La recette irlandaise

Guy Vaes,

Le troisième millénaire est un texte. De même, prophétisés ou ébauchés par l’impatience fabulatrice, les siècles qui lui succéderont. Et pas seulement un texte, mais aussi une période de l’histoire relevant de l’imagerie. Quand j’étais écolier, état que je jugeais traumatisant, l’an 2000 était synonyme de futur. C’était le seuil à franchir pour atteindre ce temps-là que ne restreint aucune limite chronologique. Y crépitaient les escarmouches de Flash Gordon et des milices de l’empereur Ming ; y menaçaient de leurs faisceaux annihilateurs, mis au point par H. G. Wells, les envahisseurs venus de la planète rouge ; vous y relançaient les évadés de l’an 4000 du négligé Jacques Spitz ; vous incitaient à des rêveries éclatées les illustrateurs de Jules Verne, et Jules Verne lui-même qui vous bouclait dans un cocon de métal destiné à notre satellite. Mais le plus déconcertant voyageur de l’espace, n’était-ce point, se déplaçant grâce à son corps astral, ce terrestre conquérant de Mars dont le père, Edgar Rice Burroughs, avait également Tarzan pour rejeton ? Rappelons qu’en ces années 30, alors que le nazisme lézardait l’Europe, le fabricant de jouets Märklin lançait les vaisseaux spatiaux de Buck Rogers, accroissant ainsi notre imaginaire spatial. Donc, excepté le texte, l’image et l’objet – rien, si ce n’est l’horizon tout proche de notre aujourd’hui.

Entre le déploiement du champignon atomique et le drame du Kosovo, l’implantation de colonies terriennes sur Mars, entreprise par Ray Bradbury dès 1946, s’était certainement poursuivie. En effet, d’autres versions de ces migrations cosmiques ne nous parvinrent-elles pas, alors même que sévissait la guerre froide, qu’on passait au napalm le Vietnam et que se désagrégeait l’URSS ? Elles furent orchestrées, ces migrations, par Kim Stanley Robinson, Arthur C. Clarke, Ian MacDonald, Stanislas Lem, Stanley Kubrick, et la délicieuse Mary Doria Russell, auteur du Moineau de Dieu, qui expédia une délégation de la Compagnie de Jésus sur une planète récemment découverte, et où l’un de ses membres dut se prostituer dans un bordel. De cette agglutination de futurs dont je ne puis que transmettre un pitoyable abrégé, l’un d’entre eux a de solides racines dans ce que nos sociétés ont de déjà ruiné, pollué à mort. Sous la bannière « L’Apocalypse est pour demain » (c’est-à-dire : tout à l’heure), le romancier J.G. Ballard (Mythes d’un proche futur), les cinéastes George Miller (Mad Max) et John Boorman (Zardoz) nous ont décrit la survie (ou le semblant de survie) des techniques au sein d’une humanité retournée, suite à un désastre nucléaire, à la barbarie.

Ainsi, avant que ne s’achève le XXe siècle, a-t-on inséré une tranche de quotidien tchernobylesque dans les franges de l’an 2000. Ce sont là des élancements de l’avenir qui font office de glas. L’inconnu est d’ailleurs presque toujours synonyme de danger.

Et puisque c’est ainsi, ont dû se dire les architectes de SITE, cette firme new-yorkaise qui, depuis 1970, construit des habitations, des parcs de voitures et des supermarchés en partie ravagés par un conflit nucléaire, pourquoi ne pas s’habituer dès aujourd’hui à vivre dans un paysage de catastrophe ? Et même à lui trouver un certain charme ? Ceci dit, il m’arrive, comme tout le monde, de m’interroger mollement au sujet du troisième millénaire – et de ce qui peut en découler. Et ces questions, celles d’un homme que n’intéresse pas l’avenir historique, qui l’éprouve comme un ennemi de ce que le présent peut avoir de délectable, ne témoignent que fort peu, j’en suis convaincu, de mon imaginaire. Celui-ci ne se dévoilerait à la rigueur que dans l’écriture d’un récit que j’aurai garde d’entreprendre. Utopie ou science-fiction. Peut-être révélerait-il ce qui me harcèle au présent, et, pour peu que s’en dégagerait une intensité, il obligerait l’observateur à descendre dans mon passé. Là, embusqué comme un nyctalope, se profilerait un « avenir » encore embryonnaire.

Soit, me dira-t-on, pas de fantasmes ; à peine de vagues songeries ; tout juste une indifférence parfois contrariée. Reste quand même, destinés aux creux de la conversation, ces robustes lieux communs que fortifie un consensus universel et qui sans doute contiennent une part de vérité. La technique réduira créateur et utilisateur en esclavage ; la guerre, de plus en plus, deviendra un phénomène endémique, et ainsi de suite.

Je largue donc le XXIe siècle comme lui, un jour, me larguera. Néanmoins je ne puis m’empêcher de m’attarder à un avertissement. Prometteur. Celui que nous administre, sans commentaire, l’enquête de Svetlana Alexiévitch : La Supplication (Éd. Jean-Claude Lattès, 1998 ; J’ai lu, 1999). Il s’agit ici d’une tentative en vue d’approcher ce qui se dérobe à la parole. Le sentiment de ceux qui ont vécu le désastre de Tchernobyl et continuent à vivre dans la région contaminée. Le sarcophage qui enveloppe le réacteur détruit, et que l’on a monté « à distance », à l’aide de robots et d’hélicoptères, nous protégera-t-il encore longtemps des vingt tonnes de combustible nucléaire enfermé dans son ventre de plomb et de béton ? On sait aujourd’hui, mais sans pouvoir y remédier, qu’il présente des fissures, des interstices de plus en plus larges, et que « des aérosols radioactifs continuent à s’en échapper ».

Bref, si un hiver nucléaire étreindra une terre que déjà réchauffe un effet de serre, l’apocalypse qui nous attend, ressemblera à un colossal Irish Coffee.

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