N’accepter pour vrai que ce qu’admet la raison ou l’expérience.

En arrivant, je suis allée au V.V.V., le bureau de tourisme, celui qui se trouve en face de la Gare Centrale. Je savais d’avance que c’était le seul moyen d’obtenir un toit pendant ces semaines-ci. La population de la ville a plus que doublé depuis le vernissage de la grande exposition Rembrandt – 300e et, tout comme en haute saison, le V.V.V. centralise offres et demandes de logement.

Tout de même, c’est drôle d’agir ainsi en étrangère dans ma propre ville. C’est le mois d’octobre, celui de mon anniversaire. Le jaune vif des platanes illumine le ciel. Mais moi je fais la file au V.V.V., touriste parmi les touristes – valises, caméras – que trois hôtesses polyglottes écoutent, casent, orientent. Ils repartent en soufflant, tenant un plan d’Amsterdam irrigué de larges traits bleus et marqués de deux croix : l’une indique « Vous êtes ici » et l’autre, au bout d’un fil d’Ariane dévidé au stylo à bille : « Vous logez là ». Chère récompense après la longue attente dans le bureau mal aéré. Au téléphone, les employées épellent aux logeurs le nom des visiteurs qu’on leur envoie. Et les fiches d’inscription, épinglées d’un billet de dix florins de caution, se complètent à mesure. Régulièrement, une des hôtesses, s’efforçant de respecter la prononciation des divers patronymes, fait l’appel : « Mister Mac Donnell… Herr Steinhofer… Madame Legrand… Fraulein Neeb… Mijnheer van der Weele… » Quelle part du Labyrinthe me sera indiquée ? Je voudrais rester dans le Centre.

« Vous êtes ici. Votre hôtel est au 113, Leidsegracht, ici. Vous prenez le bus numéro… – J’ai ma voiture. – Ah ! Dans ce cas, vous suivez le Damrak, vous arrivez au Dam, vous prenez le Rokin jusque… » Et comme obéissant à une formule magique, le stylo glisse sur le plan de la ville. J’écoute et je regarde. Les noms qui chantent, les voies de ma langue maternelle que j’ai si peu l’occasion de hanter. Je me souviens du Leidsegracht.

Voyant que j’ai compris son explication, l’hôtesse me sourit, satisfaite, prête à s’occuper du client suivant. Je la remercie et je sors enfin. Par un coup de chance, j’avais réussi à parquer ma DAF derrière la Bourse. Maintenant je repars : le Dam, le Rokin, voici l’Amstel… Heure de pointe ou pas, ce trafic surprend, avec ses trams téméraires et ses vélos comme surgissant d’une gigantesque prestidigitation. Il fait beau. Dans l’air sec et bleu, les platanes triomphent au soleil et les mouettes planent, criant les envies d’aventure, les parfums du port, les larmes des départs. La première fois que je suis revenue dans ma ville natale, je l’ai trouvée immense, presque effrayante. Mais grâce aux arbres, aux pelouses, surtout grâce à l’eau des grachten, des canaux, j’ai retrouvé assez vite le secret de sa vie intime, une fidélité sous le déguisement des siècles. Je ne reste jamais que trois ou quatre jours, parfois moins. Je ne connais plus personne ici et je ne tiens pas à renouer des liens. Anachronique, on me croirait folle.

J’ai déposé mes bagages à l’hôtel, rempli la fiche d’identité, et je suis ressortie, à pied cette fois, parmi les vélos, les autos, les trams, les platanes, les péniches, les canards. Trop tard pour le musée : il ferme à dix-sept heures. Et demain il n’ouvrira qu’à treize heures car c’est dimanche. Dimanche ! Tous ces gens qui faisaient la file au V.V.V., je vais les retrouver agglutinés autour des guides, massés entre Rembrandt et moi. Ils feront du bruit, de la chaleur moite, des commentaires, ils promèneront leurs accoutrements bigarrés entre la délicatesse des clairs-obscurs et moi en reconnaissance. Qu’ai-je à opposer au snobisme de ceux qui s’intéressent brusquement à Monsieur Harmenszoon van Rijn pour la simple raison qu’il est mort il y a trois cents ans ? Je connais par cœur la collection permanente : je suis venue voir Le serment des Bataves à Claudio Civilis, que j’ai raté à Stockholm, Le Cavalier exilé à New York et aussi, bien sûr – pourvu qu’ils ne l’aient pas déplacé – je suis venue rendre visite à Titus en moine. Je le cite en dernier, comme s’il ne me venait à l’esprit que maintenant, comme s’il n’avait qu’une importance marginale. On peut le voir, autant de fois qu’on veut, dans la Kalverstraat, chez Roelofs Kunsthandel, mais ce n’est pas vraiment lui, là il est reproduit – est-ce possible ? – multiplié, figé. Or pour moi, ce visage est unique, il a dix-neuf ans et je l’ai perdu en 1660.

Au moins, je suis sûre de le revoir demain. Je ne souffrirai pas l’affreuse déception de la fois où, ne disposant que d’un jour pour venir, j’ai foncé vers la salle où il se trouve d’habitude, pour arriver devant un autre tableau. J’ai cru que je m’étais trompée de mur, de cimaise, d’étage, de musée… de ville ! « Cette toile, » me dit un gardien d’une voix feutrée, « est prêtée au Louvre. » Titus à Paris ! Mon cœur cognait la chamade. Aujourd’hui, c’est différent. Le Louvre envoie ses Rembrandt à la grande exposition d’anniversaire, donc pas question pour Titus de quitter le Rijksmuseum. Mais il me reste ce soir et tout demain matin pour prendre patience.

J’ai dormi tard. C’est la chanson d’un orgue de rue qui m’a réveillée. La brume se dissipe. Dans une heure, il fera chaud. La perspective d’errer le long des grachten active ma toilette. Je descends déjeuner. Le thé est brûlant. Les petits-déjeuners hollandais sont inimitables, avec leur douzaine d’aliments différents disposés d’après leur goût, leur forme, leur couleur. Est-ce l’influence coloniale ? Par la fenêtre, les platanes se dorent à la lumière d’octobre. Nous aimions l’automne et les promenades sur les nouveaux canaux de ceinture. Nous avions rêvé à notre future maison, là, sur les anciennes fortifications, où l’on avait planté des rangées d’arbres. Puis ton père a été ruiné, ton caractère a changé, tu me faisais souvent pleurer, je te pardonnais tes sautes d’humeur, je savais que tu souffrais, tu me demandais pardon. Cette épreuve, qui aurait pu nous séparer, nous avait rapprochés. Mais quand mon père est retourné aux Indes pour s’y fixer, ma mère et moi avons dû le suivre. Moi, le destin m’a arrachée à mon fidèle amour et il n’a pas permis que je voie même la ligne d’horizon des îles dorées.

J’accroche ma clé en passant à la réception. Le joueur d’orgue au coin de la rue fait sauter la monnaie dans sa sébile de cuivre. Je lui donne un kwartje. Il me sourit. Il met ma ville en musique.

Je m’attarde dans la Nieuwe Spiegelstraat, j’étudie les étalages des antiquaires, par goût des choses d’autrefois bien sûr, mais surtout dans l’espoir inavouable de retrouver l’un ou l’autre objet de la vente forcée de 1656, ce qui ne m’est encore jamais arrivé. Une fois, j’ai cru reconnaître une petite montre au cadran d’émail bleu outremer, enchâssée de perles fines, mais quand j’ai eu l’objet entre les doigts, j’ai dû déchanter.

Sur le Dam, les pigeons se laissent gaver de pain et de graines autour du récent Monument national, face à l’hôtel Krasnapolsky. Le vent froid vient de la mer, par le Damrak. Dix heures ? À mon poignet il est moins cinq. Dix heures à l’horloge fixe, en bois plastifié, annonce le départ de la prochaine rondvaart : en bateau sur les canaux et dans le port, voilà une excellente façon d’occuper la matinée et de revoir, paresseusement, quelques beaux coins de la ville. Si je m’assieds au premier banc, je ne verrai pas trop les touristes – plans, cartes postales et caméras. Je n’écouterai pas le baratin du guide. L’ancienne ville, je la connais aussi bien que lui.

Pour le moment, il est en train de boire un gobelet de thé sur l’embarcadère. Il se dépêche : à bord, on n’attend que lui. Enfin, il dénoue l’amarre et saute dans la vedette. Il est grand, bien fait, il porte un pull étroit de couleur rouille. Je jurerais qu’il étrenne aujourd’hui son pantalon de velours brun, coupé à la dernière mode. Il étale un journal sur la petite marche de bois où il va s’asseoir. Ce geste ne doit pas lui être habituel. Ses yeux, cachés par de grandes lunettes solaires, je les imagine clairs. Ses cheveux blonds, qu’il porte longs, gênent parfois sa vue, alors il les rejette en arrière d’un coup de tête. Il s’empare du micro pour nous souhaiter la bienvenue en quatre langues. Il parle néerlandais, français et anglais sans accent. Son allemand est moins bon. Mais son texte est adapté à chaque nationalité. Il fait semblant de dire quelque chose alors que lui se sent probablement aussi personnel qu’une bande enregistrée. Quand il annonce en néerlandais les sept ponts en enfilade, il me semble qu’il n’arrivera pas à temps au bout de son commentaire et que les germanophones rateront le coup d’œil. Mais non, il a dû s’imposer des points de repère : tout le monde tourne la tête à gauche au bon moment. Et, comme chaque fois, personne ne s’aperçoit que les sept arcades sont au nombre de cinq. Est-ce un sourire de connivence que nous échangeons ?

Pour montrer la Maison-aux-trois-canaux, il s’est levé et a posé la main gauche sur la barre nickelée devant moi, tout près de mon coude. Une main que j’ai déjà eue dans la mienne ? Celle qui tient le micro porte une chevalière en argent, dont je ne distingue pas les initiales.

« Herengracht, Keizersgracht, Prinsengracht. Ce sont les trois canaux de ceinture qui furent construits au XVIIe siècle, le siècle d’or de l’histoire des Pays-Bas. C’est là, au temps de la prospérité glorieuse d’Amsterdam, que les patriciens faisaient bâtir leurs maisons. »

Si seulement Saskia van Uylenburg avait survécu, disait-on alors. Si seulement… Pourquoi faut-il toujours se séparer ? Pourquoi m’a-t-on forcée à quitter Amsterdam ? Et si c’était – cette idée m’effleure pour la première fois – si c’était à cause de mon amour pour toi ? « Merci, Messieurs Dames. N’oubliez pas le guide, s’il vous plaît… » Je mets deux florins dans cette paume amie. « Dank je wel, veel plezier in Amsterdam ! » Il me tutoie dans notre langue, ce gondolier du Nord ; sa voix, qui n’est plus déformée par le micro, m’est familière. En partant, je ne peux m’empêcher de me retourner. Il me suit des yeux. Un autre bateau plein de touristes l’attend de l’autre côté de l’embarcadère. Je me dirige vers la Leidse Plein à la recherche d’un endroit où manger sur le pouce. Le musée ouvre à treize heures et je dois essayer d’entrer la première dans la salle 552.

Au programme de mes brefs séjours ici, il y a tout un rituel : étudier les étalages des antiquaires dans la Nieuwe Spiegelstraat, manger le poulet au gingembre dans un restaurant oriental, me trouver au Rijksmuseum un quart d’heure avant l’ouverture. Mais aujourd’hui, alors que j’arrive encore plus tôt, il y a déjà une file de plusieurs mètres. Je n’ai jamais vu cela. Une fois à l’intérieur, tout se déroule aussi mal que prévu. On circule comme dans le brouhaha d’un grand magasin au moment des soldes. La claustrophobie me gagne. J’ai la nausée. Titus, dans son habit de moine, ne lève pas les yeux. Ainsi à la merci de la foule qu’il déteste autant que moi, on dirait une copie. lise refuse. Je me réfugie au cabinet des estampes. Là je pourrai passer des heures dans une paix relative, jusqu’à ce qu’un gardien du musée, content d’avoir fini sa journée, vienne m’annoncer qu’il est cinq heures moins cinq.

Je me retrouve au soleil. Après la paix arrêtée des gravures, le temps recommence à rouler : avec les arbres qui renoncent à l’été, entre les voitures bruyantes et sales qui frôlent mille collisions, dans les gestes des piétons pour qui je ne suis qu’un obstacle parmi d’autres sur le trottoir aux pavés inégaux. Mais je sais où il y a une librairie ouverte.

« Existe-t-il un livre qui raconte la vie de Titus van Rijn ? » La libraire réfléchit à cette colle inattendue. « Pas à ma connaissance, dit-elle, mais si vous vous adressez à ce jeune homme, là-bas, il vous renseignera mieux que moi : c’est notre spécialiste du XVIIe siècle. » Au bout du regard de la libraire, il y a, de dos, un homme svelte aux longs cheveux bouclés occupé à classer des volumes sur les rayons.

« Un livre sur la vie de Titus van Rijn ? » s’étonne-t-il. « Non. Tout au plus pourriez-vous lire une bonne biographie de son père. Justement nous avons un grand choix d’ouvrages sur Rembrandt, à cause du trois centième anniversaire… Si vous voulez jeter un coup d’œil ici… » Des mètres de livres. Par où commencer ? Ainsi vivait Rembrandt au siècle d’or… Je feuillette en repérant les dates : « 1634, épouse Saskia van Uylenburg, la nièce de… mm… Rombertus n’a pas vécu deux mois, Cornelia n’a pas vécu un mois, une autre Cornelia pas davantage… » Ah ! Voilà : « En 1641 naquit Titus, le fils dont les traits fins et l’air rêveur nous sont connus par une série de tableaux. Il fut baptisé le… mm… mais Saskia ne recouvra jamais ses forces après cette naissance et mourut le 14 juin 1642… » C’est tout pour Titus. « Connu par des tableaux » : ils te connaissent par des tableaux ; vais-je bientôt en être définitivement réduite à cela, moi aussi ? Et Magdalena ? Et l’enfant ? Rien sur elles deux. Peut-être dans cet autre livre ? « la guerre entre… mm… moins de commandes… mm… soucis matériels… » Mon Dieu, l’inventaire ! « L’inventaire de 1656, repris ci-dessous, a permis de reconstituer pièce par pièce l’ameublement de la maison actuellement transformée en musée… chaises espagnoles… velours émeraude… coupes précieuses… parures d’Orient, turbans, plumes, panaches… verre de Venise… corail blanc… cadran d’émail bleu outremer serti de perles fines… » Oh ! l’affiche annonçant la vente forcée : « Segget voort : Qu’on se le dise »… Les pirates ! Ah ! ici… « Vieillesse du Maître… Même son fils Titus mourut avant lui… funérailles à la Westerkerk le vendredi 7 septembre 1668, à peine six mois après son mariage avec Magdalena van Loo. » Un point, c’est tout. J’ai beau feuilleter, interroger : rien de plus. Elle lui a donné une fille qu’il n’était plus là pour accueillir. Qui est-elle ? L’a-t-elle aimé d’amour ? Et moi, qu’est-ce que je fabrique parmi ces chromos pour touristes, ces briques savantes grevées de dates ? Qu’ai-je à faire de ces bêtes mortes quand lui ne lève même pas les yeux ? Voilà le « vendeur spécialiste du XVIIe siècle » qui revient. Il croit sans doute que j’ai l’embarras du choix. S’il savait !

Eh bien il sait. « Rien là qui vous intéresse, » affirme-t-il, « tout cela vous est connu. » Me prend-il pour une historienne de l’art ? Une spécialiste, comme lui du… se tait, il me regarde, qu’attend-il ? Et moi ? Il me sourit. Ah ! Ce sourire d’il y a si longtemps… Le silence n’a donc pas d’âge ? Tandis que je réfléchis à l’absurde d’une telle question, il dit : « Venez me voir ce soir chez moi, j’ai ce qu’il vous faut. Voici mon adresse. J’habite une péniche dans le Quartier des Indes. » Et, me tendant un bout de papier où il a griffonné le nom du bateau et son emplacement, il regarde déjà plus loin derrière moi et hausse la voix pour dire : « Professeur, j’ai une bonne nouvelle pour vous ! » Je me retourne vers un monsieur d’une cinquantaine d’années, grisonnant, lunettes, cravate. « Excusez-moi, à ce soir ! » me dit encore le jeune libraire, tandis qu’il entraîne son client ravi vers le fond du magasin. En marchant, il passe la main sur les cuisses de son pantalon neuf. Veut-il en chasser la poussière ou simplement sentir sur sa paume la caresse du velours ?

« Ce soir », quand est-ce ? Sept heures ? Dix heures ? Je m’impose neuf heures ; et pour tromper mon impatience, je m’installe devant les vingt-quatre raviers d’une « table de riz ». N’accepter pour vrai que ce qu’admet la raison ou l’expérience. Ou l’expérience. Et quand l’expérience contrarie la raison ? Le serveur arrange les bols sur les chauffe-plats. On dirait un prêtre qui officie, un culte impénétrable… Je n’aime pas le riz mangé avec des couverts en métal, je demande des baguettes.

Ton visage, à la longue, a trompé ma mémoire, je n’ai pu le garder en moi, ou, au contraire, il s’est ancré si loin au fond de moi qu’il m’était devenu inaccessible, impossible à rappeler. Tes traits me revenaient à l’improviste, comme dans un bref accès de fièvre, au moment où je ne te cherchais pas. Ou alors, la nuit : tu surgissais de derrière une dune, on entendait la mer, tu venais à moi, et plus tu t’approchais, plus le bruit de la mer s’amplifiait… Si maintenant je me dis : « Je pense à toi, comment es-tu ? Comment parles-tu ? Quelle forme, quelle couleur ont tes yeux ? Tes sourcils ? Quel est ton parfum ? », je puis répondre à ces questions fragmentaires, mais pour toucher ton être tout entier, vivant, rayonnant comme de notre temps, j’ai besoin de fréquenter les peintures de ton père, de me tenir tout près d’elles, à portée de voix chuchotée, tu comprends ?

Le serveur s’incline et répète : « Puis-je vous servir encore un peu de riz ?

— Avez-vous vu ce visage ? dis-je en posant mon bol.

— Un portrait ? demande-t-il, un autoportrait ?

— L’âme offerte, le regard…

— À la… dérobée… » articule-t-il lentement.

Je me demande si un regard dérobé est… caché ? volé ? Là, je n’entends que la fin de sa phrase : « … l’harmonie. » Après une pause, il ajoute : « Vous autres. Occidentaux, cultivez l’espérance où nous invoquons l’harmonie…

— Mais… l’Orient, j’aurais pu… je n’y suis pas parvenue… je n’ai jamais atteint les îles dorées… L’harmonie, disiez-vous ? »

Je reprends mes baguettes. Il s’incline et se retire.

Mes points de repère : le heurtoir, les vitres de couleur, les parfums puissants – huile et térébenthine – de l’atelier de ton père, le cabinet des curiosités, collections d’objets rares, parmi lesquels une petite montre d’émail bleu outremer. Les farces de la Saint-Nicolas, les danses du mois de mai. La couleur déteinte de tes yeux quand j’ai dit que je devais partir. « Indes maudites ! » as-tu crié. Tu as mis tout ton chagrin dans la colère. Après la mort de ta mère – sur qui, les derniers temps, tu t’interrogeais de plus en plus – après la faillite paternelle qui t’a chassé de ta maison, voici que tu perdais « la lumière de ton avenir ». Tu te rappelles ? Tu as dit cela. Maintenant je ressens la pression de ta main dans la mienne, puis la caresse qui se défait, les doigts qui glissent et se séparent.

Le serveur, immobile à l’autre bout de la salle, me regarde ouvrir mon sac, sortir ma carte d’identité et la consulter comme une élégante inquiète jette un coup d’œil à son miroir. Sur ce rectangle vert déplié, je peux relire et vérifier mon existence : nom, prénom, état civil, profession, lieu et date de naissance…

Nous avons laissé grandir entre nous un océan, à une époque où cela signifiait se perdre… Quel est ce bruit ? Cette menace ? Ce frottement rythmé, inquiétant, dans chaque cristal de l’air ambiant ? « Rien que de banal : c’est le temps », dit le serveur en s’inclinant pour me présenter la sauce d’huîtres. Son ton docte m’horripile. « Le temps et la distance », poursuit-il, « qui grignotent le bonheur humain. » Comme c’est original ! Mais déjà il s’éloigne. Sans regarder de son côté, je l’imagine glissant à reculons, il me semble qu’il ne me quitte pas des yeux. Bientôt, il va revenir interrompre ma rêverie, briser ma… méditation, m’empêcher de te rejoindre ou de faire le vide en moi pour entendre la mer et le vent dans les dunes. En effet : « Avant les beignets aux mangues, permettez… » Il me sert du thé tout frais, brûlant, clair ; à la surface fumante flotte un pétale de jasmin. Mais cet homme entre toi et moi, je ne peux tout de même pas le jeter à la porte ! L’idée me met de bonne humeur. Il doit sortir d’un conte où le génie que l’on coupe en morceaux ressuscite en se multipliant à chaque coup de hache, comme les cartes postales où tu poses, les yeux baissés sous ta capuche monacale. J’ai le vertige. Je m’esquive sans attendre la monnaie de mes dix florins.

La nuit n’est pas froide. Je vais marcher, quitte à m’égarer dans les quartiers de l’Est. Hier matin, je me sentais ridicule et malheureuse, mêlée à la foule sortie des autocars et enguirlandée d’appareils photographiques. Puis j’ai aimé voir portée sur toi leur attention, leur curiosité même. Leurs commentaires, si idiots qu’ils soient, ou si savants parfois, avaient au moins l’avantage de te nommer, oui, ils prononçaient ton nom devant moi, j’en avais des frissons. Maintenant, j’évolue en plein irrationnel, en pleine expérience. L’aventure, quoi.

Zeeburgerdijk. Ce doit être là-bas, près de ce pont. Ai-je déjà été à bord d’une péniche ? Je veux dire… depuis mon retour… Comme il fait sombre ! Si je tombais dans cette eau sale ? Mais on a dû entendre mes pas résonner sur la passerelle. Une petite fenêtre vient de s’allumer à l’avant. La porte coulissante s’ouvre.

C’est lui. Il tient une lampe-tempête de la main droite (celle de la chevalière en argent). « Bonsoir. Tu as trouvé facilement ?… Attention à ta tête ! — Bonsoir. Je peux laisser mon manteau ici ? — Oui. Où tu veux. Viens. » Est-ce un escalier ou une échelle ? « Voici mes amis. John est… enfin, devient un dramaturge américain, sorti du lycée français de Rome. Lucy, elle, étudie les beaux-arts à Munich. Tu verras Henrik et Inge tout à l’heure, ils ne devraient pas tarder. »

Je m’habitue à la pénombre, à la crudité de la lampe-tempête, à la douceur de la lanterne orange. Il y a ici, en guise de sièges, des caisses et des coussins. Dans une alcôve surélevée, on aperçoit la couche du capitaine, près d’une petite étagère.

Je ne sais plus de quoi on a d’abord parlé. Les silences importaient autant que les paroles. Ils n’étaient pas gênants comme dans la société de nos parents, où les « temps morts » pulvérisent le charme d’une soirée.

Nous avions conscience du bonheur d’être là, tout simplement. Je ne sais même pas si nous nous regardions. Les deux lampes tremblaient entre nous. « My head is full of common places », dit Lucy doucement. « Garde-les pour toi, lui dit John, nous conjuguons les mêmes. » Les mêmes lieux communs codeurs des mêmes connivences.

Quand les Scandinaves sont arrivés, le capitaine s’est levé pour aller faire du thé. Je l’ai accompagné en haut dans la cuisine, par l’échelle qui commence à ressembler à un escalier. « Tu ne chauffes pas la théière d’abord ? » lui ai-je demandé. « D’habitude, si. Serait-ce toi qui me perturbes… Après toutes ces années… — Tu as changé, » dis-je. Mais tu es le même. » Il éclate de rire, redevient sérieux pour ajouter : « C’est exact… C’est exactement comme la ville. »

En remplissant les verres, j’ai renversé du thé sur un coffre de métal qui, débarrassé de son coussin brodé, sert de table. Inge et Henrik parlent du théâtre. Le public était bon. Beaucoup de peine pour peu d’argent ? Mais on ne monnaie pas la joie de jouer, de vaincre le trac, de se transformer jusqu’à devenir soi-même, la joie d’aller parmi les gens, leur dire les mots qui les transportent… Inge et Henrik, tout d’un coup pris de lassitude, ont accepté la tasse de thé à condition de pouvoir aller se coucher tout de suite après. Et quand ils partent vers la soute à marchandises alias le dortoir de l’équipage, John et Lucy les suivent.

Je pose la main sur la petite étagère. Il y a là un moulin à prières rapporté du Népal ; un portrait de Saskia (elle tend la fleur sauvage rouge de ta vie et de sa mort) ; une ancienne boîte à thé ; les deux volumes du I Tjing ; une mappemonde minuscule, monde à parcourir sans répit, comme on traverse et retraverse les temps. « Combien de vies nous faudra-t-il, dis-je, pour…

— Pour terminer l’errance ? complète-t-il aussitôt.

— Atteindre l’harmonie ? Pouvoir enfin nous raconter…

— Tu as beaucoup souffert ?

— Et toi ? Et Magdalena ?

— Nous n’avons pas vécu six mois ensemble.

— Et cette petite enfant… née de toi… et que tu as perdue ?

— Perdue ? Je ne l’ai jamais vue ! Tout au plus espérée… désirée, oui.

— Elle est née de toi. On te l’a volée. On lui dira que tu l’as… abandonnée : abandonnée. »

Il m’a pris les deux mains, m’a regardée droit dans les yeux, pour dire avec fougue (ah, comme je l’ai bien reconnu, alors) : « Rappelle-toi la vie que nous voulions ensemble. Suppose que tu n’aies pas dû quitter Amsterdam… J’aurais continué à peindre et…

— J’aurais continué à vivre. Mes forces restées à Amsterdam, le voyage a tourné court : sans toi il n’avait aucun sens, pas la moindre saveur.

— Alors le corps finit par fondre, se fondre dans l’insipide, une lassitude sans nom.

— Mais après tout ce temps, tu savais que j’allais revenir ?

— Oui. Parce que toi, tu n’as jamais cessé de me manquer. »

La lampe vacille dans l’alcôve. Il retire de dessous un coussin une petite boîte ronde, qu’il me tend en disant : « Heureux anniversaire ! » Quand timidement j’objecte : « C’est demain », il fait semblant de se fâcher : « Écoute, il est deux heures du matin. J’ai trois heures d’avance. Que sont trois heures au vu de trois siècles ? » Cette boîte me rappelle quelque chose. En l’ouvrant, je vois qu’il est bien demain matin. Deux heures moins dix sous émail bleu. Et pas une perle ne manque.

« C’est pour moi ?

— Bien sûr, tu en avais envie, non ?

— Tu t’en souviens ?

— Non !!!

— Mais cette merveille va te manquer ?

— Moins que toi, qui vas encore repartir.

— Toi aussi, tu largues souvent les amarres ?

— Vivre dans un bateau, c’est…

— Une revanche ?

— Une tente pour nomade boréal…

— Tu es donc un vrai moine ?

— Oui, un vrai solitaire, si c’est cela que tu veux dire. Un homme libre. Tous les chemins me sont ouverts. Je suis surtout heureux de ne presque rien posséder. De quoi remplir un petit sac à dos. Encore trop pour l’au-delà. »

Sur l’étagère, près du moulin à prières, Saskia sourit.

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