La valse à milliards

Marc Lobet,

Ça y est, c’est fait : l’écran de télévision est aujourd’hui détrôné par ceux des smartphones, des PC fixes et portables, des baladeurs multimédias et autres tablettes. Finis donc les séries débilitantes, les talk-shows interminables, les spots de pub, les docus chiants. Oufti ! Mais, depuis un mois, les petits écrans individuels se sont mis à bombarder la population d’une kyrielle de chiffres en milliards d’euros, de dollars, de roubles, de yens, vantant une croissance qui frise le choquant, tout en évitant soigneusement — c’est l’été, les vacances — les nouvelles déprimantes comme l’annonce de faillites en cascade, la détresse profonde de millions de chômeurs et autres réelles tragédies sociales :

« 90 milliards pour mettre en place des mécanismes de couverture du risque de taux en baisse. »

« Un constructeur automobile dégage un résultat net de 8,8 milliards, en hausse de 36 %. »

« La crise permet à un pays eurosceptique d’économiser entre 70 et 100 milliards. »

« 11 milliards investis pour l’organisation des J.O. à Londres. Le Premier ministre estime l’impact économique de ces Jeux à plus de 16 milliards d’euros. » (Le parachute royal de sa Gracieuse Majesté était, bien sûr, doré.)

Rue Montagne-aux-herbes-potagères, un jeudi d’août, à 18 h 48.

Pressant le pas pour échapper aux gouttes de pluie qui tombent de plus en plus dru, le philosophe Charles Mart et l’économiste Frédéric Angel entrent À la Mort subite, vieille brasserie fréquentée à cette heure par une cohorte de touristes et quelques habitués.

Ils traversent la somptueuse salle, grande comme un hall de gare, tout en admirant ce décor séculaire fait de panneaux moulurés, de pilastres cannelés, de médaillons peints et de grands miroirs fanés.

Ils commandent une Lambic blanche, au fût, que leur apporte la plus souriante des serveuses.

Sur la table à côté d’eux, une assiette avec des traces d’omelette aux fines herbes maintient un journal déplié à la page « Économie » :

« Un brasseur, géant du houblon, publie son chiffre d’affaires consolidé de 19,2 milliards de dollars et un bénéfice de 3,6 milliards. »

Sous cet article, un autre titre : « Un milliardaire égyptien va rénover un palace parisien. »

Rien que du positif, rien que de l’optimisme. Rien que des milliards.

Revenant des toilettes, la dame au journal déplié de la table d’à côté commande une Grimbergen brune, au fût, et reprend sa lecture. À plusieurs reprises, elle lève les yeux vers nos deux compères tentant de démonter les rouages du capitalisme, la barbarie des lois du marché, la dialectique du maître et de l’esclave. Elle ne s’immiscera pas dans leur conversation car elle n’a pas découvert la pauvreté, la misère, les souffrances de la classe ouvrière dans les livres. C’est dans sa chair qu’elle en a éprouvé la réalité depuis son enfance passée tout entière sans le moindre lendemain qui chante.

Charles ouvre un bloc de feuilles, décapuchonne son stylographe, pose la plume sur le papier quand, subitement, il change d’avis et sort de sa mallette un portable de luxe, issu du groupe à la pomme croquée, avec écran extra haute définition.

Tout en cliquant sur son clavier, Charles : « T’es d’accord pour maintenir l’ancien titre ? »

Frédéric : « T’en as un meilleur que Manifeste du Parti communiste ? C’est bien celui qu’on voulait, non ? »

Charles commence à taper à deux doigts, en prononçant chaque syllabe à haute voix :

L’his-toire de tou-te so-cié-té, jus-qu’à nos jours, est l’his-toire de lu-ttes de cla-sses.

Frédéric : « Quand tu y seras, n’oublie pas de remplacer machine à vapeur par iPad et iPhone, s’il te plaît. »

Charles poursuit la rédaction du Manifeste :

Les ca-pi-ta-lis-tes u-ti-li-sent le tra-vail des sa-la-riés qui ne po-ssè-dent pas de mo-yens de pro-duc-tion et en sont ré-duits à ven-dre leur for-ce de tra-vail pour pou-voir sub-sis-ter.

Frédéric, levant son verre de Lambic blanche : « Très bien. Rien à changer. Continue. »

Ainsi naquit un nouvel appel à la Révolution, cent soixante-quatre ans après le Manifeste de Karl Marx et Friedrich Engels qui fut rédigé dans un autre tof caberdouche bruxellois : le Cygne, sur la Grand-place.

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