C’est l’heure légère d’une petite sieste d’été. Pour m’endormir, je compte, mais je ne compte pas des moutons. J’aime jouer avec les tables de multiplication. Je tombe sur ce qui a toujours été pour moi cette épine de la table de sept qu’est le sept fois neuf, qu’il faut que je reconstitue car l’automatisme ne fonctionne pas. Bien sûr, c’est soixante-trois. Soixante-dix moins sept. Mille huit cent soixante-trois, année de la naissance de ma grand-mère, soixante-dix moins sept, sept ans avant la guerre de soixante-dix, la guerre qui a plané sur ma petite enfance à travers les récits du passage des Prussiens dans son village.
À cette époque, l’époque des récits, nous étions sept à table, ce qui me donnait un grand sentiment de sécurité et de plénitude. Je trouvais cela tout à fait normal, comment dire, plein, complet, et rond, bien que la table fût rectangulaire. Ce n’était pas comme chez les gens du dessus qui étaient quatre, et dont la mère appelait les enfants d’une voix aiguë à l’heure des repas. Pour dénicher cette petite peste de Denise, elle terminait par « Niniiiize ! » en contre-ut criard. Nous, nous étions sept, et ma mère ne nous appelait pas en criant. Sa voix, que je trouvais délicieuse, m’aurait fait de toute façon accourir ventre à terre.
Nous étions sept, et nous aurions pu avoir une table heptagonale. Quel beau mot, que j’ai appris bien plus tard, au temps de ma fascination pour les nombres et pour le déversement de l’arithmétique sur la géométrie, avec la grande déception de découvrir qu’on ne pouvait pas construire un heptagone avec une règle et un compas. Alors comment un menuisier aurait-il pu s’y prendre pour faire une table heptagonale ? Pourtant, il y a bien eu un génial mathématicien qui a trouvé la formule pour construire un polygone à dix-sept côtés. Mais nous n’étions pas dix-sept, et tout ça, c’était bien avant le temps où ces curiosités mathématiques allaient m’intriguer.
Nous étions donc sept autour de la grande table rectangulaire, même s’il est difficile de dire « autour » d’un rectangle. Il y avait deux fois trois chaises, trois de chaque côté, et une au bout. Les quatre enfants au bas bout, deux et deux, les parents face à face, et en bout de table ma grand-mère. Grand-mère présidait.
— Impossible, s’insurge ma grande sœur, c’est papa qui était en bout de table, c’est la place du père et c’était sa place réservée. Il ne l’aurait jamais cédée à sa belle-mère.
— D’abord, ce n’était pas sa belle-mère, c’était grand-mère. Et puis, pourquoi n’aurait-elle pas présidé ? C’était elle qui était au fourneau toute la matinée, elle présidait bien au choix des soupes, purées, tartes et gratins. Elle osait chasser papa quand il s’approchait pour essayer de mettre un peu d’ail ou de poivre dans sa cuisine qu’il trouvait trop fade. Et puis, est-ce qu’elle n’a pas gouverné la maison de son père après la mort de sa mère, pendant des années ? Et justement, ils étaient sept à table avec ses cinq frères, celui qui allait se suicider des années après, et l’autre… Et même plus tard quand elle est revenue…
— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu mélanges tout. Tu ne sais rien. Et tu imagines que l’arrière-grand-père, avec le regard que tu lui connais sur la fameuse unique photo de lui, la grande photo que maman a fait encadrer, tu imagines qu’il l’aurait laissée, elle, s’asseoir au haut bout de la table ?
— Tu m’ennuies, c’est comme ça que ça devait être. Parce que…
Parce que c’est comme ça que je le vois. Ma sœur, ta mémoire ne
m’aidait déjà pas beaucoup alors, et encore moins maintenant que tu n’es plus là pour me donner des détails qui me manquent, ou te moquer de ceux que j’ajoute et de ceux que je superpose. La table est bien solide mais très simple, en chêne clair, fabriquée par le menuisier d’à côté, avec des pieds tournés et un bon linoléum sur le dessus. Bien sûr, c’est plus pratique pour l’épluchage des légumes. Pour les repas, on met toujours une jolie nappe.
Tu as continué à me contredire, affirmant que c’était la lourde table en noyer de la salle à manger, presque carrée. Mais non, celle-là n’a fait son entrée dans nos repas quotidiens qu’après le début de la guerre, une autre guerre, celle que les « Prussiens » de ma grand-mère ont encore gagnée, pour un temps. Le jour de leur passage dans la petite ville, sans casques à pointe, mais en rangs serrés et martelés, je les regarde debout derrière les persiennes fermées, à côté de grand-mère silencieuse. Nous sommes deux statues appuyées à l’épaule l’une de l’autre pour ne pas tomber. Comment recommencer à bouger ? Comment recommencer à parler ? Maman pleure.
Peu de temps après, toi, la grande sœur, tu es partie en pension. Une brèche s’est ouverte dans le cercle de sept. Nous ne sommes plus aussi forts, les sept contre tous.
— Mais pourquoi dis-tu sept contre tous ?
— Oui, contre. Je devrais peut-être dire « contre tout ». Notre force c’est de nous sentir forts, malgré tout. Rappelle-toi. Nous ne sommes pas riches. Mais maman, avec ses doigts de fée…
— Oh ! Arrête tes clichés !
— Mes quoi ?… maman réussit à nous habiller aussi bien, et même mieux, que les petites-bourgeoises, la fille du notaire, les filles du pharmacien, chez qui nous ne sommes jamais invitées à jouer, parce qu’elles vont à l’école libre. On n’est ni du côté des filles de paysans ou du marchand de volailles, ni du côté des filles de bourgeois. Un peu à l’écart, et papa est pas mal fier parce que nous ramenons les meilleures notes de l’école.
Oui, contre. Nous avions une grand-mère qui vivait avec nous, une maman qui cousait des merveilles, un papa qui était un super as de l’orthographe. Et il y avait encore un petit frère et une petite sœur qui étaient jolis à regarder. Nous étions meilleures élèves que les autres qui étaient pourtant plus malignes ou plus méchantes, comme cette Ninise.
Tu étais déjà partie en pension quand Sarah est arrivée à l’école, réfugiée de l’Alsace occupée par les « Prussiens ». Ça a tout de suite bien accroché entre elle et moi, et Jeanine, ma meilleure amie d’alors, a été jalouse. Sarah était vive et drôle, et sérieuse en même temps. Elle me racontait plein d’histoires qui faisaient que je me croyais dans un livre, par exemple dans l’histoire de Silvio Pellico que j’avais dévorée l’année précédente. Comment son père s’était caché et sauvé, comment elles avaient quitté la ville presque sans bagages et de nuit, comment sa mère avait cousu à sa blouse, en guise de boutons, ses boucles d’oreille en diamants. J’imaginais sa mère comme une reine parée de pierres précieuses. Mais je ne l’ai jamais vue.
J’ai voulu inviter Sarah, pour lui faire plaisir, pour la mettre, le temps d’un repas, dans notre cercle de sept. Grand-mère a pris son air glacial et a pincé les lèvres pour dire « Ah non ! Pas ces gens-là chez nous », et moi, un peu bête, je n’ai pas insisté, je ne me suis pas rebellée, je ne lui ai pas dit « Mais enfin, grand-mère, toi qui as tenu tête à ta belle-famille, toi qui as osé… » Mais je ne savais rien de son histoire alors. À quoi avait-elle tenu tête qui aurait pu me servir d’exemple ? Je n’ai pas trouvé d’argument. Est-ce que je ne me suis pas sentie honteuse d’avoir pensé offrir la place vide à Sarah ? Mais j’ai continué à la voir, Sarah, le plus souvent possible, à échanger avec elle de petits cadeaux, à vider ma tirelire pour elle. Elle avait cousu pour moi une petite trousse de couture dans des chutes de drap, festonnées de coton perlé rouge et avec un rabat beige pour les aiguilles. Je crois que je l’ai encore.
Un jour, Sarah m’a dit adieu. Elles partaient, elle et sa mère au corsage constellé de diamants. Je ne me souviens pas de l’avoir harcelée de questions, de lui avoir demandé une adresse où lui écrire. Ça s’appelle un trou de mémoire. Je crois bien n’en avoir jamais parlé à ma sœur, qui aurait sans doute triomphé de m’entendre avouer ma mémoire défaillante. Mais est-ce que la mémoire défaille pour rien ? Est-ce qu’on s’évanouit pour rien ? Sarah s’est évanouie, je veux dire qu’elle n’était plus là. J’ai retrouvé quelques-unes des lettres que j’écrivais alors à ma sœur. Je m’y exerçais sans retenue aux descriptions grotesques des bonnes dames du bourg et de leurs dévotions, et à la satire des paysannes en canotier noir luisant qui venaient au marché. Et au milieu de mes élucubrations stylistiques juvéniles, je tombe sur cette phrase, « Les Allemands rassemblent des gens dans des trains et les envoient travailler en Pologne. » Je n’ai pas lu plus loin. Et Sarah ? Est-ce qu’on l’a envoyée en Pologne, est-ce qu’elle a pu se sauver plus au sud, avant ? Il faut que je fouille plus loin dans ces lettres écrites souvent sur des petits bouts de papier récupérés, même des bouts d’enveloppes retournées.
Donc Sarah n’est jamais rentrée dans mon cercle de sept qui a continué à être de plus en plus fragile. Qu’avais-je fait en voulant y faire pénétrer quelqu’un d’autre ? À la place de ma sœur qui défendait une des sept portes ? Cette image des sept portes, c’est bien plus tard qu’elle m’est venue. J’étais d’abord sensible aux absences, celle de ma sœur surtout. Elle n’a jamais voulu l’admettre, mais je sais que c’est elle qui faisait qu’il n’y avait pas de conflits, mais tout juste, pour moi, quelque vaguelette lointaine dans le sillage de ce qui aurait pu être un conflit et que je n’avais ni les moyens ni le désir de percevoir. Il y avait bien quelques bouderies, une nervosité de maman, des grommellements de grand-mère. J’étais plus impressionnée, bien à tort, par les brèves explosions de colère de papa qui parfois expulsait l’un de nous de la table quand on se gorgeait trop de fous rires. C’est quand la grande a été absente pendant de longues périodes, et qu’elle m’a tellement manqué, que j’ai senti qu’elle nous servait de paravent. C’est comme si elle avait pris les adultes en charge. Je me sentais mieux protégée du malheur par elle que par les parents.
Nous étions dans une autre ville et grand-mère n’a pas émis d’objections, contrairement à ce qu’elle avait fait pour Sarah, quand papa a commencé à inviter Monsieur Lévy à venir le soir jouer aux cartes et causer de l’état du monde. C’était un magistrat réfugié qui portait barbiche distinguée et une canne dont il me semble qu’il n’avait pas besoin. Sa fille, qui faisait des études universitaires, a voulu m’expliquer ce qu’était la psychanalyse. Le mot m’a plu, son explication un peu moins.
— Voilà. La psychanalyse, c’est très important pour comprendre ta vie présente et ce que tu fais. Par exemple, si ton grand-père était alcoolique ou syphilitique…
J’ai un peu perdu pied avec ce mot-là que je n’aimais pas. « Alcoolique » m’a fait rire. Grand-papa alcoolique ? Non. Seulement il s’était mis dans une incompréhensible colère un jour où il nous a entendues, mes cousines et moi, jouer à donner des couleurs aux membres de la famille, et glousser en répétant « Grand-papa gris, Grand-papa gris ». Et en quoi est-ce que ça pouvait expliquer ma vie ? Je crois qu’elle avait fait un sacré déplacement, ou que j’avais vraiment très mal écouté. J’ai quand même retenu le nom de Freud qui ressemblait à ce mot que j’avais appris en classe d’allemand, Freude.
M. Lévy et sa fille sont partis aussi, peu avant la fin de la guerre. Il paraît qu’ils ont pu se sauver.
Et puis grand-mère est morte. C’était dans l’ordre des choses. Elle avait eu une longue vie et traversé des périodes bien difficiles. J’ai été très triste. Pourtant je regardais déjà intensément vers le dehors. Moi aussi je suis partie en pension et la magie de mon cercle de sept a peu à peu cessé d’agir. Un jour j’ai lu Les Sept contre Thèbes et j’ai frémi en comprenant que l’assaillant de la septième porte venait de l’intérieur de la cité.