L’insoutenable légèreté de l’air

Lise Thiry,

Pour les vacances de 1995, Michel et moi projetions d’aller « vivre » un mois en Amazonie. Mais laquelle ? La péruvienne ou la brésilienne ? J’avais été élevée dans la connivence avec Blaise Cendrars, donc avec le Brésil.

Des arbres géants aux branches desquels pendent des lichens blanchâtres qui ressemblent à la barbe des vieillards et que la plus légère brise balance. Barbe fleurie de Charlemagne

C’est plein de Charlemagne

C’est plein d’arbrisseaux dont le fruit s’appelle vulgairement camboui.

… et avec sa capitale

São Paulo est selon mon cœur

Ici nulle tradition

Aucun préjugé

Ni ancien ni moderne

Tous les peuples

J’aime ça

Les deux trois vieilles maisons portugaises qui restent sont de faïence bleue.

Lima, au Pérou, ne pourrait nous offrir un tel charme : ni par la ville ni par les gens. Et pourtant, lors de notre choix décisif, la balance pencha vers le Pérou. Celui-ci ne devait-il pas nous procurer un double plaisir, celui de la Cordillère des Andes et celui d’une Amazonie ? Mais nous planifions mal notre voyage. Nous avons joué à imaginer le décor sans l’envisager dans sa réalité. Si bien qu’à l’aéroport de Lima, nous voilà confrontés à un marchandage complexe pour la location d’une voiture. C’était très cher… Va donc pour la location d’une vieille petite Volkswagen. Il n’y a pas plus robuste, n’est-ce pas ? Oui, mais encore faut-il qu’un garagiste compétent règle le moteur en vue d’un régime pauvre en oxygène. Ou bien, chez cette VW-là, le moteur était-il trop vétuste pour encore happer suffisamment d’oxygène ?

Depuis Lima, l’auto avait pourtant grimpé allègrement jusqu’à un petit plateau. Mais là, elle est prise d’une trachéite bizarre, qui dérive vers un halètement pathétique. Et c’est la grève : VW s’arrête, sous un écriteau touristique : Anticona Altitud 4 843 km. L’auto a-t-elle lu cette inscription touristique ? Cette panne est-elle d’ordre psychologique ? Non vraiment, car, même si VW savait lire, aurait-elle compris qu’elle venait de grimper jusqu’à la hauteur du sommet du mont Blanc ? Le poumon du moteur est, bel et bien, en état de manque, assoiffé d’oxygène. Heureusement, le plateau est vite déclive. Il « suffit » que Michel pousse un peu la voiture, que je gère au volant. Puis nous poursuivons notre chemin, par monts et par vaux. Car nous avons appris une tactique : elle consiste à aborder chaque montée en prenant la route en biais : la diagonale est moins pentue que la ligne droite. Certes, de rares véhicules arrivent d’en face — mais à faible allure, car sinon leur carrosserie commence à se déhancher. Le voyage n’est pas monotone, car les péripéties alternent. Au bas d’une descente, face à une rivière, la route a coutume d’abandonner les véhicules à leur propre débrouillardise. Chacun traverse à gué selon ses possibilités. Les camions et les bus, très hauts sur pattes, nous éclaboussent de leurs sarcasmes. Car la Volkswagen, basse sur patte et ventrue, racle les plus grosses pierres de la rivière. Combien de gués ai-je donc traversé à pied, pour écarter les obstacles les plus pointus, ceux que l’auto ne réussit pas à faire rouler sous elle ! C’est rafraîchissant de patauger ainsi, mais j’ai pour mission d’écarter les pierres trop menaçantes pour présenter deux espèces de rails aux roues de la VW. Je la vois alors arriver vers moi en se dandinant, sous la conduite de Michel, qui m’a l’air de s’amuser, comme s’il cravachait un cheval.

À force de descendre et de remonter, nous nous hissons jusqu’au Machu Picchu. Congé pour l’auto. Nous, nous allons nous cultiver, visiter le site. Jouissance d’aller humer l’air pur ! Hum, c’était compter sans la rareté de cet air. Pourquoi le mal de l’air, chez les individus jeunes et fringants, se trahit-il par l’un ou l’autre symptôme ? Pâleur romantique ; mousse aux coins des lèvres. Vomissement : une indigestion par manque. Défaut d’une chose que l’on ne voit pas et que l’on ne flaire pas. En fait, c’est l’oxygène qui fait défaut, et l’on peut donc comprendre que notre teint vire au bleu. Mais le vertige, alors ? À nouveau, on peut comprendre que, en mer, les osselets de l’oreille moyenne sautillent en harmonie avec les vaguelettes du liquide… Mais au Machu Picchu, la montagne n’oscille pas sur ses bases.

Les livres disent que les symptômes peuvent aller jusqu’à l’œdème cérébral : le cerveau qui gonfle et va heurter la paroi crânienne. (C’est pourquoi les nouveau-nés y échappent grâce aux fontanelles molles.)

… Et pourquoi, dans notre petit groupe de touristes, seuls certains d’entre nous éprouvent-ils la frousse de s’écrouler avec la montagne ? Et ils blêmissent en s’accrochant aux autres, à Michel et à moi, qui restons des pilastres sûrs. Pourquoi certains s’accommodent-ils mieux d’un régime pauvre en oxygène ? Certes, tous, nous regrettions l’air riche de la Méditerranée, qui nous fouettait sainement lorsque nous naviguions. Pourquoi, au niveau des nuages, certains ont-ils le vertige, davantage que sur une barque instable ?

Suis-je moi-même restée normale ? Une matinée, voilà que, décidément euphorique, et portée par mes sandales ailées, je voudrais décoller du sol pour aller planer parmi les oiseaux. Mais la raison l’emporte, et nous aspirons à reprendre contact avec la réalité du sol : sur les rives de l’Amazone. Et nous repartons pour descendre vers la dolce vita de l’Amazonie — ou plutôt nous remontons vers le nord. Nous voici donc là, au ras du sol, bien collés à la vie. Dans l’auto, mes mains adhèrent de nouveau au volant, et je suis assise solidaire de mon siège. À cause de la pesanteur retrouvée ? Ou bien parce qu’il y a, dans l’air, un sirop qui englue les choses ? En promenade, j’ai l’impression que mes pieds ont troqué les sandales ailées qui me portaient en altitude, contre des bottes gluantes. Me voici sous l’insupportable pesanteur de l’air poisseux qui me cloue au sol, et même soude mes orteils dans de la boue verte — car tout est vert, ici. Certes, nous ne sommes pas en train de patauger dans la jungle — mais bien parmi des maisons sur pilotis, coiffées par des arbres qui pleurnichent des perles de sueur sur les toits. Oui, c’est rafraîchissant, cette évocation de Noël.

Il serait injuste d’évoquer l’Amazonie comme une zone abandonnée à elle-même. Des petits singes à testicules roses, les tamarins, se nourrissent de plantes dont ils évacuent les graines dans leurs matières fécales. Et comme ils voyagent beaucoup, ils vont réensemencer le sol de façon dispersée. On les surnomme les jardiniers de l’Amazonie.

Évidemment, les femmes ne montent plus leur cheval en amazones, même ici. Auparavant, pourquoi était-il utile de faire face à un côté du paysage ? On disposait ainsi d’un large angle de vue, qui permettait de voir l’arrière en même temps que le devant. Or l’arrière, ce peut être l’ennemi : un homme, ou une bête, qui vous court dessus et sera bientôt à vos côtés. Le futur qui vous avertit. Par contre, chevauchant en selle, on voit mieux ce qui peut arriver, par exemple un trou dans la route, une rivière qui va barrer votre chemin.

Par ailleurs, a-t-on demandé son avis au cheval ? Deux jambes qui vous enserrent n’envoient-elles pas mieux des messages ? On bouge en connivence.

… En nous baladant parmi les gens nous aurions dû prendre mieux contact avec eux. Mais nous en fûmes dissuadés par une entérite, une espèce de choléra sans vibrion et sans doute sans l’Escherichia coli
no O157 : H7… non encore inventé, apparemment. Alors, le souvenir de voyages en Inde me revient. Là, nous voyagions par bus ou par train, entassés sur les plateformes surpeuplées. Et nous communiquions par esquisses de sourires sobres ou via un anglais élémentaire. J’étais hantée par la peur de déposer mon bagage sur l’un de ces pieds nus. Mais les os saillants des coudes venaient parfois nous grattouiller fraternellement. Ainsi, l’insoutenable pesanteur de la pauvreté était allégée par cette espèce de sérénité bouddhique contagieuse.

Mais, assez soudainement, ce voyage au Pérou n’est plus source de plaisir. Il devient urgent de refermer la boucle jusqu’à Lima. De mener à bien une performance : ramener à son point de départ une VW, dont le moteur venait d’émettre son dernier souffle. Pour cela, un garagiste nous remorque, en reliant sa propre voiture à la nôtre, par une corde non rigide. Si bien qu’au moindre coup de frein de la voiture convoyeuse, nous risquons d’aller nous emboutir contre elle. Ah ! Si l’air ambiant avait été épais, cela aurait servi d’amortisseur.

*

Mais pourquoi donc Milan Kundera, dans l’Insoutenable Légèreté de l’être, prend-il parti contre la légèreté ? Dans notre société, les lourdauds sont-ils bénéfiques ? Un lourdaud, n’est ce pas celui qui pèse de tout son poids pour imposer ses croyances ? Les dictateurs ne sont-ils pas trop pesants plutôt que trop légers ?

En fait, ce livre est parsemé de réflexions contradictoires : c’est plutôt une invitation au doute.

Qu’est-ce qui est donc le plus positif, demande Kundera ? La pesanteur ou la légèreté ? La pauvreté n’est pas un manque, mais une espèce de poids, géré par les besoins, un châle qui vous asphyxie un peu. Pour devenir léger, il faut s’arranger pour devenir riche.

Ces cogitations sont concrétisées dans le roman de Kundera. Ici, un chirurgien tchèque dénommé Tomas s’est exilé en Suisse pour échapper au climat de terreur régnant dans son pays. Mais il va réintégrer Prague pour y exercer sa profession dans un hôpital. Pourtant, assez vite, il ne résiste plus au besoin d’exprimer par écrit son point de vue sur la liberté, et sur la population qui se trouve en état de manque. Autour de Tomas, la réaction à l’article ne se fait pas attendre : le directeur de l’hôpital lui conseille de rétracter ce qu’il a écrit ; puis il le presse, puis il lui ordonne. Et il lui tient à peu près ce langage : « Dans une société régie par la terreur, les déclarations n’engagent pas votre personne, puisqu’extorquées par la violence. » Ces propos à répétition soulèvent chez Tomas une tempête sous un crâne. N’est-il pas tentant de se trahir soi-même pour continuer sa fonction de médecin ? D’autres, autour de lui, prennent le parti de la rétractation. Cette fois, Tomas se sent déculpabilisé s’il forme groupe avec d’autres. L’inflation de la lâcheté banalisait leur propre conduite. Ils se sentaient allégés par ce partage.

Mais il y a d’autres personnages, dans ce roman de Kundera. Une femme manifeste une faiblesse traîtresse. Elle cache son vrai jeu, et cette apparente soumission va l’aider à obtenir ce qu’elle veut. Un autre personnage accumule les remords de s’être montré faible, et ces remords eux-mêmes vont agir comme un ressort pour catapulter une vengeance. Rien n’est simple, dans le comportement humain, vu par un grand écrivain.

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