Marginales 267 – Extrait du carnet

Hubert Nyssen,

18 avril – James me fait passer un extrait des mémoires de Kurt Vonnegut, l’auteur d’Abattoir 5, qui est mort la semaine dernière. « Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, écrit Vonnegut, nous sommes maintenant craints et haïs partout dans le monde, comme le furent en leur temps les nazis. » Un peu plus loin, il dit encore de manière sarcastique : « Je suis donc un homme sans patrie (without a country), sauf pour les bibliothécaires et un journal de Chicago, In These Times. » Comment oublier que la pax americana c’est encore les 40 assassinés d’hier sur un campus américain et les 200 morts du jour à Bagdad ?

20 avril – Ce soir au mas, dîner familial. Nous avons refait l’histoire de France des dernières années et confronté nos pronostics pour dimanche et pour le 6 mai. Parler de ça avec ses enfants, « Ne tombons pas dans le travers vulgaire qui est de maudire et déshonorer le siècle où l’on vit », s’exclame Hugo dans Napoléon le Petit que je viens de rééditer. Nous nous sommes quittés également persuadés qu’il y a en ce moment une effervescence qui atteste un grand désir de voix au chapitre et de droit à la parole dans un pays que ses frontières ne sauraient isoler du monde.

21 avril-C’est peut-être cette effervescence qui inquiète notre petit Napoléon. « Je fus arrêtée hier au sortir de mon hameau par une armée d’hommes en bleu sur une route où ne passent qu’une voiture ou deux, écrit une amie qui habite près des Saintes-Maries de la Mer. La ville fut bouclée toute la journée, surveillée en uniforme et en civil parce que le candidat déjeunait dans un mas puis se rendit sur le tombeau du Marquis Folco de Baroncelli. » Mazette, ça promet. Ah, si les électeurs pouvaient lui jouer le tour qu’ils ont joué à Jospin en 2002… Demain matin, sitôt notre bulletin dans l’urne, nous partirons pour la Forge Roussel. Nous devrions y arriver à l’heure où les estimations seront proches de la réalité.

22 avril – De Saint-Rémy à Florenville, nous avons traversé une France en goguette comme si, après avoir voté, les électeurs étaient allés aux champs, dans les bois, chez les cousins, en ribote ou en pique-nique. Nous sommes arrivés à la Forge Roussel bien avant l’heure des premières estimations. En les attendant j’ai observé le grand hêtre pourpre et l’érable sycomore qui conversaient au bord de la Semois. À huit heures, les menaces d’une méchante surprise comme celle du premier tour de 2002 n’étaient plus qu’un souvenir. Le duel serait entre Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy. Et tout de suite commençait, avec l’air de ne pas y toucher, la vente à la bougie des voix recueillies par Bayrou, Le Pen et les autres.

25 avril – À Marche, rien n’est allé ni comme c’était attendu, ni comme je l’avais craint. Plus de trois cents personnes réunies dans un amphithéâtre m’ont écouté dans une libre improvisation sur « la sagesse de l’éditeur », et quelques manifestations de sa folie. Quant au « prix unique » du livre, sur lequel on m’interrogeait, j’ai rappelé qu’il avait été voté en France, tout de suite après l’élection de François Mitterrand en 1981, en même temps que l’abolition de la peine de mort et la suppression des quartiers de haute sécurité. C’était dire que pour prendre une telle mesure il fallait une volonté politique capable de passer par-dessus les manœuvres des extrémistes et les magouilles de la grande distribution. Pour le maintien du « prix unique » en France et son adoption en Belgique, ai-je dit, mieux valait en appeler désormais à l’Europe afin d’éviter concurrences et détournements. Christine m’a ramené à la Forge en me donnant l’impression de naviguer dans les bois que traversent ici toutes les routes.

26 avril – En début d’après-midi, à la bibliothèque de Florenville où ce soir je ferai une deuxième causerie, je me suis trouvé, pour une « animation », devant une trentaine de jeunes gens de la classe terminale dite de rhétorique. Je savais que la partie n’était pas gagnée d’avance, aussi, pour rassurer mes jeunes auditeurs, avais-je préparé des anecdotes qui avaient à voir avec la lecture. Seul a paru les intéresser le récit d’une séance de lecture à la Maison d’arrêt de Nîmes où j’avais eu affaire à des détenus qui n’y avaient participé que pour saisir l’occasion de sortir de leurs cellules. Après, trois filles plus dégourdies que les garçons se sont risquées, avec des airs d’aventurières, à me poser des questions, comme de savoir où je m’installais pour lire, s’il m’arrivait de relire mes propres livres et s’il fallait avoir lu Proust. Bref, j’ai eu l’impression d’avoir invité des petits voiliers à entreprendre une régate par un jour sans vent.

27 avril – Christine est allée me chercher en ville les journaux. Je les ouvre et vois qu’en France le marchandage des voix se poursuit. Rien n’est perdu, disent les uns d’une voix de perdant, tout est possible, disent les autres d’une voix de fausset. Moi je n’ai envie de dire qu’une chose assez brutale : ne pas voter pour Ségolène Royal, c’est voter pour son adversaire, un homme qui s’approprie sans vergogne de grandes figures du passé afin de masquer des intentions que son parcours politique rend évidentes, et c’est aller, quoi que prétende ce transformiste, contre les valeurs que m’enseigna dès l’enfance un grand-père citoyen qui eut un rôle dans le parti ouvrier et dans ses coopératives. « Toute société qui n’est pas éclairée par des philosophes est trompée par des charlatans. » Merci aux Badinter de m’avoir jadis rappelé cette juste exclamation de Condorcet. S’en souvenir le 6 mai…

30 avril – Pendant notre absence, les gardiens du mas ont acheté chaque jour La Provence afin que je ne perde pas le fil de la vie locale. Et ainsi, courant à l’édition de lundi dernier et aux résultats du premier tour de l’élection présidentielle, j’ai pu constater que notre village comptait un nombre majoritaire d’admirateurs du zélote qu’ils ont ainsi l’air de remercier d’avoir choisi Le Paradou pour certaines de ses tractations et pour ses loisirs. Il est vrai qu’il y a ici de plus en plus de nantis qui rachètent les maisons à prix d’or, et peu ou prou de ces Noirs, de ces Arabes, de ces intellectuels, de ces philosophes et autres empêcheurs de danser en rond sans lesquels, comme il le chante, « tout devient possible ». Ce matin, en redescendant au village après une petite marche dans la colline retrouvée, j’ai parlé à deux ou trois des « anciens » qui restent très prudents quand on les interroge. À la deuxième ou troisième génération, nombre d’entre eux sont descendants d’immigrés, leurs noms en témoignent, et c’est peut-être pourquoi la menace des nouveaux immigrés sans cesse brandie par Le Pen et Sarkozy les inquiète…

2 mai – C’est par le misonéisme et l’intolérance pour les idées nouvelles, par la haine de ce qui leur file entre les doigts, par l’incontinence de la mélancolie et par la négligence dans leur tenue que les vieillards deviennent peu à peu insupportables. À la fin de mon adolescence, dans une petite lettre qu’il m’avait adressée, Georges Duhamel m’avait exhorté à m’habituer déjà au vieillard qu’il me faudrait bien être un jour et à me préoccuper ainsi de le rendre supportable. De là vient sans doute que mon pacte écologique personnel consiste, autant que je le peux, à ne me laisser gagner ni par la poussière ou le lichen, ni par la négligence ou le dépit. En quoi me sont parfois utiles les coups de gueule, coups de tête, coups de torchon et coups de cœur.

Si j’en juge par les fragments vus à la télévision, Ségolène Royal a fait un tabac hier à Charléty. Ah, si elle pouvait ce soir retrouver la calme autorité avec laquelle, en 1981, Mitterrand avait mouché Giscard d’Estaing ! Orages et pluie sont au menu météo et pourtant, profitant des éclaircies qui sont comme des coups de sabre du soleil dans les nuées, les premiers rossignols donnent de la voix. Faut-il y voir un signe ?

3 mai – Quand le débat des candidats à la présidence s’est terminé, hier soir, orages et averses ont pris le relais. Ils ont été relayés ce matin, à la radio et dans la presse, par un déchaînement de métaphores guerrières et sportives pour décrire un combat gagné pour les uns, perdu pour les autres… Cette rencontre a été qualifiée de « débat d’idées », alors que tout avait été programmé pour que ce fût un concours de recettes avec gains et bonus. La mise en scène n’a pas permis de mettre en évidence que, si les idées sans recettes sont faillibles, les recettes sans idées conduisent à une forme de tyrannie, elle n’a pas montré avec assez de clarté que le rôle d’un chef d’État n’est pas d’être polyvalent mais clairvoyant. Décantée, l’impression me vient maintenant d’avoir assisté hier à une représentation théâtrale qui ne changera sans doute pas grand-chose aux dispositions et indispositions des électeurs lors du second tour dominical. Reste donc à leur répéter que ne pas voter pour Ségolène Royal, c’est voter pour l’indésirable.

Je me demandais ce que je ferais si, malgré tout, Sarkozy était élu. À ce moment-là, J*, qui est de ma génération, est venu par courriel me faire la réflexion que, dans ce cas, ne resterait que l’érotique. Voilà qui est proche de Dante écrivant que tout espoir envolé il nous reste le désir.

5 mai – Comment entendre les ultimes discours des candidats à la présidence de la République, l’un qui en appelle à l’ordre, à la sécurité, à l’identité, au travail et d’un geste balaie les accords de Grenelle comme ceux des 35 heures, et l’autre qui en appelle à la concertation, à l’entente, à la résolution des antagonismes ? D’un côté, bottées, uniformisées, les phalanges de points d’exclamation, de l’autre les bandes de points d’interrogation. Injonction contre réflexion. Dernier appel aux amis… On ne vous demande pas d’épouser Ségolène mais de nous éviter cinq ou dix années de Sarkozy après douze ans de Chirac.

6 mai – Ce matin, à huit heures, avant d’aller acheter le pain et les journaux, nous étions à la mairie du Paradou où venait de s’ouvrir le bureau de vote. Et déjà la foule, la file, l’attente. J’avais entendu à la radio que dans les Territoires d’Outre-mer et les consulats français d’Amérique la participation avait été encore plus importante que pour le premier tour, je me suis laissé gagner par l’idée qu’il y avait peut-être là le signe d’une improbable surprise…

20 heures. Eh bien, non, les jeux sont faits. À sa manière, le nouveau président nous l’avait annoncé, voici quelques jours. « Les carottes sont cuites », disait-il. Elles le sont, en effet, et elles ne sont pas de mon goût. Mon regard est tombé sur l’agenda Gallimard où, signée Marguerite Yourcenar, la citation du jour avait un petit goût prémonitoire : L’alcool dégrise. Après quelques gorgées de cognac, je ne pense plus à toi. Ne plus penser à qui ? À Ségolène Royal, comme si elle était une candidate jetable ? Elle au moins n’a pas joué la jospinade de 2002. Et d’ailleurs, sous le chapiteau PS, les éléphants barrissent à nouveau. Ou ne plus penser à Nicolas Sarkozy ? Ce serait difficile avec le tam-tam (travail, autorité, morale) qui est partout, avec les félicitations empressées de Bush et avec le tohu-bohu que font à la Concorde Johnny Hallyday, Jean-Marie Bigard, Mireille Mathieu et les autres représentants de la compagnie culturelle du nouveau président.

Première nuit en Sarkozie. Il faudra se lever tôt demain, retrousser les manches et se rappeler qu’être dans l’opposition souvent rend ceux qui ne se laissent pas démonter plus vigilants et plus imaginatifs que ceux qui cèdent à l’ivresse d’avoir obtenu gain de cause.

7 mai – C’est dans un bouillon d’incomplétudes, dont les campagnes électorales attisent les illusions, l’aigreur et la violence, que se forme la doxa, beau mot, assez rarement employé, qui désigne l’opinion publique. Mais cette opinion n’est jamais que l’un de ces essaims de noctuelles que l’on voit se former autour des lampadaires, les nuits d’été, et dont il ne reste au matin qu’un funèbre et soyeux tapis sur le sol. J’ai bien l’impression que nombre d’électeurs, peut-être même une majorité, qui ont voté contre en faisant du pour un alibi, et s’apprêtent déjà à le refaire, auront un réveil amer. Les petits arrangements entre amis d’un jour et ennemis du lendemain ne pourraient conduire à de véritables réformes, à une transformation de salut public. On ferait mieux de « penser » le monde que l’on est en train de débiter en parts scandaleusement inégales. Si étrange que cela puisse paraître chez un type de ma génération, j’entrevois une issue, et déjà quelques promesses, dans l’usage génératif et paradoxal d’un instrument mis au point à des fins à la fois stratégiques et mercantiles, cet internet où se manifeste, même si c’est de manière encore désordonnée, même si c’est en compagnie de profiteurs indignes, un profond désir de poser et se poser les vraies questions. Celles de la survie.

Je ne suis pas de ces inconditionnels qui pensent que toute parole de René Char est bonne à mâcher car d’ordre divin, mais je me suis souvenu de son Partage formel : À chaque effondrement des preuves, le poète répond par une salve d’avenir. Dans les circonstances actuelles, c’est une médecine douce qui en vaut bien une autre.

Pour cause d’élections, le souper familial du dimanche avait été reporté à ce lundi soir. Tout en nous déclarant saturés, on a évidemment refait les élections. Et regretté que sur notre bord on n’ait pas donné plus de place aux idées, plus d’importance à la pensée qui devrait être l’armure de la politique. Que seraient les déserts de nos vies sans les mirages éclatants de nos pensées ? s’exclamait Anatole France. De l’autre bord, celui qui l’a emporté, on serait plutôt de l’avis de Desproges : Les riches forment une grande famille, un peu fermée certes, mais les pauvres, pour peu qu’on les y pousse, ne demanderaient pas mieux que d’en faire partie.

13 mai – À l’heure du thé, nous étions dans la campagne aixoise chez Dominique Sassoon. Nous avons alors passé deux heures au jardin, en compagnie d’un couple de leurs amis, une magistrate et son mari écrivain, avec lesquels il fut passionnément question de la délinquance des mineurs, du péril où conduit l’ignorance, de la perte des valeurs dans les structures élémentaires, famille, école et société, et surtout de deux questions qui m’occupent souvent et qui ont occupé le restant de l’après-midi. D’abord la manière dont les gens, se mêlant aux foules, se défaussent de leurs incomplétudes et de leur culpabilité latente par des dénonciations publiques. La vindicte par l’usage du pilori. Et aussi l’utopique conviction que les repères et les valeurs indispensables au fonctionnement d’une société ne pourraient retrouver leur place et leur rang que par une instruction philosophique obligatoire depuis la maternelle. Rapprendre ainsi, disais-je en m’emportant un peu, l’art de poser les questions qui révéleront comment l’avidité d’avoir est en train de détruire la capacité d’être, ou comment la jouissance possessive entraîne l’extinction du désirant plaisir d’exister.

16 mai – Après la promenade dans la colline, ce matin, j’ai lu la presse. J’ai l’impression que nous abordons le troisième épisode bonapartiste de notre histoire. La devise est la même, « l’Autorité dans la Démocratie », dont se réclament les transfuges politiques et dans laquelle nombre de gens du « peuple » paraissent se reconnaître. Je ne regrette pas d’avoir publié, juste à temps, Napoléon le petit de Hugo. Ou… juste trop tard.

18 mai – Le mistral craignait-il qu’on l’oublie ? Il souffle depuis hier soir avec rage, comme s’il voulait montrer au nouveau président la manière de dégager le terrain. Pas question d’aller là-haut dans la colline. Fenêtres closes et retour sans délai au roman. Et pendant que j’écrivais, que se passait-il dans le monde ? On a déjà installé un Sarkozy de cire au Musée Grévin. Avait-on montré la même hâte avec Mitterrand ou avec Chirac ? Est-ce un ordre ou un pressentiment ? Autre chose, on prétend que des chercheurs sont sur la piste de l’invisibilité. J’imagine un monde où les gens de pouvoir seraient aussi invisibles que les vents, les ondes ou les odeurs…

22 mai – Hier après-midi déjà, j’avais été fort gêné dans mon travail par un hélicoptère qui sans arrêt tournait à très basse altitude au-dessus du village. Et le voilà qui est revenu aujourd’hui, virevoltant toujours aussi bas. Avec ces variations dans le régime du moteur et ces bruits de pales qui me rappelaient Missing de Costa-Gavras et Apocalypse now de Coppola. Alors, exaspéré, me demandant s’il n’y avait pas là une surveillance en prévision d’un séjour que reviendrait faire ici le nouveau président, j’ai appelé la mairie pour savoir s’ils s’inquiétaient de ce manège. Une demoiselle m’a poliment expliqué, avec de l’émotion dans la voix, qu’une dame du village avait disparu, la gendarmerie la recherchait.

24 mai –Je viens de recevoir un gros numéro de Marginales, la revue littéraire belge qui fut créée voici plus de soixante ans par mon maître et ami Albert Ayguesparse et qui est aujourd’hui dirigée par cet autre ami, Jacques De Decker. Il a eu l’idée de consacrer ce numéro au Blues de la démocratie et il m’avait demandé de sélectionner dans mes carnets les notules relatives à la campagne présidentielle depuis mars 2006. J’en suis le premier surpris, cela représente plus de vingt pages serrées et, avec les résultats que maintenant l’on connaît, elles rendent un son amer.

26 mai – Pour sa contribution mensuelle au Soir de Bruxelles, Pierre Mertens écrivait hier un long article, « Sous les pavés, le pognon », tout entier consacré à la sarkozyan way of life. On aimerait en lire de pareils ici. Ce qui intrigue, dit-il en conclusion, c’est que ce soit au moment même où l’Italie, l’Espagne, l’Autriche ont renoncé à leur tragique dérive populiste que la France s’y abandonne…

28 mai – Ce matin, très tôt, trop tôt, conduit Frédérique à la gare. Par un froid de gueux après les pluies nocturnes. Et maintenant j’attends Jacques Dubois et Michou que j’aurais aimé, avec Christine, recevoir sous le platane. C’est dans l’ombre, après le repas, que nous aurions parlé de l’érotisme stendhalien, me disais-je.

16 heures. Ils sont venus et repartis à l’instant par ce temps du diable. Il ne pleut plus mais trois vents de mauvais poil se renvoient les nuages. Et le soleil n’y comprend plus rien. À Nîmes on doit se dire que si Dieu n’est pas contre la corrida, Il n’est pas vraiment pour… Trois heures donc de souvenirs rameutés. C’est tout de même avec Jacques Dubois qu’en 1988 j’ai créé la collection de livres de poches Babel. Mais aujourd’hui, comme je m’y attendais, il fut surtout question de sa manière de voir le rôle de la sociologie chez Stendhal comme celle de l’histoire chez Cervantès. Et des amoureuses qui, chez Stendhal, se donnent avec plus de « noblesse généreuse » que n’en montrent les hommes.

2 juin – En politique, c’est à la manière dont les vainqueurs exultent et dont les vaincus maquillent leur amertume que l’on voit à quel point le populisme est devenu le langage obligé des uns et des autres. Voilà bien une autre forme, autre aspect, de la servitude contemporaine. Un parler soi-disant franc pour obliger à penser menu. Ce fut l’un des sujets abordés hier quand Thierry Fabre est venu déjeuner au mas afin que nous analysions le numéro récent de La pensée de midi consacré à l’avenir des régions et que nous passions en revue les projets pour les suivants. Avec, entre autres, un retour possible au thème du « mépris » que j’avais jadis proposé dans l’idée que s’il y a des mots-clefs pour ouvrir les portes de certaines époques, celui-là fait partie du trousseau pour entrer dans la nôtre.

4 juin – Proclamés urbi et orbi ce matin, les sondages relatifs aux prochaines élections législatives annoncent pour l’UMP une majorité en sièges si absolue qu’elle marquerait la fin de toute délibération démocratique à l’Assemblée nationale. Et ainsi, avec ce réveil de la fibre totalitaire et le retour de la servitude volontaire, se confirmerait le rétablissement de l’empire.

6 juin – La presse, à Paris ce matin, nous promène entre la droite qui veut tout et la gauche qui ne sait plus ce qu’elle veut, entre les bravades de Bush et les rodomontades de Poutine, ces sales gosses qui sont en train de relancer la guerre froide. Si je n’attendais la visite de Nicolas Gessner, j’irais me promener aux arènes de Lutèce où vont parfois, pour réfléchir, des personnages de mon roman.

9 juin – La presse me le rappelle, je l’avais presque oublié, demain on vote et le résultat des élections est acquis d’avance, raz-de-marée bleu et naufrage rose. Et puis il y a un second tour le dimanche d’après, mais l’essentiel aura été joué au premier. Alors, ce président, quand il n’aura plus à faire campagne, que trouvera-t-il à dire ou à promettre ? Ses ministres ont l’air de se le demander. Comme moi et quelques autres…

10 juin – Ce matin on s’est retrouvés au bureau de vote comme chez le boulanger ou au Huit à huit pour y acheter la presse. Rien de comparable aux visages fermés, aux regards tendus que j’avais observés lors des présidentielles. Cette fois, quelques mots sur les enfants, les parents, les voisins et des sourires à vous faire comprendre que les carottes sont cuites et même trop cuites.

11 juin – C’était prévisible. Et d’abord l’abstention. Avec ses engouements et ses déprimes, la « consultation » électorale a fini par ressembler à l’un de ces jeux télévisés dont les animateurs, hantés par l’audimat, font de l’esprit pour faire croire qu’ils en ont et de bons mots pour donner l’illusion de bonnes idées. Et pendant ce temps, à une allure olympique et à coups de bruyantes résolutions un ordre impérial est en train de s’établir sur un champ de ruines. Celui des idées ?

16 juin – Sitôt les premières estimations annoncées, même les perdants ont comme chaque fois trouvé motif de se réjouir devant les caméras. Comme s’il y avait toujours plus perdant que soi. De notre côté, nous avons au moins la très tangible satisfaction de voir élu à la députation le président de notre région, Michel Vauzelle, un homme qui, loin d’avoir le mépris de tant d’autres pour le livre et la culture, a su manifester l’intérêt qu’il leur porte.

17 juin – Il y a vingt ans tout juste, Michèle Delaunay, qui vient de ravir à Juppé son siège de député, avait écrit L’ambiguïté est le dernier plaisir, un recueil de nouvelles que j’avais publié chez Actes Sud dans la complicité qui nous avait réunis autour de l’œuvre de Paul Gadenne. La victoire électorale de Michèle me réjouit donc, mais, d’un autre côté, la défaite d’Alain Juppé me rappelle les heures passées avec lui, lors d’un voyage d’État en Corée du Sud, sous la houlette de François Mitterrand, autre inconditionnel de Paul Gadenne. Il n’est pas rare que, dans le tissage de ma vie, je retrouve ainsi un fil scintillant qui me reconduit de manière imprévisible à cet auteur de livres inoubliables et en particulier au plus mince, mais aussi le plus grand par sa puissance symbolique, Baleine, que j’ai eu le privilège d’éditer et de rééditer.

20 juin – Dans La Provence j’ai lu que l’équipe ministérielle restreinte dont s’était prévalu le nouveau président est maintenant composée d’une trentaine de ministres et secrétaires d’État. Alors, tout ce jeu de chaises parce qu’à Bordeaux Michèle Delaunay a fait descendre Alain Juppé de la sienne ? Je le regarde, ce trombinoscope de trente-deux photos, et la comparaison me vient avec les trente-deux variations de Beethoven sur une valse de Diabelli. Et je me dis que ces gens-là feront sans doute bien de s’en tenir à la seule variation qui leur est attribuée par l’Élysée. Non pas variation sur la valse de Diabelli mais sur la Valse de l’Empereur.

22 juin – Dans les années quatre-vingt, ici ou à Paris, je manquais rarement la Fête de la Musique que Jack Lang avait instituée et qui maintenant, me dit-on, touche même l’Amérique. Il est loin, ce temps, mais je trouverais ridicule de dire que ce n’est plus de mon âge et prétentieux d’affirmer que ce l’est. Le rapport de l’âge aux choses, c’est une autre alchimie que la cuisine des idées reçues. Hier soir, en tout cas, on ne s’est pas posé la question. Nous avions envie de revoir le Marie-Antoinette de Sofia Coppola. Je me souvenais du plaisir grave que j’avais pris à voir l’art cruel et parfois « ensorien » avec lequel avait été tournée la dévoration de la jeune Autrichienne par les ridicules de Versailles. Mais à revoir cette Marie-Antoinette, le plaisir ne fut plus le même. D’insupportables lenteurs m’ont paru entraver la somptueuse démonstration et de ce film, malgré la belle composition de Kirsten Dunst, il en est allé hier soir comme de certains livres. Ceux que l’on regrette d’avoir relus… Après, j’ai pensé au film qu’une Coppola de l’avenir pourrait faire sur les moments que nous vivons. Avec, d’un côté, les anthropophages socialistes dévorant de la Ségolène, et de l’autre les cantiques des prosélytes de Nicolas. Dans le film de Sofia Coppola, pas l’ombre d’un philosophe parmi les charlatans. Dans celui auquel je songeais, hélas, pas davantage…

24 juin – Pendant le petit-déjeuner, j’ai raconté à Malek Alloula comment, le 20 mars 1995, au cours d’une rencontre publique improvisée au Salon du livre de Paris pour la visite clandestine de Rushdie (Sir Salman depuis quelques jours), alors menacé par une fatwa assortie d’une prime de deux millions de dollars offerte au tueur, je m’étais fait mal recevoir, surtout par Finkielkraut, en suggérant que l’on se saisît de l’occasion pour évoquer le sort des enseignants et intellectuels algériens qui, eux, dans le même temps et sans recevoir d’avis de fatwa, se faisaient égorger sur le seuil de leur maison, à l’école, à l’atelier. Il fallait à tout prix éviter, avais-je dit, qu’il y eût des classes, des castes, des hiérarchies parmi les victimes de l’intolérance. Peine perdue, on m’avait fait comprendre qu’on était venu là pour Rushdie, pour voir Rushdie, pour être vu avec Rushdie. Ce n’était pas le jour des autres. Ce n’est, hélas, jamais leur jour, sauf si c’est celui de leur exécution, avais-je eu le temps d’ajouter. Ce soir, au dîner, j’ai compris pourquoi le récit de la rencontre avec Rushdie en mars 1995 avait à ce point touché Malek. Parce que son frère avait été exécuté à ce moment-là.

On en est venu aussi à discuter des rapports toujours controversés de la forme et du fond. Plus je vais, et je l’ai dit sans malice, plus me paraît aujourd’hui évidente l’expropriation du sens par la forme. Dans les relations sociales, dans les manifestations politiques, et aussi dans la création. Il y a là une tendance, une mode, une ivresse qu’attisent l’exploitation commerciale qui en est faite et les latitudes qu’elles offrent à l’habileté des imposteurs comme à l’engouement des médiocres. La forme, c’est le fond qui remonte à la surface, disait Hugo. Or, aujourd’hui la forme, c’est souvent ce qui renvoie le fond à ses abysses et même, en certains lieux comme celui des arts plastiques, c’est tout bonnement ce qui advient par parthénogamie. Les formes naissent des formes, elles restent entre elles et en surface. Et, au fond, qu’a-t-on besoin du fond quand les formes autorisent tous les jeux ? Décidément démodé, le supplément d’âme que la forme adéquate donnait à l’idée juste !

29 juin – Cette nuit, vers quatre heures, comme je ne parvenais pas à me rendormir, j’ai ouvert la radio. À l’antenne de France Culture, un quarteron de métaphysiciens débattait d’une question qui me troublait beaucoup dans l’enfance quand ma mère m’affirmait que Dieu avait créé le monde. Et qui a créé Dieu ? lui demandais-je. Personne, Dieu existe de toute éternité, me répondait-elle pourvu que mon père ne fût pas dans les parages. Dieu existe et ça ne se discute pas. Les métaphysiciens, eux, en discutaient, cette nuit, et ils s’envoyaient des vannes en forme de postulats. L’un d’eux parlait de l’impensé comme d’une orchidée de concours…

Je venais d’achever les réglages du troisième chapitre de mon roman où les événements commencent à se précipiter et où il est important de tenir un rythme et des distances qu’une phrase inopportune ou même un mot inadéquat peuvent compromettre. C’était l’heure du thé. Les C* qui descendent sur la côte sont passés par le mas. Ils ne voulaient pas seulement nous saluer mais aussi me remercier pour les causeries que j’avais faites chez eux. Et c’est avec une élégante pipe Dunhill qu’ils m’ont marqué leur reconnaissance. J’ai commencé à la culotter avec des soins de vieil habitué, fumer tue me rappelle chaque boîte du tabac au moment où je l’ouvre. Oui, peut-être, mais j’en sais, moi, des choses qui tuent plus sûrement.

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