Le gang des machines à coudre

Chantal Boedts,

Le virus est une communication, il a besoin d’un autre, d’aller chez le voisin, comme certains oiseaux, pour y entrer. Comme quand on envoie un message sur un réseau, on a besoin de l’autre pour entrer chez lui, disait Jean-Luc Godard en substance, évoquant la théorie de l’information. Et plus tard, à nouveau : Le virus est une communication : comme ce qu’on est en train de faire… dont on ne va pas mourir, mais peut-être qu’on n’arrive pas à bien en vivre.

Cher ami, je vous sais fort occupé par l’éclosion du persil dans votre jardin, la surveillance des entrées et venues du voisinage dans votre cage d’escalier désinfectée quotidiennement à la javel. Depuis la disparition de Miette, je peine à vous joindre.

Je vous écris des confins de la Gaume ensoleillée et printanière, le paradis escompté pour mes années à la dérive, je tousse un peu, comme chaque année les bouleaux lancent l’alerte des allergies saisonnières. Depuis quelques jours, alors qu’empli d’inspiration contenue je gribouillais des bouts de phrases dans un vieux cahier ligné retrouvé au grenier, ma femme m’a pourchassé et houspillé sans cesse ces dernières 24 heures pour que nous pratiquions les gestes barrière et les consignes de distanciation diffusées récemment sur la plate-forme gouvernementale en ligne Covid19. Quel monde codifié nous attend. Un cauchemar.

Vous ne connaissez pas votre bonheur d’être seul, loin de tout à Solveig. Nos escapades en bord de Baltique, votre cocasserie et nos confidences piquantes sur ce dérapage mondial en cours qui ne cesse de s’aggraver jusqu’à la rupture me manquent.

Je ne sais si vous rigolez tout seul dans votre vieux fauteuil cuir clouté, griffé par les attentions de vos nombreux chats, vivants ou morts, fauteuil dont le bras droit usé comme une peau fatiguée de vieille momie s’effrite comme les contours des jours à venir, je l’avais observé avec une fixité tendre lors de notre dernière entrevue.

Comme je ne supporte plus les visages de nos dirigeants occidentaux, je me suis astreint depuis quelques jours à regarder les nouvelles mondiales sur Al Jazeera, je comprends encore moins ce qui se trame, même en Iran il semble que le virus décime. Je saute d’une chaîne à l’autre en espérant trouver de quoi me distraire mais l’inflation virale est totale.

J’ai pu revoir ce film de Tavernier adapté pour l’écran, La Princesse de Montpensier, puisque nous sommes en guerre confinés dans la distraction, loin du cœur et de toute passion intermittente, j’avais envie de prendre la plume une dernière fois, qui sait cette dernière lettre n’arrivera peut – être jamais.

Il y a une jeune présentatrice voilée qui m’enchante, seul îlot érotique atteignable par ces temps sinistres, je tressaute comme un jeune sot, comme à l’époque où je m’étais enflammé pour le zozotement de Sophie Favier. Marthe me traite de vieillard amoureux, ma fille fronce le sourcil. Je me sens barboter comme un pacha dans une chanson de Souchon, Des jeunes filles un peu faciles, que des vieux messieurs taquinent.

Hélas j’avais ambitionné d’être une sorte d’Arno Schmidt, confiné et paria dans une forêt de sapins, avec une épouse sentant le chlore de piscine, errant dans le vide à la recherche d’un oiseau rare, or nous étouffons, bêtement médiocres, inégaux et fragiles comme une feuille de papier à cigarettes, dans l’inutilité la plus totale.

Nous étouffons non loin d’une centrale nucléaire dont les vapeurs retombent comme des gouttelettes virales sur les cimes de nos fiers sapins, les pommiers n’ont plus la même saveur, je ne caresse plus leur écorce avec autant de bonheur.

Je m’inquiète pour ma mère, qui s’étiole dans une maison de repos, je ne vais plus la voir depuis longtemps, Marthe s’en charge, elle envoie des chocolats pour la fête des mères. Je devrais avoir honte.

J’ai à peine conscience que je ne parle que de moi, mon arthrite, la couleur de mes selles, je dors à l’ombre quand il fait trop chaud.

Comment renoncer à écrire mes mémoires, las, qui s’en soucierait, il paraît que nos dernières volontés seront piétinées, place au corps médical, au corps scientifique, à la loi martiale.

J’essaye de mettre en application mes vieux réflexes d’un ancien de la Stasi, enfin ce personnage un peu gris qui me permettait de faire mon intéressant vis-à-vis de mes lecteurs de la collection Marabout, peine perdue, je devrais me recycler dans la description d’attaques aux drones, de filles pratiquant le Krav Maga, à la rigueur le yoga tantrique et la respiration karmique profonde. Cela me servirait peu, je suis trop loin dans la décrépitude, mon ventre cache mes pieds, parfois j’ai l’impression d’être un crapaud qui coasse, dur de vieillir, je fais peur à mon miroir.

Marthe devient incontrôlable, elle sort comme ça lui chante, avec un masque qu’elle s’est fabriquée elle même, après s’être enduite défensivement de baume du tigre, j’ai l’impression de déjeuner camphré, elle se tortille devant des tutoriels de couture, de coiffure, de fabrication de savon, je mange des épluchures de patates frites au four avec une branche de romarin, plus de veaux, de vaches, non, ils sont trop mignons pour être mangés.

Je deviens même jaloux du corbeau, mon ami, c’est triste, je le regarde lâcher sa fiente blanchâtre, et j’ai cette sombre pensée, communiante dans l’hécatombe qui s’abat, lui aussi en chie.

Ce n’est plus un monde pour moi, quand je vois ce Pape tout seul, haranguant Rome déserte, comme un pauvre vieillard qui traîne le fardeau des suppliants de la géhenne, j’ai comme une vision parallèle du Jardin des Délices de Bosch. Ce triptyque visionnaire, halluciné, avec ces énormes fruits érotiques et tentants qui ressemblent tant au monstre minuscule qui fait succomber nos carcasses. Je vais refermer cette lettre comme deux volets sur notre globe défaillant, tu ne liras peut-être que cette seule adresse, « Ipse dixit et facta sunt », et au verso « Ipse mandavit et creata sunt ».

*

Bruxelles sortie de tram précipitée, Sophie s’affaire de toute urgence, elle a promis de coudre, de coudre jusqu’à plus soif, jusqu’à se piquer dans les doigts, jusqu’au sang.

Face à la pénurie elle s’affole, se veut utile, téléphone, découpe, remédie, mesure, la taille, les échantillons.

Bruxelles sortie du tram précipitée, le vendeur l’attend quelque part, pas loin, il faut trouver, le nom de la rue, l’impasse, le box de garage.

La voix de l’homme était un peu sèche, coupante, concise.

Il attendait sur le muret, elle arrivait essoufflée, son portable lui jouait des tours, par précaution elle avait désactivé les fonctions de pistages de Google, mais par la même occasion avait désactivé son application même, elle essayait de se souvenir du plan, de revenir au tutoiement d’un passant, de héler une dame qui tirait sur un caddie à carreau, las cette ombre masquée fonçait ailleurs, dans sa préoccupation du moment. Elle fit donc appel à son instinct, ce devait être par là.

Elle le vit donc sur le muret à la fin de sa course, dans sa main elle serrait une liasse de billets arrachée à un distributeur la veille, quand elle s’était décidée à passer à l’action.

Nonchalant, élastique il attendait sa cliente, il n’avait pas de masque, pas de gants, seule sa jeunesse frondeuse et pratique émanait de sa silhouette de sprinter nigérien.

Le box était en contrebas, dans l’espace circonscrit d’un périmètre dominé par une tour d’appartements résidentiels.

Ne pas se poser de question sur le contexte, aller droit au but, se procurer l’indispensable outil pour confectionner les petits carrés de tissus prédécoupés minutieusement à la mesure de 20X20 cm afin de protéger de la contagion.

À l’intérieur de ce fourre-tout des centaines de machines à coudre empilées, parfois coiffées d’une housse, parfois même pas, des pédales électriques en désordre, sacs bourrés de bobines de fils. Probablement un atelier démonté suite à une faillite dans la confection.

Sur une petite table de fortune, il lui fit une démonstration des points de piqûres, zigzags, boutonnières, en glissant sous les yeux de Sophie ébahie un échantillon soigneusement surpiqué par un fil orangé.

Pour une fois elle s’abstint de toute réflexion parasite et écouta la démonstration du vendeur.

Il manquait la housse, il sortit dans la cour, ouvrit sa camionnette bondée elle aussi de housses et de machines à coudre, elle n’avait pas remarqué cette présence auparavant. Peu importait. L’argent échangé contre la précieuse machine, elle avait à faire et sorti gaillardement de l’impasse, la machine à son bras, dans sa poche une garantie d’entretien rédigée à la main sur un petit papier plié en 4, parafée, signée, datée, 16 mars 2020.

Une nouvelle activité, mécanique et sans fin s’imposa à elle, le tram la ramenait chez elle, elle souriait, bénévolement.

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