Épilogue inédit d’Hémisphère Nord

Patrick Roegiers,

Hémisphère Nord, dans sa conception initiale, devait s’achever par un épilogue faisant le point actuel sur l’œuvre d’Ulrich et sur sa personne. Il y était révélé qu’il était atteint de la maladie de Friedreich, quasi-anagramme du peintre qui me servit de modèle évident et me fournit le cadre de son époque. Ce mal réel, purement fictionnel dans le cas de mon héros, influence gravement sa création, occasionne l’analyse (coupable) qu’en fait Haedrich et détermine la folie décrite dans la dernière partie. Le manuscrit ayant été accepté avec enthousiasme par Denis Roche, je coupai de bon gré, à sa demande, en moins de huit jours, quelque 170 pages du manuscrit originel qui en comptait 570 (sur 400 publiées). L’épilogue passa à l’as après concertation avec Denis, ce dont témoigne la note ci-jointe, et est publié ici in extenso, tel que je l’avais écrit, et tel qu’en fin de compte, hormis par l’auteur et l’éditeur, il n’a jamais été lu.

Épilogue

Ce qui n’est jamais et nulle part

arrivé, cela seul ne vieillit

jamais. Schiller

Le corps d’Ulrich fut trouvé intact, en parfait état, enfoui dans une couche de neige durcie par le gel, enveloppé dans son unique manteau. À la fois discrédité et méconnu de son vivant, nul ne le connaissait déjà plus à l’instant où eurent lieu les faits évoqués ci-dessus et les diverses péripéties, expériences, avatars, étapes, coups de théâtre, dénouements, issues tragicomiques ou dramatiques, qui ont permis point par point, mot à mot, ligne après ligne, page après page, d’âge en âge, presque à la minute près, de semaine en semaine, en tenant compte des heures du jour, des jours du mois, et des mois de l’année, d’élaborer d’un bout à l’autre, avec scrupule et véracité, le plan et l’ordre de l’existence d’un homme et, en suivant le fil, de restituer le tracé labyrinthique et anastomosé de sa vie, le mettant, par une suite inflexible et logique de circonstances, d’aventures et d’actions, non modifiables, tous reliés les uns aux autres, au contact d’une floraison de personnages qui non seulement le croisèrent, mais infléchirent son parcours, et dont nous laissons aux spécialistes, historiographes, hagiographes, zoïles ou exégètes le soin de percer à jour l’identité vraie, des protagonistes comme celle du héros, emporté par la houle du temps et la cascade des épisodes qui s’enchaînent les uns aux autres, selon les lois d’une chronologie strictement agencée et datée, par laquelle s’accomplit non sans heurts le cycle inexorable de la destinée.

Après sa disparition, l’œuvre d’Ulrich sombra dans l’oubli, malgré l’effort de Gombrich, son ancien compagnon d’étude à Copenhague, l’un des seuls survivants de cette époque, qui se fit une réputation de peintre animalier comme Snyders, Ridinger, Stubbs ou Benjamin Marshall (1767-1835), publia un ouvrage érudit sur « L’anatomie du bidet » et périt peu de temps après sa parution d’une malencontreuse chute de cheval, dans les faubourgs de Magdeburg, réputée pour sa lande (Borde) et pour l’expérience réalisée en 1654 par Otto von Guericke, qui en fut le bourgmestre durant trente ans, sur l’accolement des deux hémisphères. La mort d’Ulrich, qui avait toujours envisagé la reconnaissance et le succès comme de perverses habitudes, se tenait à l’écart des admirations et des rivalités, n’avait jamais aspiré aux cimes de l’art et du succès, ni été en Italie, contrairement à tant de confrères, ne caressait pas l’espoir de peindre pour les générations à venir ni ne veillait à s’entourer d’un cercle d’élèves qu’il aurait pu instruire et diriger, mais qui ne redoutait ni la critique ni l’incompréhension, acceptait de s’exposer également à l’éloge ou au blâme, ne fut pas perçue par ses contemporains ni par ses collègues artistes comme une perte irréparable et les ultimes peintures restées en sa possession s’écoulèrent à des prix risiblement bas, quand elles trouvèrent acquéreurs, car il signait rarement, ce qui fait que ses toiles furent souvent dotées de fausses attributions.

Ce qui subsistait de ses tableaux disparut en fumée dans un incendie de la galerie des Maîtres nouveaux (Galerie Neur Meisters), à Dresde, pour des raisons qui ne furent jamais éclaircies, et ce fut comme si son œuvre n’avait en fait jamais existé. Tout en ayant un certain ascendant sur les peintres dominants de son temps, Ulrich n’avait jamais été tout à fait assimilé par eux et son talent considérable demeurait, dans une certaine mesure, incompris. Soucieux de faire du paysage un art autonome, alors qu’il était le plus souvent perçu comme un genre mineur et intéressait peu, il en bannissait à la fois le rendu topographique et le pittoresque ne sacrifiait pas à la célébration des sites de fantaisie idéalisée ou idyllique ni à une interprétation lyrique ou visionnaire, brossée avec une imagination enfiévrée, typique des dernières années. Honoré plus tard comme un éminent artiste du Nord, grâce à des reproductions, il ne laissait aucun nom après lui et n’était connu que par son seul prénom, comme seuls sont glorifiés par leur prénom ou patronyme les illustres génies : Titien, Raphaël ou Michel-Ange. Mais son nom véritable n’est pas cité dans les annales, histoires et dictionnaires de la peinture, il n’eut guère d’influence sur les artistes allemands de la seconde moitié du XIXe et du XXe siècle, et nul élève certifié, si bien que l’on peut estimer sans erreur, au sens propre, qu’il voua sa vie à une œuvre littéralement sans lendemain, et que l’on peut en fin de compte se demander s’il a même un jour existé, ce qui laisse aux lecteurs le choix de leur conclusion, peut-être à la lumière de cette citation de Ludwig Tieck : « Tout ce qui nous entoure n’est vrai que jusqu’à un certain point ».

*

Il peut être bon de préciser toutefois qu’extirpé de sa gangue de glace, le corps d’Ulrich, dont la position raidie tranchait avec l’inclinaison de la tête, fut emmené pour une étude phrénologique, mesure des os du crâne, à l’aide d’un craniomètre – compas d’épaisseur —, clivé par incision d’une oreille à l’autre, écalé telle une noix, la boîte osseuse étant fendue en deux au moyen d’une scie souple et d’un trépan, et soulevée avec un ciseau et un maillet afin d’établir une cartographie des replis, sillons, saillies et anfractuosités du cerveau, siège de l’intelligence et de l’imagination, organe intellectuel par essence. L’examen de la substance corticale révéla une asymétrie superficielle des hémisphères cérébraux, moitiés latérales et symétriques du cervelet, situé de part et d’autre du vermis, dont le relief et les aspérités de la voûte crânienne sont une projection. Par une dissection délicate opérée entre l’apophyse basilaire de l’os occipital et les temporaux, en laissant un intervalle de la taille d’une dent, l’analyse des diverses régions de l’écorce cérébrale et l’écartement des gros canaux veineux, rivés contre l’os du crâne, enveloppés par la dure-mère et agréant un grand nombre de veines, l’hémisphère gauche, qui pesait 780 grammes, et assure le langage et la motricité du côté droit du corps, alors que le droit en pesait 770, soit un total de 1 550 grammes, alors qu’un cerveau normal n’en pèse que 1100, s’avéra non seulement d’une configuration plus simple, mais les circonvolutions apparurent aussi moins développées.

Bien des années plus tard, l’expertise de la masse encéphalique décela qu’il n’y avait pas plus de dépressions sinueuses ou de scissures que dans un cerveau normal, mais une hémisection de la moelle ainsi que l’analyse du liquide cérébro-spinal confirma une affection des lobes ou ventricules, gonflés du liquide céphalorachidien (environ 150 cm3), entre l’arachnoïde et la pie-mère, que prolongent les toiles choroïdiennes, instaurant l’instabilité de la station, l’inaffectivité et des troubles ou désordres mentaux. La matière cérébrale, arborée selon plusieurs angles de coupe, attesta qu’il y avait eu au sein de la lésion une hémorragie sudorale et que celle-ci transperçait tout l’encéphale pour se fixer dans la glande pinéale, logée presque au centre du cerveau et de l’axe horizontal des yeux, communément appelée le siège de l’âme. Le corps calleux, portion qui relie les deux hémisphères, à la manière d’une voûte jetée au-dessous de la faux du cerveau, ou repli des méninges, et que l’on croyait autrefois la base de l’imagination, avait été touché, ainsi que les nerfs des racines postérieures et antérieures de la moelle épinière, qui ont des fonctions opposées, sensorielles et motrices. Comme l’indique la ligne qui sépare le lobe frontal du lobe pariétal et les lamelles cérébelleuses, il y avait eu lésion de la substance grise (cellules), en forme de virgules adossées, qui reçoit les sensations perçues par la peau dans les articulations et les viscères, et blanche (fibres nerveuses), occasionnant des troubles des deux pans du corps, alors que les faisceaux postérieurs étaient légèrement tuméfiés, et que l’os occipital alvéolé était tout à fait normal. Tenant compte de la disposition des nerfs à travers les méninges, les mesures dendrochronologiques permettent donc d’émettre aujourd’hui l’hypothèse selon laquelle Ulrich avait été atteint dès son plus jeune âge, de la maladie de Friedreich, affection chronique, sans doute d’origine génétique, à l’aggravation lente, qui démarre dans la seconde enfance, ou l’adolescence, évolue, en général, pendant des années, entraînant des désordres divers (yeux, vertiges, névrose), et classée parmi les hérédodégénérescences spino-cérébelleuses.

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