Alejandro ouvrit la portière de l’automobile et s’installa derrière le volant. Il soupira et se pencha sur le siège voisin pour déverrouiller la portière de droite. Tout en débloquant le bouton de sécurité avec les doigts, il aperçut, à travers la vitre, la blouse fripée, enfilée en vitesse et glissée n’importe comment dans la jupe.
Elle ouvrit et s’assit à côté de lui.
Aucun des deux ne dit mot.
Il pleuvait. Il n’avait cessé de pleuvoir toute la nuit. Cependant, la pluie ne tombait pas dru ; elle était douce, légère, presque imperceptible.
— Écoute…, dit Alejandro.
Elle détourna la tête en fermant les yeux. Sa lèvre inférieure trembla un court instant.
Il la regarda sans savoir que faire. Il songea à lui caresser les cheveux, à passer un doigt sur sa joue, à lui dire quelque chose, mais il se retint. Il regarda par la vitre et contempla la lumière des réverbères et l’ombre des arbres sur le trottoir. Il l’observa à nouveau et pensa qu’il valait mieux se taire.
Il introduisit donc la clé dans le contact et mit le moteur en marche. Il attendit quelques secondes, poussant les gaz à plusieurs reprises pour chauffer le véhicule, et enclencha la marche arrière. Il recula, en s’aidant du rétroviseur, et libéra l’emplacement situé devant l’immeuble où il vivait, abandonnant un rectangle sec sur la chaussée. L’auto tourna en marche arrière sur l’asphalte. Alejandro redressa le volant, passa en première et prit la Carrera Novena en direction du nord.
Au bout de quelques minutes, elle ajusta son soutien-gorge et arrangea un peu ses cheveux avec les doigts. Elle regardait devant elle, comme si elle était concentrée sur la pluie.
— Veux-tu que je te dépose chez toi ? demanda Alejandro.
Elle ne répondit pas.
— Ou préfères-tu que nous prenions un verre quelque part ?
Il ne voyait que son profil immobile et ses cheveux retombant en désordre sur les épaules.
— J’aimerais boire un café, ajouta-t-il. Ça te dit, un café ?
Elle resta silencieuse, puis répondit après un moment :
— Ça m’est égal.
— Écoute…
Elle l’interrompit :
— Restons-en là.
Ils traversèrent quelques carrefours en silence.
Alejandro décida de l’emmener dans un établissement situé au coin de la rue 82. Ils gagnèrent l’endroit et se rangèrent. Elle descendit du véhicule comme un automate. Lui ferma les portières à clé et la suivit en direction du café. À l’entrée, ils croisèrent une connaissance qui interrogea Alejandro sur la première de sa pièce de théâtre. Ils poursuivirent leur progression. Heureusement, il n’y avait pas grand monde dans le local. Ils s’assirent à une table de coin, éclairée par une minuscule bougie. Une serveuse s’approcha, et Alejandro commanda deux cappuccinos. Ils se turent jusqu’à ce que la jeune fille amène les boissons fumantes, et il la remercia.
Ils burent en silence.
Alejandro fixa subitement son attention sur un morceau de sucre resté sur son petit plateau. Il prit le carré, écarta la mousse avec la cuillère et le trempa pensivement dans le café. Il ne le lâcha pas, ne le plongea complètement ; il en mouilla seulement la pointe, en regardant la blancheur du sucre virer au marron. Il observa le morceau de sucre avec intérêt, comme s’il l’associait à quelque chose de plus profond. Petit à petit, le carré s’imbiba. Il sentit le sucre fondre entre ses doigts. Elle leva les yeux et sembla émerger d’un état second. Elle attendit la prochaine apparition de la vision. Elle voulut l’empêcher.
— Que penses-tu ? demanda-t-elle.
Alejandro la regarda et comprit le sens exact de la question, son sens destructeur. Il ne répondit pas et baissa à nouveau les yeux sur le morceau de sucre, en se concentrant sur lui de toutes ses forces, essayant de conserver l’image du cube en décomposition qui avait commencé à se former dans son esprit mais qui lui échappait maintenant du bout des doigts. Elle ne s’avoua pas vaincue et revint à la charge avec une innocence feinte.
— Dis-moi, insista-t-elle, à quoi penses-tu ?
Il n’en pouvait plus. Il l’observa, et vit aussitôt que le sucre avait disparu : il ne lui restait qu’un peu de matière collante entre les doigts. Il se frotta la main avec la serviette en papier et, tandis qu’elle le regardait en souriant, il répondit avec tristesse :
— À toi.
[nouvelle extraite du recueil Las ventanas y las voces, Ediciones B, Barcelone, 1998, traduction française de Luce Wilquin]