La variété Shangri-La

Christo Datso,

Ici s’arrête la réalité.

Lucius Shepard, Aztechs

 

Je venais d’achever la lecture de Mindf*ck – ce livre étonnant d’un lanceur d’alerte sur le scandale de Cambridge Analytica révélé en 2018, m’apprêtais à quitter la rame du métro à la station Mérode, lorsque je vis une poussière noire sortir des narines et de la bouche d’un homme âgé assis en face de moi. 

À l’instant mon téléphone se mit à vibrer, le message était rédigé comme suit : « deux cas graves à Montréal ». Il n’était pas signé – depuis que j’avais remplacé le smartphone par un téléphone basique, j’avais perdu la liste des contacts et ne pouvais plus associer un numéro à un nom. J’irais voir ce qui se passait au septième étage, « à Montréal », lorsque j’arriverais au bureau. Le vide s’était fait autour de l’homme en proie à une toux sèche. Un nuage de fines particules noirâtres envahit la rame. Le métro était reparti avec son chargement de condamnés.

Dans le couloir de la station qui longeait la gare ferroviaire, un collègue pressé me croisa en sens inverse. « Salut Vijaya » lui lançai-je en me tournant vers lui. Il fit « non » de la main, ne s’arrêta pas et s’enfuit. Il portait un foulard sur le visage. 

L’alarme sonnait dans le bâtiment lorsque je passai le portillon d’entrée sécurisé. Surmonté du logo de la firme, le siège de la firme de style brutaliste écrasait le quartier de tout le poids accumulé depuis des siècles par les structures de la domination. Je me dis : « nous ne sommes pas le premier jeudi du mois ». De surcroît il était trop tôt. « Ce test de sirène n’a pas été annoncé, ce doit être un exercice de Jean-François, ou quelque chose de plus sérieux ». J’optai pour la dernière hypothèse. Le rez-de-chaussée était désert, l’escalator à l’arrêt. Tout le plateau du deuxième étage était vide. À ma place habituelle m’attendaient, comme chaque matin, la tasse de café, les dossiers, les câbles où brancher l’ordinateur portable avant de me mettre au travail. Dans ce bâtiment, l’orientation et la décoration avaient été organisés sur une base géographique. Chaque étage était divisé en deux ailes autour d’un puis central, chaque aile indiquait le nom d’un pays et, en montant, l’employé s’éloignait toujours plus loin de Bruxelles située au niveau du sol. Les panneaux indiquant les directions des open spaces de Glasgow d’un côté et de Manchester de l’autre étaient tombés, des plateaux de chips gisaient renversés sur le sol souillé, avec des bacs de bière en désordre, des gobelets, une console de jeux, des post-it éparpillés. Une petite fête entre collègues avait dû être interrompue dans la précipitation la veille au soir. Le grand écran mural du coffee corner était allumé et retransmettait les scènes captées par une webcam au pont de Westminster. Nous étions à « Londres » après tout. Un cab fonça sur moi et disparut de mon champ de vision. Des gens couraient derrière le véhicule. Une femme avait le visage creusé par des rigoles de rimmel qui coulaient de ses yeux. Elle tourna la tête vers la caméra et me fixa pendant plusieurs secondes en ouvrant la bouche. La sirène s’arrêta. Un bus à impériale se mit à zigzaguer et s’encastra dans un pilier du pont, mais Londres était plongé dans le silence, le son de la webcam était coupé et la sirène s’était tue aussi dans le bâtiment. Je doutais que Jean-François ou quiconque de mes collègues aient mis au point un test de continuité sur désastre aussi élaboré. 

La femme du pont de Westminster me rappelait un portrait de l’antiquité tardive. On disait que les Anciens avaient beaucoup de notions excentriques sur le regard, en particulier qu’il pouvait transmettre des maladies. Les légendes du mauvais œil qui couraient tout le long du pourtour de la Méditerranée remontaient sans doute à ces sources inspirées par l’effroi des pandémies qui détruisirent l’Empire Romain. Cette femme avait dû ressentir quelque chose de comparable. C’est alors que j’entendis quelqu’un tousser dans mon dos. 

Peter marchait difficilement, il se tenait la gorge, il avait du mal à respirer. Il tenta en vain d’articuler quelque chose et finit par tomber face au sol, à mes pieds. De son visage tordu par la douleur s’écoulaient des flots d’encre noire, comme d’une seiche. Son corps fut agité de soubresauts, puis il s’arrêta tout à fait et sa tête fondit littéralement, exposant un amas de billes noires qui se dispersèrent sur le plancher. J’en écrasai quelques-unes en me dirigeant vers l’escalator et m’arrêtai au quatrième étage car je devais savoir ce qui se passait en Grèce, quelle était la situation sur la place Syntagma d’Athènes. J’y avais de la famille. Est-ce que j’y verrais les mêmes scènes de désolation qu’à Londres ?

Tout était désert, sur le plateau comme sur la place de la Constitution grecque retransmise en direct par les webcams de la salle de séjour du quatrième étage, aile sud. Cela ne me rassura qu’à moitié. J’appelai ma mère. Pas de réponse. J’appelai mon frère qui se rendait à son travail dans un grand hôpital universitaire de la région Bruxelloise. Il décrocha le téléphone dans sa voiture. « Oui, j’ai pu joindre maman » me dit-il, « tout va bien, elle est confinée, elle risque moins que nous. » Je réfléchis rapidement, irais-je voir ce qui se passait au dernier étage, au Canada ? J’optai pour un raccourci car s’il y avait dans ce bâtiment des collègues bien informés, je les trouverais à Nice ou à Amsterdam, au premier étage. 

En descendant rapidement l’escalator je me demandai ce qui avait foiré. Des gens tombaient comme des mouches, c’était évident, il y avait eu un gros dysfonctionnement biologique quelque part. Mais ce n’était qu’une partie d’un problème plus vaste qui touchait la gestion des flux physiques et informationnels. La protection de notre réseau était devenue un enjeu prioritaire avec le déménagement de nos services vers l’étranger et les risques accrus de corruption des données sensibles. Était-ce la mise en production la nuit précédente de la dernière version de notre logiciel pare-feu qui s’était mal passée ? Est-ce qu’un intrus en avait profité pour lancer une attaque cybernétique de grande envergure. Je devais savoir si un logiciel malveillant était en train d’infecter nos lignes de défense, d’occuper les zones exposées de notre réseau, de tout contaminer. 

Quelqu’un avait laissé traîner un numéro frais du journal Les Échos, j’en lus le titre « Les USA dépassent la Chine, l’Italie est en compétition pour la troisième place sur le podium ». Un jeu avait été lancé depuis quelques jours, j’en avais capté la rumeur, l’excitation chez tous les collègues plus jeunes, mordus au numérique. Il fallait installer une certaine application sur smartphone pour y jouer. Je ne me sentais pas concerné.

C’est à Nice que je rencontrai Sandy installé derrière son ordinateur. « C’est quoi ce merdier ? » lui lançai-je peu amène. « Oui, ça va. Sauf que tous les indicateurs de contrôle sont au rouge. C’est encore un coup des Hollandais pour déstabiliser nos systèmes. » Peu de choses affectaient Sandy. « Christo, tu sais quand on pourra voyager en Grèce ? » me demanda-t-il. Sandy était un fan absolu des îles Grecques. « Désolé, aucune idée. N’annule pas tes billets d’avion, les compagnies ne remboursent pas. » Je laissai Sandy à ses manipulations flegmatiques, peut-être qu’il allait remettre quelques contrôles défaillants au vert et limiter la fuite des données. J’avais passé ma soirée à corriger des erreurs dans les ratios de solvabilité et les indicateurs de risques opérationnels, et ce matin j’apprenais que nos sympathiques et néanmoins collègues ennemis de l’autre côté de la frontière, avaient une fois de plus mis le boxon sans prévenir en sabordant nos contrôles des risques. « Il faudra bien un jour ou l’autre fermer la frontière » pensai-je, « et reconquérir notre indépendance ». Un running gag entre collègues belges consistait à dire qu’on allait rejouer 1830 et botter les fesses aux Bataves.

Sandy me montra la source du problème à l’écran, les contrôles des fondations sécurisées du pare-feu avaient été modifiés. Question : était-ce accidentel ou intentionnel ? Grâce à la fonction d’audit du logiciel, nous avons pu remonter à la source de la modification, la date et l’heure et l’identifiant de l’agent. « C’est étrange me dit Sandy, l’heure de la modification est enregistrée avec le paramètre de temps universel + 8. Qui a bien pu se connecter d’aussi loin ? »

« Est-ce que l’adresse internet de la source est notée dans les registres ? »

« Attends, faut fouiller. Mouais… ça vient de notre réseau interne, d’après le sous-réseau utilisé, c’est quelque part en Asie, la branche de Singapour peut-être ? Ou celle de Manille ? »

Je demandai ensuite : « Quel est le nom du compte utilisateur à l’origine de la modification ? » Sandy fouilla encore un peu : « c’est un compte technique interactif mais il semble que notre oiseau ait le sens de l’originalité. » D’habitude, les identifiants des comptes techniques utilisés pour toutes opérations requérant des privilèges d’administrateur, sont protégés dans l’équivalent électronique d’un coffre-fort et ressemblent à des suites alphanumériques dénuées de signification. Ce n’était pas le cas avec ce compte-là. « Shangri-la. Je suis dubitatif. » Sur cette réflexion profonde, Sandy resta planté devant l’ordinateur, se demandant quoi faire. Quelle que fut l’identité réelle de l’agent camouflé, la modification de notre pare-feu avait été d’une redoutable et malveillante efficacité. Une faille avait été ouverte intentionnellement dans la muraille et quelque chose s’était introduit dans notre réseau. Je conclus : « il faut notifier les autorités au plus vite, c’est un sabotage. » En même temps, je savais que cela ne rimait à rien. Nos autorités faisaient tout depuis des années pour balayer notre organisation, ils n’écouteraient pas, qui sait même s’ils n’étaient pas complices ?

« Bonne chance ! » Sandy retourna à son poste de pilotage, témoin obscur d’une guerre qui nous dépassait et dont je devinais les ramifications planétaires. Je sortis prendre l’air, coller les bouts, adopter un point de vue global, me mettre en situation awareness, pondre mentalement un plan d’action. Où était l’équipe de la cellule de crise ? Était-elle opérationnelle ? Mon téléphone restait silencieux. J’aurais dû être appelé. Est-ce que cela aurait encore servi à quelque chose ? Le mal était fait. Le virus était dans la place. Des gens pas chanceux jonchaient déjà les rues par dizaines. Je jugeai inutile de poursuivre mon exploration du bâtiment ; en outre il me fallait trouver un endroit où m’installer tranquillement, me connecter au réseau de la banque depuis l’extérieur et procéder à quelques sauvegardes.

La station Mérode que j’avais quittée moins d’une heure auparavant était fermée, un message électronique annonçait que toutes les lignes du réseau bruxellois étaient suspendues. Je résolus de remonter à travers la ville jusqu’au nord de Bruxelles à pied. Le monde entier allait se prendre une menace globale en plein dans la gueule, une advanced persistent threat comme on disait dans notre jargon, « au carré, voire au cube » pensai-je. J’avais bien fait de me débarrasser du smartphone. Quel qu’il fut, le poison était passé par là, directement dans les yeux et le cerveau de ses utilisateurs. Au moins j’étais clean de ce côté.

Je marchais d’un bon pas lorsqu’au Parc du Cinquantenaire, juste derrière l’arcade du Musée des Armées, je croisai mon collègue Geoff en train de faire un footing. Nous fûmes autant interloqués l’un que l’autre et d’une même voix, mais à bonne distance sociale, demandions à l’autre : « mais que fais-tu là ? », question qu’il fallait entendre dans un sens existentiel profond et pas simplement événementiel. La réponse vint naturellement, « t’es immunisé ? ». Plusieurs hypothèses se bousculaient, que j’abordai rapidement en silence tout en observant attentivement son visage, ce qu’il était en train de faire aussi de son côté. Nous nous regardions comme un chat s’observe dans un miroir : est-ce moi ou quelqu’un d’autre ? Et si ce n’est moi, où se cache l’autre chat ? Nous étions habitués à deviner rapidement nos pensées et arrivâmes à la même conclusion : « pas de poussière qui sort du nez, pas de larmes noires qui coulent des yeux, ça a l’air d’aller ». Je lui demandai : « tu as pourtant regardé ton smartphone aujourd’hui ? »

« Il est tout le temps avec moi » Il alluma l’écran qu’il tourna dans ma direction et ajouta : « tu n’as rien à craindre, c’est à cause d’une app, que je n’ai pas installée. Toute cette merde est partie d’une app vérolée. »

« Que s’est-il passé » demandai-je ?

« C’est une app lancée en Asie par une firme dont on ne sait pas grand-chose, du nom de Shangri-la, spécialisée en Intelligence Artificielle, Cybersécurité et Quantum Computing. Ils ont communiqué là-dessus en s’excusant du bug dans leur produit et du désagrément causé aux utilisateurs. Naturellement, ils ont retiré l’app des Stores. » Je fis une grimace. Je venais d’entendre ce nom propre. Shangri-la, carte postale d’une ville mystique dans une vallée harmonieuse, province du Yunnan dans le sud de la Chine ; pas loin du Tibet, ville de culture mixte, populations « tribales » et Han, un nom exotique et troublant comme un parfum d’ylang-ylang.

« Désagrément est un terme plutôt faible je trouve. »

« En fait », poursuivit Geoff d’un air détaché, « les gens se relèvent après quelques minutes et se portent comme un charme, du moins ils en ont l’air. » Il sourit. J’en doutais, la tête de Peter explosée dans une mare de billes noires n’était pas un signe de bonne santé. « Admettons, la plupart s’en sortent mais il y a quelque cas sérieux. »

« Voire mortels » conclut Geoff, avec un sourire de plus en plus fixe. « Comment puis-je savoir si tu n’es pas un de ces revenus ? » hasardai-je, « tu aurais pu supprimer l’app une fois remonté en pleine forme par ce truc, non, qu’en penses-tu ? »

« C’est possible, si c’était le cas je n’en ai aucun souvenir. Si ce n’est pas le cas, soit : je suis en train de te mentir, soit : je te dis la vérité. Comment trancher ? »

« Tu devrais te faire examiner, consulter un médecin. Et elle était supposée faire quoi cette application, avant de griller le cerveau des gens suite à un petit bug informatique ? »

« C’est un jeu dans lequel tu conquiers des portails énergétiques, comme le site où nous nous trouvons par exemple, il doit y en avoir plein ici ». Geoff tourna le bras, le portable en main, pointant les arches du Cinquantenaire, les affûts de canons devant le Musée de l’Armée, la fontaine du parc ; « c’est un jeu Ingress amélioré, si tu vois ce que c’est ? » Je voyais très bien, j’avais abusé d’Ingress il y a quelques années, un jeu assez addictif conçu par Google, un jeu de réalité augmentée avec des camps qui se battaient l’un contre l’autre pour étendre des territoires, conquérir le monde. Le titre du journal Les Échos me revint en mémoire : « et ça se joue par équipes ? » demandai-je à Geoff. « Oui, les pays se battent l’un contre l’autre. J’ai entendu dire que l’Italie était en train de monter très vite dans le classement général. »

Je conclus la discussion : « drôle de jeu, mais je dois te laisser, un petit problème informatique requiert mon attention. Salut Geoff. À bientôt. » Il me salua et reprit sa marche rapide, puis je l’entendis éternuer violemment. « Excuse-moi, les pollens sont forts cette année » dit-il en mettant un mouchoir devant sa bouche. De loin j’aurais juré que le tissu était maculé de suie.

Je m’installai sur un banc du parc, utilisai la 4G de ma tablette comme point de connexion pour le wifi de l’ordinateur du bureau et lançai ma session vers le réseau privé de l’entreprise. Je n’avais pas besoin de beaucoup de bande passante pour ce que j’allais faire. Il me suffisait de rassembler quelques mails et de les envoyer cryptés à l’adresse sécurisée d’un ami journaliste. 

Cette affaire de poussières, de billes noires et de jeu, me faisait de plus en plus penser à un méga Mindfuck, un moteur poussé jusqu’à l’overdrive, une contamination turbo inédite et inégalée, multi-canaux. Je pourrais prouver que l’exfiltration massive des données de l’entreprise avait été réalisée grâce à des complicités internes, peut-être soudoyée depuis Shangri-la. D’un autre côté, ce qu’il fallait bien appeler la « guerre universelle » qui était en cours, venait de conquérir une nouvelle dimension, plus englobante que les territoires de l’espace-temps, la cinquième dimension, celle de l’information et grâce à la maîtrise de cette dimension de l’esprit, tous les territoires réduits à des cartes devenaient des cibles potentielles pour les maîtres du jeu. Qui étaient-ils ? Qui se cachait derrière le logo high-tech noir et or de cette firme asiatique du nom de Shangri-la ? Ce pouvait être un état puissant, une organisation terroriste, un narco-cartel, les GAFAM, l’Empire Klingon ou le Mordor, mais quelles que fussent les identités véritables de leurs auteurs, cela n’avait plus d’importance car les lois de l’univers physique commençaient à se plier au pouvoir de l’information, qui venait de prouver que la barrière entre l’immatériel et le matériel pouvait être franchie. En effet, qu’était-ce qu’un virus ? Un porteur d’information, ni plus ni moins. Cybernétique ou biologique, l’évolution forçait les organismes à évoluer dans un contexte d’incertitude. Celui qui maîtrisait le code des virus pouvait influencer le cours de l’évolution des espèces vivantes tout comme celui des systèmes humains globalisés, et de leurs interactions dans le monde réel, et avec le monde virtuel. La distinction serait rapidement abolie entre ces deux mondes. Le monde de l’autre côté de nos écrans venait de prendre le contrôle de l’autre côté du monde.

C’est au moment où ma session se connectait au réseau de l’entreprise et que j’entrais mon identifiant, que le logo de Shangri-la apparut à l’écran. Je suivais paralysé le chargement d’un code qui déroulait ses volutes hypnotiques. Puis, je fus pris de vomissements.

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