvent toujours – toujours ! – une ouverture, un vantail mal attaché, un volet branlant, ils s’introduisent furtivement et viennent, à pas de loup, égorger les dormeurs ? Je me suis faufilée à travers la salle de musique, la bibliothèque, le salon d’hiver, j’ai pris le petit couloir qui mène à l’office, je voulais éviter les cuisines et monter aux chambres, mais l’homme était déjà là, il me regarde, il me parle, il me sourit, je suis perdue, on m’a retrouvée, il faut vivre.

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