J’arrivais aux abords du « Canada » quand maman m’a doucement tapé sur l’épaule. Je n’ai même pas sursauté. J’ai l’habitude qu’elle survienne comme ça, pour m’appeler à table ou pour me demander un truc. Mais là, j’ai senti à la pression de sa main qu’elle ne cherchait pas à attirer mon attention pour un motif sans importance. J’ai retiré le casque antibruit, je me suis levé en déconnectant mon activité avec la manette de contrôle, sans quitter l’écran des yeux. Elle est restée debout à côté de moi sans un mot, elle d’habitude si bavarde. Je me suis tourné vers elle une fois que tout a été coupé. Elle m’a demandé d’une voix que je ne lui connaissais pas encore : « Tu faisais quoi ? » « Mon devoir, pour le cours de philo-cit-éthique ». On est sortis ensemble de la chambre. « Il faudrait que tu ouvres un peu les tentures. » « Hmm… J’aime bien comme ça. » En arrivant dans la cuisine, elle s’est retournée, me barrant l’accès au frigo, et j’ai remarqué ses joues rougies, son visage gonflé, les larmes essuyées à la va-vite. « C’est Mamy » a-t-elle pu encore souffler avant que ses traits se décomposent. Je l’ai prise dans mes bras. Je ne savais pas ce que je ressentais au juste, si je ressentais vraiment quelque chose. Je l’aimais bien Mamy, elle allait me manquer terriblement. Et en même temps, je ne sais pas… La peine, c’est déjà difficile de faire semblant quand on n’en a pas, mais plus encore d’en avoir vraiment.

Elle était toujours en train de sangloter contre ma poitrine, je me suis concentré sur ses hoquets pour voir s’ils correspondaient aux battements de mon cœur. « Ils viennent d’appeler. C’est pendant la nuit… » Mamy avait été transportée d’urgence une quinzaine de jours plus tôt. Elle nous avait parlé par FarFromI’s, enfin, parlé, c’est un grand mot. On l’avait vue apparaître sur l’écran à court d’haleine alors que ce n’était pas le moment habituel où on se connectait avec elle. On avait tout de suite compris qu’elle était au plus mal. C’était venu très vite. Elle avait expliqué que, la veille, elle toussait à peine et que sa fièvre était montée à 37,7. Mais elle ne s’était pas inquiétée, pas son genre, et elle en avait même rigolé, « J’ai sans doute refroidi en descendant ma poubelle ». Puis le lendemain, vers 10 heures du matin, la voix asexuée de notre fullphone annonçait « FarFromeI’s vous signale un appel de Mamy » et on avait décroché nos portables…

Tout s’est organisé à distance. Elle a contacté les secours, on a pu écouter sa conversation en synchro avec le call-center d’urgence. Une demi-heure après, on voyait deux silhouettes en combinaison débouler dans son appartement, l’interroger sur son état et l’examiner, température frontale, tension, frottis salivaire, auscultation à distance… Quand elle a été installée dans la chaise roulante que l’un des deux soignants avait dépliée, ils lui ont demandé où était sa valise de convalescence. Mamy a toujours été un modèle de prévoyance et, aux premiers jours où les autorités avaient exigé des personnes de plus de 70 ans qu’elles préparent des affaires en prévision d’une hospitalisation de dix jours au moins, elle avait rassemblé du linge, des robes de nuit, le nécessaire. Elle nous en avait détaillé fièrement le contenu avant de la refermer. « En espérant n’en avoir jamais besoin », avait-elle conclu. Elle l’a indiquée dans le couloir, d’un geste faible, et le soignant s’en est emparé. « C’est bien, ça, Madame voyage léger ! » a-t-il lancé sur un ton faussement sympa. Celui qui conduisait Mamy a fait pivoter la chaise vers la caméra, et on s’est fait signe. Alice s’est mise à crier par-dessus nos voix : « Ça va aller, on va vite se revoir, on t’adore, Mamy ». On a deviné qu’elle prononçait encore quelques paroles, puis une main gantée a envahi le moniteur, et l’ambulancier a dit : « Je vais couper. L’hôpital prendra le relais dès l’arrivée de Madame pour vous informer de son état. » Et Mamy a disparu derrière le rideau noir de l’absence.

Maman s’est un peu reprise, elle s’est dégagée et a retiré un kleenex de la boîte sur le plan de travail. Elle m’explique comment vont se dérouler les choses, dès demain. On garde les corps des victimes un minimum de temps. Ce sera une crémation, d’office, même si Mamy avait déjà pris des dispositions pour reposer dans un caveau avec ses propres parents et Papy Jacky. Après un délai suffisant de décontamination, Maman seule pourra accéder à l’appartement. Elle ne pourra rien toucher, du personnel qualifié sera envoyé sur place pour enlever les souvenirs ou les objets, qui nous seront livrés. Pas plus de 500 kg, précise le règlement fédéral. Ce qui n’est pas emporté est évalué par un expert, racheté à hauteur du tiers de sa valeur d’origine, et remis en circulation sur les plateformes de distribution. « Je te l’ai annoncé en premier, il va falloir que j’aille voir ta sœur maintenant ». « OK, tu veux que je sois là ? » « Oh non, je préfère t’épargner la scène, ça va être terrible pour elle. Je viendrai te chercher quand elle sera calmée. Tu te souviens de l’état où elle s’est mise quand on a embarqué Mamy ? » Je me souvenais très bien, oui.

Je suis retourné dans ma chambre. Maman a dû attendre que la plaque métallique « No entrance » batte contre ma porte pour se préparer à aller frapper à celle d’Alice. Moi, je me suis dépêché de replacer mon casque sur mes oreilles et de replonger dans mon devoir.

Les allées du camp sont réapparues à l’écran. Je me suis déplacé vers un hangar et le commentaire audio a repris. « C’est dans cet immense baraquement qu’étaient entassés les effets personnels des prisonniers, confisqués par les Allemands dès leur arrivée à Auschwitz. On y stockait pêle-mêle des objets de valeur, des vêtements, lunettes, chaussures, stylos, briquets… mais aussi les cheveux et l’or des dents prélevées sur les détenus. Toutes ces richesses et matières étaient ensuite renvoyées à travers le Reich. Les cheveux étaient ainsi utilisés pour bourrer des coussins ou les cavités des U-boot. Mais avant de les faire sortir du camp, les soldats du commando responsable de cette basse besogne se servaient et instauraient un marché parallèle dans le camp. Cet endroit avait été surnommé le « Kanada », parce que le nom de ce pays suggérait l’opulence, une sorte d’eldorado… » C’est clair, le Canada, c’est pas mal comme destination. Moïse, notre ancien voisin camerounais, en savait quelque chose. On l’a eu quelquefois en visio, après son départ avec sa femme et leurs trois enfants, bien avant la pandémie. C’était lui qui appelait régulièrement, pour raconter leur bonheur à avoir trouvé un pays où il lui avait été possible de décrocher un job en à peine un mois et où ils s’intégraient parfaitement. Quand tout a basculé, on a encore eu quelques échanges, c’est nous qui leur donnions des nouvelles, puis plus rien. On s’est demandé s’ils avaient été décimés par la maladie ou si, au contraire, le fait qu’ils soient passés à travers les mailles du filet les avait gênés par rapport à nous. Ils n’ont peut-être pas voulu nous faire sentir qu’ils étaient devenus étrangers à notre tragédie.

Je suis entré dans le bâtiment et me suis mis en mode vision rapprochée, pour capter les détails. Impressionnants, les tas de vieilleries de chaque côté de l’allée centrale. Les poutres aussi, au plafond, très stylées. Il faudra que je m’en souvienne pour la grange de ma ferme, dans ma session Minecraft, je dois avoir un matériau « bois vermoulu » dans les options.

Le cours de philosophie-citoyenneté-éthique, ça n’a jamais été ma passion du temps de M. Delrée. Pendant un trimestre, il nous a assommés avec des travaux écrits à rendre (« 500 mots », « 1 000 mots »), des espèces de dissertations où il fallait blablater sur des valeurs comme l’amitié, la famille. Quand on a vécu deux ans sans voir un seul copain en chair et en os, dans un appartement de cinquante mètres carrés avec juste une mère veuve et une sœur hystérique, ce n’est pas le genre de sujets qui inspirent.

Le virus a tout réglé, il suffit d’attendre parfois. Une certaine Mme Bertholomé a repris le cours en ligne, et une autre dynamique s’est installée. Elle nous a envoyé plein de capsules variées, organisé des classes virtuelles où on pouvait débattre en live avec elle. Surtout, finis les travaux écrits. Elle a demandé que, chaque vendredi, on lui adresse une vidéo avec notre réaction au document ou aux questions qu’elle nous pose. J’avais déjà bien aimé de réfléchir à la colonisation belge en relevant tous les stéréotypes racistes dans le discours de ce fils de pute de Roi Léopold. Civilisateur, mon cul, oui. Un roi qui coupe des mains, on lui coupe la tête. Il y avait aussi un reportage terrible sur la répression des Gilets Jaunes, qui s’étaient rassemblés en « Ligue des Yeux CRevés et des AMochés ». Le Président avait été impitoyable. Heureusement que nous, on vit en démocratie. Mais je crois bien que ce qui m’a le plus plu jusqu’à présent, c’est cette visite virtuelle d’Auschwitz. Même notre prof d’histoire n’y avait pas pensé. De toute façon, la guerre mondiale, ce n’est pas sa période préférée. Il est resté bloqué sur l’âge de pierre et on a bouffé toute l’année les séquences interactives de tous les préhistosites et archéoforums de la région wallonne.

Le commentaire de la visite s’est arrêté et j’ai perçu les cris et les sanglots violents de ma sœur. Pas le courage d’aller essayer de la consoler, l’hypocrite. La plupart du temps, quand on avait Mamy dix minutes sur FFI’s, Madame faisait des bisous de loin et criait qu’elle était occupée avec ses « trois millions contacts à gérer » ou avec « Chouchounet Lucas » ou bien une crise super importante à régler avec une de ses potesses qui pétait un switch parce qu’elle n’avait plus de news depuis des heures… Et là, tout à coup, elle refusait de perdre sa Mamy adorée d’amour.

La question de Madame Bertholomé est simple : « Qu’est-ce qui vous a le plus ému, bouleversé, touché, durant votre visite d’Auschwitz ? » Je passe en selfcamera et mon visage apparaît devant moi, en miroir. Je me passe la main dans les cheveux et j’enregistre. « Bonjour Madame Bertholomé. J’espère que vous allez bien. J’ai vraiment été impressionné par la plateforme « Remember duty – Auschwitz » que vous nous avez demandé d’explorer. Je ne connaissais pas les concepteurs, mais je vais suivre les autres projets qu’ils développent. La carte des trains qui viennent de toute l’Europe et qui convergent vers le camp est bluffante, et les tableaux de comptage des victimes aussi. J’ai cru halluciner. C’est horrible, ce qui s’est passé là. J’ai regardé toutes les reconstitutions, parfois plusieurs fois, même les plus trashs. Les cadavres en tas, la panique des gens, les fours qui fonctionnent jour et nuit… Le Canada aussi, c’est fort. Vous nous demandez ce qui nous a touchés… Moi, personnellement, c’est dur à dire. Tout, en fait. Comment est-ce qu’on peut en arriver là ? Pourquoi est-ce que ce sont toujours les innocents qui paient pour les autres ? C’est comme avec les vidéos que vous nous aviez fait voir sur les « sceptiques du climat » ou les types qui torturent le veau dans un abattoir. C’est des nazis aussi, ces gens-là. Il ne faut plus jamais ça, en tout cas, c’est clair. Je vous envoie cette vidéo avec un peu d’avance, parce que demain, vers 17 heures, je devrai peut-être me connecter pour la cérémonie d’adieu à ma grand-mère. Merci et à samedi pour la prochaine activité ».

Ça devrait être suffisant. J’avais fait plus court sur les conditions de travail des livreurs à trottinettes « Tèkeuwè » et j’avais reçu 19/20. Cliquer. Envoyer. Alice a l’air de s’être calmée. Je l’entends dans le couloir, « Chouchounet, ma Mamy d’amour est morte, attends, il y a des coupures… » Une bonne odeur d’oignons frits commence à flotter dans l’appartement, c’est bien que Maman s’occupe. Je remets mon casque. Je reste quelques secondes devant la barre vide du moteur de recherche et je tape « Canada + visite virtuelle ».

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